Pour « La Croix », Pascal Ausseur, directeur général de la Fondation méditerranéenne d’études stratégiques (FMES), dresse un portrait de la fragmentation planétaire et du déséquilibre des grands équilibres géopolitiques dont le bassin méditerranéen et le Moyen-Orient sont un condensé.
Les Français sont légitimement préoccupés par leur quotidien : pouvoir d’achat, insécurité, migration, cohésion sociale, environnement… Ces préoccupations, loin d’être limitées à des choix de politique intérieure, sont avant tout les conséquences de la transformation du monde. Nous sortons d’une parenthèse de trente ans d’apesanteur géopolitique qui a bercé une génération qui pensait que notre sort était lié à notre adaptation au marché, régulateur principal des interactions humaines. Aujourd’hui, les tensions gouvernent de nouveau le monde : rivalité de puissances, rapports de force, appropriation des ressources, concurrence entre les modèles de sociétés. La planète se fragmente et s’antagonise et nous devons nous réinventer si nous voulons survivre.
Le bassin méditerranéen et le Moyen-Orient sont un concentré de ce nouveau monde. La France, en première ligne, fait face aux tensions qui s’accroissent sur le flanc sud de l’Europe ; elle doit répondre aux quatre grands défis de l’époque.
Fragmentation Nord-Sud
Tout d’abord la fragmentation Nord-Sud. Deux univers y coexistent qui, contrairement aux attentes des années 1990, divergent chaque jour un peu plus en matière d’économie, de démographie, de représentation et de modèle. Les deux rives de la Méditerranée s’éloignent, les incompréhensions s’accroissent, le ressentiment augmente. La tension qui en résulte se diffuse au sein des sociétés du Sud à travers des mouvements sociaux qui suscitent un raidissement des pouvoirs en place rendus nerveux par les déstabilisations à l’œuvre en Libye, en Syrie, au Liban ou en Irak. Cette tension se matérialise également dans l’exaspération des rivalités nationalistes, comme entre la Turquie et ses voisins, ou entre l’Algérie et le Maroc. Elle est flagrante dans les relations avec l’Europe perçue à la fois avec envie, mépris et détestation.
Algérie-Maroc, le coût de la rupture
Ensuite, l’émancipation des puissances régionales. La fin du mouvement de convergence vers le modèle occidental incite les pays du Sud à rechercher un nouveau positionnement qui leur permettra de défendre leurs intérêts. Les stratégies énergétiques des monarchies du Golfe et de l’Algérie, la politique israélienne de rapprochement avec les monarchies arabes et la Russie, et bien sûr, le poids croissant de la Turquie sont des illustrations de cette tendance qui réduit d’autant l’influence des Européens.
Un espace géopolitique pour la Russie
Troisième défi : le retour du jeu des grandes puissances. L’intérêt croissant des États-Unis à l’égard de la Chine a laissé un espace géopolitique à la Russie qui s’en est saisi. Vladimir Poutine cherche à placer son pays en troisième acteur global. Il a besoin pour cela d’étendre son influence en Europe, au Proche-Orient et en Afrique. Embarqué en Ukraine dans une guerre plus complexe que prévu, il utilise le flanc sud comme un front de revers pour faire pression sur les Européens, en particulier la France. L’arme informationnelle, devenue grâce à la révolution numérique d’une efficacité redoutable, est employée à plein en Afrique, dans les pays arabes mais également au sein des sociétés européennes. La Chine et la Turquie, si elles suivent des objectifs différents, se retrouvent dans leur volonté d’affaiblir l’Europe, perçues comme des proies.
Enfin, le réchauffement climatique, les pandémies, la criminalité internationale, le terrorisme et la régulation de l’économie et de la finance mondiales devraient inciter à la coopération, aux échanges et à la prise en compte des intérêts communs. Si des partenariats et des collaborations existent, force est de constater que l’égoïsme prime et que chaque État en capacité de le faire défend prioritairement ses intérêts, voire instrumentalise ces phénomènes pour renforcer son emprise sur ses concurrents ou sa population. Ces menaces partagées sont ainsi paradoxalement des sources de confrontations.
Face à ces évolutions qui pourraient mettre en péril l’existence même de l’Union européenne et de la France, il faut cesser de s’étonner et de se focaliser sur les symptômes pour s’attaquer aux causes. Cela demande d’abord de l’intelligence et de la lucidité pour comprendre et accepter le monde tel qu’il est, si différent de celui que nous attendions. Cela nécessite également de l’imagination et du courage pour inventer et mettre en œuvre les solutions qui permettent à la fois de dissuader les agresseurs et de remédier aux déséquilibres sécuritaires, écologiques, économiques et démographiques. Cela exigera également sans doute de la générosité, car nul ne peut croire que le modèle européen pourra survivre dans l’indifférence à la misère qui l’entoure.
(1) Les rencontres stratégiques de la Méditerranée que l’Institut FMES organise à Toulon les 27 et 28 septembre 2022, en partenariat avec la Fondation pour la recherche stratégique, visent à participer à cette réflexion et à croiser les regards pour réagir aux menaces et imaginer des solutions futures.
https://www.la-croix.com/Debats/Mediterranee-concentre-recomposition-monde-2022-09-23-1201234600
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