Idéologue prolifique, travailleur acharné, rassembleur charismatique, Mehdi Ben Barka ne pouvait pas disparaître si facilement. En tout cas pas dans les consciences de générations de militants. La mort de l’opposant marocain ne pouvait pas effacer la vie d’une figure de proue, et sans tache, du mouvement anti-impérialiste, victime de l’un des crimes politiques les plus marquants du XXe siècle.
L’homme enlevé à Paris le 29 octobre 1965, celui que le pouvoir colonial français qualifiait de « redoutable agitateur », continue, aujourd’hui encore, de peser sur l’échiquier politique du royaume chérifien. Seule force d’opposition jusqu’au milieu des années 1980, la gauche marocaine a longtemps été divisée entre les tenants d’une « révolution démocratique » et ceux de l’« option révolutionnaire ». La mémoire de Ben Barka dessinait un trait d’union entre ces deux tendances, mais fit aussi l’objet d’une querelle d’appropriation. L’accueil des membres de sa famille ou de leur avocat Maurice Butin, les messages de son fils Bachir, tout cela constitue toujours un enjeu symbolique pour les socialistes marocains qui se définissent comme les « ayants droit » de l’héritage politique et intellectuel de celui qui fut l’interlocuteur de Gamal Abdel Nasser, Mao Zedong, Ahmed Ben Bella, Kenneth Kaunda ou Ernesto « Che » Guevara (1).
On peut comprendre la fascination qu’exerce encore cette personnalité en relisant son discours appelant à l’union des forces progressistes et de tous les mouvements de libération. Cette interpellation subjugua les participants à la Ire Conférence des peuples africains, à Accra en 1957, point de départ d’une carrière fulgurante de tribun et de locomotive internationaliste. Né en 1920 dans la médina de Rabat, élève brillant, diplômé en mathématiques et féru d’économie, l’homme fut d’abord un important leader nationaliste, véritable meneur de l’Istiqlal, le parti indépendantiste, dès 1944. Déporté dans le sud de l’Atlas par les autorités coloniales en 1951, il est libéré en 1954 et devient dans le combat de l’indépendance le défenseur du petit peuple et des campagnes, en ardent promoteur d’une réforme agraire. Mais, après 1956, il refuse de siéger au gouvernement et s’oppose à une dérive aristocratique du régime depuis la présidence de l’Assemblée consultative. S’éloignant du parti, il fonde le néo-Istiqlal, qui devient l’Union nationale des forces populaires (UNFP) en 1959. Accusé de complot, il choisit l’exil une première fois, avant un retour triomphal en mai 1962, sur la demande du nouveau roi Hassan II. Mais victime d’un attentat six mois plus tard, il doit reprendre le chemin de l’étranger et se voit condamné à mort par contumace en octobre 1964 pour ses positions jugées trop favorables à l’Algérie suite à la guerre des Sables (2).
Les deux policiers français, épaulés par des truands et un membre des services secrets français, qui l’enlèvent en plein jour devant la brasserie Lipp, à Paris, ne s’attaquent pas uniquement à un opposant que les courtisans du Makhzen qualifient de « cauchemar du Palais ». La cible de ce coup tordu est alors le pivot d’une dynamique qui œuvre au rassemblement du tiers-monde en répétant inlassablement le triptyque « mobilisation, union, libération ». Ben Barka veut sortir du cadre nationaliste et élargir le combat marocain en l’incluant dans une vision universelle. Sillonnant la planète tel un infatigable commis voyageur de la révolution, il passe d’un continent à l’autre, échappant à plusieurs tentatives d’assassinat. Un jour, il est au Caire pour prononcer un discours définissant et fustigeant le néocolonialisme. Le lendemain, il va à Moscou puis à Pékin pour s’ingénier à apaiser le différend sino-soviétique, avant de s’en retourner à Damas afin de concilier nassériens égyptiens et baathistes syriens. L’une de ses tâches essentielles consiste à convaincre ses interlocuteurs du Sud d’élargir l’Organisation de la solidarité des peuples afro-asiatiques (OSPAA) à l’Amérique latine. Après de longs entretiens à Alger en 1965, Ernesto « Che » Guevara l’impose comme président du comité préparatoire de la Tricontinentale, la conférence de solidarité des peuples d’Asie, d’Afrique et d’Amérique latine, qui doit avoir lieu à Cuba en janvier 1966 (3). Cette réunion anti-impérialiste qui se tient en pleine guerre froide reste un jalon emblématique dans l’histoire du tiers-mondisme, même si l’absence de son principal organisateur en a limité la portée.
Les disparitions ultérieures du général Mohamed Oufkir, chef des services secrets marocains en 1965, condamné en France pour l’assassinat de Ben Barka, puis de son adjoint de l’époque, Ahmed Dlimi (qui vraisemblablement l’exécuta après sa tentative de coup d’Etat de 1972), ont donné de l’épaisseur à l’intrigue. L’enlèvement de Ben Barka, réalisé sur le sol français, suivi d’une mort probable sous la torture, renforce son image de martyr. L’implication de plusieurs services secrets — en particulier celle du Mossad israélien, avérée dès 1966 — lui confère l’aura d’un adversaire des puissances dominantes et colonisatrices. La défense des victimes d’un pouvoir arbitraire a constitué un leitmotiv mobilisateur à de nombreux moments de la vie politique marocaine, notamment lors de l’arrestation ou de la liquidation brutale de militants. Par opportunisme, la mouvance religieuse cherche, à son tour, à s’approprier la mémoire de l’ancien précepteur du roi Hassan II, alors que, comble de l’ironie, nombre d’islamistes n’ont cessé de l’accuser d’athéisme. Dans un contexte marocain où la contestation de l’ordre établi est devenue plus sensible aux discours de l’intégrisme qu’aux références progressistes, la figure du célèbre disparu reste un symbole majeur qui fédère le monde « anti-système », sans distinctions idéologiques. Pendant les manifestations populaires du premier trimestre 2011, ses portraits ont été brandis par l’ensemble des courants politiques descendus dans la rue à la suite des révoltes tunisienne et égyptienne. Ses formules telles que « la seule politique est la politique de la vérité » inspirent encore les orateurs. Le souvenir de cet iconoclaste opère la difficile jonction entre plusieurs générations : celle de la résistance au fait colonial, celle du « faux départ » de l’indépendance, celle des « années de plomb » et, pour finir, celle du « printemps arabe ».
Si la disparition de Ben Barka n’a pas effacé sa mémoire, celle-ci ne désarme pas ses éternels ennemis. D’une part, l’affaiblissement de la gauche du fait de sa participation à différents gouvernements et donc de son assimilation à la corruption et, d’autre part, la montée de l’intégrisme et la diffusion des idées néolibérales au sein des élites locales ont permis aux conservateurs de promouvoir un révisionnisme méthodique. Par une propagande récurrente et multiforme, l’ancien leader incontesté de l’opposition marocaine se voit accusé d’avoir été l’architecte de « l’épuration du mouvement national » ou d’avoir travaillé pour les services secrets tour à tour tchécoslovaques ou israéliens. Il est également traité de « républicain communiste », une double disqualification majeure dans une monarchie à la fois millénaire et musulmane...
Pour autant, l’aura de Ben Barka résiste à ces ragots, car l’homme incarne encore ce Maroc qui aurait pu voir le jour « dans l’indépendance et le socialisme plutôt que dans la marocanisation de la colonisation (4) ». Il n’est d’ailleurs plus tabou pour le pouvoir. Le souverain Mohammed VI a même déclaré que « l’affaire Ben Barka l’intéressait autant que sa famille » et mis en place l’instance Equité et réconciliation pour enquêter sur les exactions commises sous le régime de son père. Dans ce processus de réhabilitation des victimes et de justice transitionnelle, le pouvoir a baptisé les artères de grandes villes du nom de Ben Barka et n’interdit plus aux médias d’évoquer son œuvre ou de diffuser des travaux à sa gloire. Mais cette ouverture reste bien encadrée. Le parcours autorisé de l’icône s’arrête en 1961. Les quatre ans d’opposition farouche qui précèdent son enlèvement n’ont pas droit de cité. Si sa stature de résistant au colonialisme et d’homme d’Etat en tant que président de l’Assemblée consultative de 1956 à 1959 sont mises en exergue, les conditions de sa disparition demeurent un secret d’Etat. De même, malgré le passage au pouvoir de plusieurs gouvernements dirigés par les socialistes, est-il absent des programmes scolaires, alors que des références à des penseurs intégristes, tel Ibn Taymya, sont omniprésentes.
« Mehdi Ben Barka, ce mort aura la vie longue, ce mort aura le dernier mot », avait noté Daniel Guérin, écrivain anticolonialiste et acteur engagé dans ce dossier (5). Cinquante ans après, ceux qui attendent la vérité sur son enlèvement s’accrochent encore à la plus ancienne instruction pénale de la justice française, toujours pas close. « L’abominable secret » évoqué par François Mitterrand reste bien gardé dans cette affaire que le général de Gaulle jugeait « inadmissible, insoutenable, inacceptable » (6), et qui entraîna une brouille de plusieurs années entre les deux pays. Aujourd’hui encore, il ne fait nul doute que Ben Barka demeure la source morale qui dynamise la capacité de régénérescence des idées progressistes dans une nation minée par ces deux idéologies mortifères que sont le fondamentalisme et le néolibéralisme.
Omar Benjelloun
(1) Dirigeants respectifs, au début des années 1960, de l’Egypte, de la Chine, de l’Algérie et de la Zambie, et révolutionnaire d’origine argentine devenu ministre du gouvernement cubain.
(2) Entre le 15 octobre et le 5 novembre 1963, les armées marocaine et algérienne se sont affrontées pour la souveraineté des régions de Tindouf et de Colomb-Béchar. Le cessez-le-feu conduisit au statu quo sur le tracé issu de la colonisation.
(3) Lire René Gallissot, « Mehdi Ben Barka et la Tricontinentale », Le Monde diplomatique, octobre 2005.
(4) Mehdi Ben Barka, « L’option révolutionnaire au Maroc » (PDF), rapport présenté au congrès de l’UNFP de 1962.
(5) Daniel Guérin, Ben Barka, ses assassins, Plon, Paris, 1989.
(6) Discours à la Mutualité, 25 janvier 1966, et déclaration au conseil des ministres, 19 janvier 1966.
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