«Lorsque nous serons tous coupables, ce sera la démocratie véritable.»
Albert Camus
Il a été aventurier, engagé dans l’armée américaine, maquisard, instructeur et chef anti-terroriste.Du haut de ses 88 ans, Rabah égrène les moments forts de sa vie presque naturellement, sans en rajouter ni en tirer la moindre gloriole. L’homme est comme ça, vif et spontané, un homme ordinaire qui a vécu des histoires extraordinaires, rocambolesques, pleines de rebondissements. Lorsque nous allons à sa rencontre dans sa modeste demeure reconnaissable à l’emblème national qui flotte aux quatre vents sur la terrasse, l’homme, de taille modeste, nous reçoit avec une élégante courtoisie, précisant que sa porte a toujours été ouverte à ceux qui le sollicitent.
Nous raconter sa vie heurtée, parfois tourmentée, n’est pas un simple exercice. Mais l’homme extravagant est un bon vivant et il le fait savoir. La vie, reconnaît-il, est l’ensemble des fonctions qui résistent à la mort. Et les faits historiques, même les plus humbles, ne sont-ils pas la vie ? Le commencement a lieu au milieu des années 1920 près de Sétif où est né Rabah dans une famille nombreuse menée par le patriarche Slimane. Le village Maouya, à mi-distance entre Jijel et Sétif, est niché non loin de la ville antique de Djemila, dans une zone montagneuse, aride, isolée où la pauvreté est la marque de fabrique d’une population brimée et livrée à elle-même. Peut-on raisonnablement y vivre sans laisser de plumes ?
Les grands ennemis du bonheur de l’homme sont au nombre de deux : la douleur et l’ennui. Rabah en a bien conscience, lui qui a décidé de voir ailleurs si les cieux sont plus cléments. C’est ainsi qu’exaspéré, l’esprit en haillons, à 15 ans, il fuira cette misère insupportable pour gagner Alger où il espère y mener une vie plus décente, en tous cas moins pénible. Son point de chute, à l’instar des migrants sétifiens, est à Chéraga et ses environs, où il travaille dans les vergers des colons.
Un enfant de la balle
A 17 ans, Rabah veut changer de cap en s’engageant dans l’armée américaine qui venait de débarquer à Alger. Mais il est encore mineur et il sait que sa demande sera rejetée. Rabah retourne au bled, le temps de soudoyer un agent de l’état civil qui s’arrangera pour lui ajouter une année sur son acte de naissance. Il rejoindra les GI’s à Alger en pleine Guerre Mondiale. «Ils m’ont accueilli avec enthousiasme à la gare de l’Agha ; ils nous ont transportés dans des camions au Caroubier où nous dormions sous des tentes. La vie était monotone, jusqu’au moment où l’état-major a décidé de nous envoyer à Annaba puis à Bizerte, ensuite à Sfax.» Puis, ce sera la campagne de Libye sous le joug des Italiens. Sur les 11 000 hommes, il ne restait que 4000 au débarquement d’Italie. Les autres sont morts au combat. Rabah restera quelques mois en pays transalpin en livrant quelques batailles sur le front, avant de se fixer avec son bataillon à Baden Baden. Il obtiendra le grade de caporal – en portant le treillis américain pendant 11 ans – jusqu’à la fin de l’année 1954 où il se trouvait près de Bordeaux, dans l’arrière-pays girondin.C’est là qu’il prend la décision de déserter avec armes et bagages. Il se marie avec une Française et intègre «le milieu», où il est connu sous le sobriquet de «l’Américain». Il est redouté et ses frasques sont nombreuses, mais les truands lui vouent respect et considération. «J’avais toujours une arme sur moi et je me défendais bien dans le milieu du banditisme, mais cela ne pouvait durer.»
Des amis le contactèrent pour l’intégrer dans les réseaux du FLN implanté dans l’Hexagone. Mais un jour d’été 1958, dans un bar, un type est «descendu» et Rabah s’y trouvait. Il est vite désigné comme étant l’auteur de ce crime. II réussira à s’enfuir, sa photo est affichée dans les commissariats et la presse se fait l’écho de cet attentat commis par «l’Américain». Recherché et traqué, Rabah se fera établir des papiers d’identité marocains en Espagne qu’il gagnera en prenant toutes les précautions pour ne pas être arrêté. Il séjournera quelque temps à Madrid, avant de gagner Tanger où il y restera un mois. Il prendra attache avec les éléments du MALG, puis ce sera Kenitra, Rabat, Casablanca et enfin Fès où il séjournera 3 longs mois qui finiront par exaspérer notre homme habitué à l’action alors qu’il avait l’impression d’être en villégiature. «Je suis ici pour combattre et non pour me prélasser, avais-je signifié aux responsables du FLN qui finiront par me diriger à la frontière orientale du Royaume chérifien.
«C’est à Berkane et à El Arayche que j’avais été affecté. Il n’y avait qu’un oued qui séparait les frontières entre le djebel Bensmir et le djebel Amour. Nous étions dirigés par le commandant Mohamed Allahoum un homme d’une grande valeur et d’une probité exemplaire. Dans notre groupe, il y avait des éléments de la Légion qui avaient rejoint le FLN. Mais comme ils ne pouvaient supporter les conditions sévères dans lesquelles nous vivions, ils ont fini par partir. Je les soupçonne de nous avoir livrés à l’ennemi qui nous a surpris un jour. En livrant bataille, j’ai été blessé, arrêté et emprisonné à Aïn Sefra pendant plusieurs mois. Je ne fus libéré qu’à la veille de l’indépendance.» En 1962, Rabah est hébergé chez sa sœur à Kouba, où il s’invente une autre mission, celle d’un entraînement paramilitaire destiné aux jeunes et qui connaît un engouement certain dans l’euphorie ambiante du recouvrement de l’indépendance. Son «camp», basé à Jolie Vue, ne désemplit pas et les jeunes pleins d’énergie affluent de partout.
Fort de son passé de baroudeur, Rabah se fait aussi logeur, casse les appartements vides laissés par les colons et fait le bonheur de plusieurs familles, passant outre les directives du «Nidham».Rabah se remarie avec une Algérienne, fait quelques petits boulots à droite et à gauche, repart en France pour quelques jours, avant d’intégrer la SNS alors, mastodonte de l’industrie algérienne. Lorsqu’il était machiniste dans cette entreprise, il prit la tête de la contestation et de la protestation contre les conditions de travail avec une dizaine de ses camarades, paralysant l’entreprise. A l’époque, la grève était peu envisageable dès lors que ses auteurs encouraient de lourdes conséquences.
Une vie mouvementée
Mais lorsque le ministre de tutelle sut que Rabah en était le meneur, il dut refreiner sa colère, considérant que Rabah, le patriote qui s’est tant sacrifié pour son pays, ne pouvait en aucun cas lui nuire. Les revendications exprimées furent exaucées et aucune poursuite ne fut engagée contre Rabah et ses compagnons. «Il fallait être courageux pour faire ce qu’on a fait à une époque où les foudres tombaient facilement sur tous ceux qui allaient à contre courant du pouvoir.» A la fin des années 1980, Rabah est admis à la retraite, mais cet homme qui affectionne l’action ne peut rester les bras croisés, c’est ainsi que durant la décennie noire, Rabah est garde du corps du maire de Baraki. Comme de bien entendu, ce poste l’exposait à tous les périls et sa tête est mise à prix par les «terroristes» qui sévissaient ouvertement dans cette région.«Ils sont venus le 1er janvier 1994 à minuit. Ils ont encerclé la maison. Sentant le danger imminent, mon fils me cache dans un grand fût. Ils sont rentrés dans la demeure, ont cherché partout et sont repartis bredouilles», se souvient Rabah qui dut cependant rester hébergé pendant 4 mois au sein même de la mairie. Les terroristes viendront chaque soir chez lui, dans l’espoir de le trouver, non sans créer la panique au sein de sa famille traumatisée. Rabah se résignera à partir en France. «Là-bas aussi il ne restera pas tranquille», concède Ali, son neveu. Dans les mosquées qu’il fréquentait, il ne manquait pas de fustiger les «barbus» qui venaient collecter l’argent en tenant un discours contraire aux préceptes de l’Islam, religion d’amour et de paix. Alors qu’eux appelaient à la violence et à la haine.
Justicier intrépide
A son retour de France, Rabah constate que sa famille a été transférée à Ouled Yaïch à l’entrée de Blida. Mais il la persuadera de rentrer à la maison, où un grand emblème national est hissé sur la terrasse.Rabah et ses enfants sont armés et prêts à en découdre. «Dès la tombée de la nuit, c’est un véritable climat de psychose qui s’installe. Aux alentours, des intimidations fusent en direction de la demeure : ‘‘Ya taghout on t’aura tôt ou tard’’, hurlent les assaillants», se souvient l’épouse de Rabah. «Un soir, il y a eu un accrochage, et autour de la maison, les terroristes ont été reçus à coups de fusil. Ils ont été échaudés et ne sont plus revenus. Ainsi, Rabah qui a armé tous les voisins a libéré le quartier définitivement», lance fièrement sa fille. Entre facéties et sérieux, ce presque nonagénaire est toujours en mouvement. Ils nous raconte cette histoire cocasse avec un humour exquis : «Un jour, j’ai vendu ma voiture sans régulariser les papiers avec l’acheteur ; or, le véhicule en question a été utilisé par les terroristes pour un attentat.
On a convoqué l’acheteur, et on est venu me chercher pour une garde à vue au commissariat. Après une brève discussion et sûrement après des recherches, j’ai constaté, éberlué, la libération de l’acheteur. L’inspecteur est venu me dire que j’étais citoyen américain et que peut-être même un agent du Mossad, j’en ai ri jusqu’aux larmes ! Mais les inspecteurs de police m’ont quand même accompagné jusqu’à la maison. Le lendemain, je suis parti à l’ambassade américaine, à Alger, et leur ai exprimé mon vœu d’aller en Amérique. Il n’y ont pas trouvé d’inconvénient, sauf que si j’y allaiss selon un des employés, j’encourais une peine de prison de 10 ans ! Pourquoi ? Parce que je suis toujours considéré comme déserteur de l’armée américaine, cela remonte à loin !
Mais ils n’ont pas oublié. Ils m’ont quand même refilé 300 $ !» Un itinéraire cabossé mais riche en événements. Rabah a-t-il aimé cette vie de guerrier ? Dans le feu du combat et le brouillard de la guerre, il consent toujours à dire qu’il ne regrette rien de tous ce qu’il a fait et qu’il est plutôt fier de son parcours. «Quand on n’a presque rien, on ne risque pas de tout perdre», aime-t-il à répéter, lui le petit rien du tout de Maouya qui a pratiquement traversé le siècle avec ses fureurs et ses horreurs, ses joies et ses peines, sans perdre ses plumes, avec cette sensation forte d’avoir pleinement vécu sa vie comme il l’a voulu !
Hamid Tahri – El Watan le 01.03.12
https://www.djazairess.com/fr/elwatan/361143
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