Le monde est dangereux à vivre ! Non pas tant à cause de ceux qui font le mal, mais à cause de ceux qui regardent et laissent faire.
Albert Einstein.
L’AFFAIRE DE SETIF, GUELMA.
Dans mon article du 15 août 2022, « De la guerre d’Algérie – n° 5 », consacré aux événements de Sétif, Guelma, j’ai relaté les faits, mais de manière succincte. Cet épisode particulièrement dramatique méritait un approfondissement. A ce titre, l’ouvrage de Roger Vétillard intitulé « Sétif, Guelma Mai 1945, Massacres en Algérie, Éditions de Paris », très dense, particulièrement bien documenté et suffisamment impartial, nous apporte les éléments historiques indispensables avec témoignages à l’appui loin des « visions unilatérales » habituelles, d’un côté, comme de l’autre.
9 ans d’enquête, (archives algériennes et françaises) témoins civils musulmans et européens, et militaires, etc. Roger Vétillard insiste sur le « contexte politique, économique, national, international et religieux ». Grâce à ces témoignages, une lecture plus fouillée pourra être entreprise.
NB : Tous les extraits du livre de M. Vétillard, cités dans mon article sont mis entre guillemets ou en italique. Avec reports Notes de Bas de pages, pour les références bibliographiques, documentaires notées par M. Vétillard dans son ouvrage.
Le soulèvement.
En 1945, Sétif est une ville à majorité musulmane, de 40 000 habitants, dont 8500 Européens. Capitale des Hauts-plateaux de l’Est algérien, elle est située à 125 kilomètres à l’ouest de Constantine.
Le mardi 8 mai 1945, une manifestation célébrant la fin de la seconde guerre mondiale est organisée. Il est 15 heures. Les cloches de l’église de Sétif sonnent à toutes volées en l’honneur de cet événement.
16 h 30 : « Une manifestation spontanée de joie… réunit les jeunes, et les vieux, les femmes et les enfants, les hommes qui sont encore là et qui se prennent par le bras et chantent à tue-tête en criant leur admiration pour les grands chefs des alliés ». 1
Un bal dans la soirée est prévu, et à 19 heures, un Te Deum dans l’église Ste-Monique, un office protestant et des prières à la synagogue.
Tout Sétif pavoise. Les maisons, les immeubles et les bâtiments hissent les drapeaux tricolores. « C’est un grand jour… Les populations ont payé un lourd tribut à ce conflit. L’armée d’Afrique s’est couverte de gloire en Provence, en Italie, en Sicile, en Corse, jusqu’en Alsace et sur les bords du Danube ».
Les terrasses des cafés sont pleines. Les jeunes (collégiens, lycéens), se pressent en direction du monument aux morts pour assister à la cérémonie.
Pendant ce temps, se prépare un autre cortège. Celui des « indépendantistes ». On apprend par deux témoins que vers 7 heures, tôt le matin, « un Européen a été tué ». De nombreux autres indices concordants confirment cette information.
Il y a deux cortèges.
1/ partant de la Porte de Biskra avec des manifestants armés, militants du PPA qui « veulent en découdre »,
2/ Un autre, organisé par l’AML (Armée du Manifeste de la Liberté), aux mains du PPA.
Extrait :2
« Des milliers de manifestants se regroupent près de la mosquée. De la rue des Etats-Unis jusqu’au « parc à fourrage » débordant largement sur la route de Bougie Nord-Est de Sétif et du domicile de Ferhat Abbas, ils affluent de tous les quartiers de la ville et de toutes les campagnes environnantes, le mardi est jour de marché à Sétif, c’est-à-dire que tous les fellahs des environs ont l’habitude de venir vers la grande ville de la région. Ils sont plusieurs milliers. Le rassemblement est sonné au clairon par le dénommé Sabri Beghir Embarek du PPA devant la « medersa » El Feth3. Les manifestants se dirigent vers la rue des Etats-Unis devant la mosquée sous les ordres de Bella Belkacem dit Hadj Slimane, Bella et de Ben Touami Aïssa ».
« Les organisateurs de ce défilé sont Abdelkader Yalla, Lakdar Tarabit, Louamen dit Baayou, Bouguessa Askouri, Gharzouli, Rabat Harbouche, Saïd Saadna, Miloud Begag, Saadi Bouras, Benaltia ».
Le 7 mai, ces représentants ont sollicité des autorité l’autorisation de former un défilé séparé, pour « ne pas se mêler au défilé officiel ». Le Sous-Préfet donne son accord, à la condition que la manifestation soit pacifique et « ne prenne aucun caractère politique »... « Le commissaire Olivieri négocie avec les scouts Kechafat et Ayat et ceux des AML ».
Il émet ses conditions : aucun drapeau autre que le drapeau français ne doit être déployé, aucun slogan anti-français et les manifestants, non armés. Le chef scout El Hayat rassure Olivieri, il fera respecter ces consignes. Le rapport Tubert (page 9 et 10), à ce sujet est formel, les déclarations du sous-préfet Butterlin, du commissaire Valère confirment l’autorisation donnée avec les conditions émises : « qu’elle ne revête pas un caractère politique ».
Les témoignages du commissaire Olivieri précisent que Yalla Abdelkader (responsable du groupe scout) l’a accompagné à la Sous-Préfecture, a réitéré devant le sous-préfet ses engagements et invoqué les raisons de la manifestation : « remercier Allah d’avoir mis fin à la guerre et de nous avoir donné la victoire, ensuite nous irons déposer une gerbe au monument aux morts », assure Yalla Abdelkader. Il demande aussi la permission d’un défilé des « seuls scouts », et en troupe, comme le confirme le rapport de l’Administration préfectorale du 18 mai 1945, et le rapport du Général Henri Martin.
Autre détail qui a son importance, « La mosquée choisie (par les organisateurs de la manifestation), était la plus éloignée du monument aux morts. Elle permettait au défilé de passer au centre ville européen pour s’y rendre ».
De son côté, Ferhat Abbas demande aux sections de l’AML de ne manifester qu’avec des autorisations officielles.
Les autorisations sont accordées, mais on ignore à qui, véritablement. « Le sous-préfet ne le savait pas et fut incapable de le dire… Il pensait que c’était un responsable des AML, il ne lui a pas demandé son identité. Il n’a pas exigé une demande écrite comme le prévoient l’usage et la loi. Le maire de la ville est laissé dans l’ignorance de cette démarche insolite, en revanche, le préfet de Constantine est mis au courant. Il est d’accord pour permettre la manifestation ». (Comme en témoignera plus tard Ferhat Abbas, dans son ouvrage : « La nuit coloniale » - Page 154, Julliard, Paris – 1962).
Le 7 mai, des agitateurs ont sillonné les douars et rameuté les populations musulmanes, surtout les « hommes valides », en vue d'une participation massive aux défilés avec ce mot d’ordre : « L’heure du combat est arrivé, que le djihad va être déclaré, et que les absents seront repérés ».4
La police est inquiète, l’information circule et se confirme qu’un Européen a bien été tué aux portes de Biskra. (marché aux bestiaux).
7 h 30 – On lui signale un rassemblement devant la mosquée « important et très nerveux ».
40 agents de police (pour la plupart Musulmans) sont réunis au commissariat central – avec des patrouilles dans la ville).
20 gendarmes « sont tenus en réserve et le commandant d’armes est prévenu ». Selon M. Ranouad Ainat-Tabet dans son ouvrage : « 8 mai 1945, en Alégrie- P. 49 – OPU, Alger – 1987 ».
Les responsables du groupe scout sont convoqués à la sous-préfecture à 8 h 30. Il leur est signifié par le sous-préfet qu’en cas d’incident ils seraient tenus pour responsables.
Le service d’ordre de Sétif est plutôt réduit, 40 gendarmes, 20 gendarmes mobiles.
Les militants du PPA du service d’ordre chargés "d'encadrer » les manifestants « sous la surveillance des commissaires » Tort et Valère, leur demandent de déposer armes, bâtons, matraques, couteaux, mais ils ne les fouillaient pas et ils savaient parfaitement que cet ordre apparaîtrait incongru aux paysans qui ne se séparaient jamais de leur « debous » (le debous est un gourdin).
Deux témoignages concordants : « Mr El Hadj Chalabi, ctié par divers auteurs, affirma que son père, militant du PPA, lui a dit qu’à la sortie de la mosquée, tout homme armé devait se dessaisir de son arme... ».5
Par ailleurs, M. Harbi dans son ouvrage, « insinue que certains responsables avaient conseillé aux manifestants d’être armés ».
L’émeute.
8 h 30. Le cortège s’ébranle, avec en tête, 250 scouts par rangs de 8, « ...en tenue, foulard vert et blanc autour du cou entonnent des chants nationalistes et avancent lentement et à pas cadencés. Saal Bouzid, désigné par tirage au sort parmi ses camarades, porte leur emblème, symbole de l’indépendance. Ils défilent en chantant « Min Djibalina, « Maoutini », « fidaou el Djezaïr roubi wa mali »6
Les manifestants potent des burnous, malgré la chaleur. Y cachent-ils des armes ? C’est la question que se posent les autorités. Derrière le groupe de tête, les porteurs de gerbe et de « drapeaux français, anglais, américains et russes ».
Selon des sources variables, on compte entre 5000 et 20 000 participants. La police parle plutôt de 8000. Le Commissaire Bergé parlera, un an plus tard, de 4000 manifestants.
Le parcours.
Ils prennent tout de suite la direction du Centre-ville « distant de plus d’un kilomètre de la rue d’Angleterre, la route de Bougie, l’avenue du 18 Juin, la rue du 3eme zouave, l’avenue Albert 1er, la rue Benbadis, l’avenue Jean-Jaurès ».
Un autre groupe, - quelques centaines de participants seulement – débouche de la Porte de Biskra en passant par le Boulevard du Maréchal Leclerc.
Ce cortège est le plus menaçant.
Les deux groupes font jonction devant le lycée Albertini. On remarque aussi que ce cortège est très discipliné. Ils marchent lentement « ce n’est pas la bousculade du 1er Mai », selon Claude Schurer, témoin depuis son balcon, des deux manifestations.
Les manifestants veulent impressionner et montrer leur force aux Européens, puisqu’ils empruntent un parcours et des détours par les quartiers européens, « pour rejoindre le monument aux morts qui n’est distant de la Porte de Biskra que de quelques centaines de mètres ».
L’inertie des forces de police.
La police ne détourne pas le cortège vers les boulevards extérieurs de Sétif, ce qui aurait raccourci considérablement l’accès au monument aux morts.
« L’avenue Clemenceau large de 18 mètres est entièrement occupée par des hommes qui portent des cannes, des bâtons, des debous dont certains sont hérissés de lames de rasoir ».
Les pancartes.
On peut y lire les slogans comme « Vive l’Algérie libre et indépendante », « Vive la Charte de l’Atlantique », « A bas le colonialisme », « Vivent les Nations Unies », « A bas la France », « Libérez Messali », « Nous voulons être vos égaux », « Mort à la colonisation », « L’Algérie est à nous » !7
Un autre drapeau flotte, mais celui-là, inédit (il est vert et blanc, avec un croissant et une étoile rouge dessus, « mais également une main surmontée d’une phrase en Arabe : Allah Ahkbar » ! C’est le drapeau de l’indépendance et du « djihad ». « Ce drapeau aurait été confectionné par un tailleur nommé Doumi Tayeb. ».
Ils suivent en cela, le mot d’ordre du Cheick libanais Chekib Arslan qui, depuis Genève, lance à l’intention des Musulmans de Syrie, du Liban et d’Afrique du Nord, un appel au « djihad » contre la France.
Il est clair que les manifestants n’ont pas respecté leurs engagements envers les autorités, en brandissant des pancartes politisées et en criant des slogans hostiles à la France. Comme l’on pouvait s’y attendre, le commissaire Olivieri reçoit, du sous-préfet, l’ordre de stopper les cortèges. Les commissaires Tort, Valère, les inspecteurs Haas et Pons déploient un barrage, placent 4 policiers armés, pendant que 4 inspecteurs en civil stationnent dans une voiture à hauteur du carrefour, avenue Clemenceau et rue St-Augustin.
.../.
par
lundi 29 août 2022
https://www.agoravox.fr/tribune-libre/article/de-la-guerre-d-algerie-no-6-243514
.
Les commentaires récents