Répétition. Photographe : Jean-Louis Fernandez
Dans cette immense prison surpeuplée, dont chaque cellule abrite une souffrance, parler de soi est comme une indécence. » C’est ainsi que commence La Question de Henri Alleg, directeur d’Alger Républicain de 1950 à 1955, date à laquelle le quotidien qui militait pour le droit à l’indépendance du peuple algérien fut interdit, contraignant Alleg à passer dans la clandestinité. Arrêté le 12 juin 1957, il sera interrogé par les parachutistes de la 10e division, à El-Biar, dans la banlieue d’Alger, durant un mois entier. Publié en 1958, par les Éditions de Minuit, ce témoignage irréfutable sur la torture pratiquée dans la sale guerre en Algérie a été considéré comme une « participation à une entreprise de démoralisation de l’armée ayant pour objet de nuire à la défense nationale ». Les exemplaires en furent saisis — tout comme les journaux qui en avaient signalé l’importance — et s’il fallut attendre 1961 pour que cesse la censure, cela n’empêcha pas sa large diffusion. Entre temps, Henri Alleg, en tant que membre du Parti communiste algérien, était inculpé d’atteinte à la sûreté extérieure de l’État et de reconstitution de ligue dissoute. Ses avocats, qui avaient permis de sortir le manuscrit après son transfert à la prison de Barberousse, furent également, accusés d’avoir « participé à une entreprise de démoralisation de l’armée ». L’histoire est connue. Henri Alleg ne s’est pas lassé de répéter : « Mon affaire est exceptionnelle par le retentissement qu’elle a eu. Elle n’est en rien unique. » Jusqu’à son décès en 2013, infatigable, il n’a jamais renoncé à la faire entendre.
Lire aussi « De la torture en Algérie », Le Monde diplomatique, août 2013.
Mais l’entendre aujourd’hui sur une scène de théâtre, portée par la voix de Stanislas Nordey, dans la mise en scène de Laurent Meininger (compagnie Forget Me Not) dans un espace collectif, lui donne une portée d’autant plus singulière que son actualité demeure vive. En septembre 2018, Emmanuel Macron a reconnu que le militant communiste Maurice Audin avait été assassiné en Algérie par des soldats français en 1957 (laissant cependant l’accès au dossier des milliers d’Algériens disparus durant la Guerre d’indépendance toujours verrouillé). Henri Alleg est l’un des derniers à l’avoir côtoyé vivant. « J’ai appris la “disparition” de mon ami Maurice Audin, arrêté vingt-quatre heures avant moi, torturé par la même équipe qui ensuite me “prit en mains”. Disparu comme le cheikh Tebessi, président de l’association des Oulamas, le docteur
Cherif Zahar, et tant d’autres. »
Stanislas Nordey, né en 1966, a découvert La Question à l’adolescence. Ce fut pour lui un événement fondateur qui détermina son engagement politique. Entre l’acteur et le metteur en scène, de la même génération, la nécessité de sa transmission s’est faite dans la complicité de l’évidence partagée. Nordey avance sur une ligne de crête. Il traverse le texte et la scène comme un funambule. Chaque ligne, chaque phrase, chaque paragraphe est proféré comme dans une mise à nu et en abîme. Dans une recherche de justesse et de retenue. Le récit d’Alleg, comme l’indique l’historien Jean Pierre Roux, « a été perçu aussitôt comme emblématique par sa brièveté même, son style nu, sa sécheresse de procès-verbal qui dénonçait nommément les tortionnaires sous des initiales qui ne trompaient personne (1) ». « L’horreur, précisait-il, est dite sur le ton des classiques ». Il faut alors ciseler les mots et les images. Sans emphase et sans démonstration. Parfois Nordey semble tituber. Vaciller dans l’espace. Il n’a pour tout décor qu’un fond de scène, une toile de chantier aux reflets métalliques qui crée un paysage imaginaire et abstrait, une toile qui vibre et danse comme pour désaimanter l’attention toute entière portée sur le comédien et offrir une respiration, une échappée.
« Des nuits entières, durant un mois, j’ai entendu hurler des hommes que l’on torturait, et leurs cris résonnent pour toujours dans ma mémoire.
J’ai vu des prisonniers jetés à coups de matraque d’un étage à l’autre et qui, hébétés par la torture et les coups, ne savaient plus que murmurer en arabe les premières paroles d’une ancienne prière. »
Les femmes n’étaient pas davantage épargnées : « De l’autre côté du mur, dans l’aile réservée aux femmes, il y a des jeunes filles dont nul n’a parlé : Djamila Bouhired, Elyette Loup, Nassima Hablal, Melika Khene, Lucie Coscas, Colette Grégoire et d’autres encore : déshabillées, frappées, insultées par des tortionnaires sadiques, elles ont subi elles aussi l’eau et l’électricité. »
Entendre La Question c’est aussi prendre la mesure du courage de Henri Alleg qui n’a rien cédé à la torture. Une des clés de cette force capable de transcender l’horreur, et de la détermination qui l’aura porté non seulement au long de cette épreuve mais pendant toute sa vie est toute entière contenue dans cet échange avec ses tortionnaires :
« — Bon ! Alors tu vas crever.— On saura comment je suis mort, lui dis-je.
— Non, personne n’en saura rien.
— Si, répondis-je encore, tout se sait toujours. »
par Marina Da Silva, 12 octobre 2021
https://blog.mondediplo.net/entendre-la-question
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