Appelé du contingent, militant de l’indépendance, pied-noir et harki, quatre témoins de la guerre d’Algérie mêlent leurs expériences pour « La Croix ». En Algérie, le combat contre les colons reste un repère identitaire, pour toutes les générations.
Paris, le 2 octobre 2020, aux Invalides. Il y a là Bachir, haute silhouette et port fier, le discret Messaoud, concentré et toujours au bord des larmes, et Héliette, chevelure et regard sombres, voix posée et verbe ciselé. Jean-Pierre, ce jour-là, est retenu ailleurs – il livrera ses souvenirs quelques jours plus tard, dans une brasserie parisienne. Cela fait des mois que Bachir, Héliette et Messaoud n’ont pu se retrouver, à cause de la crise sanitaire. Ils mesurent combien ils ont manqué les uns aux autres.
Rien ne les destinait pourtant à s’écouter pendant des heures comme des amis. En 1954, ils avaient entre 10 et 17 ans. Huit ans plus tard, leur vie avait quitté le cours linéaire qu’elle paraissait suivre. Malgré eux ou avec passion, sans jamais se croiser, ils étaient devenus acteurs d’une guerre sans nom. Longtemps ils se sont tus. Pour ne pas effrayer leurs proches. Éloigner les jugements. Ne pas sombrer. Avec le temps, sous l’aiguillon de leurs enfants quelquefois, ils ont commencé à parler. Certains ont écrit, Héliette, Bachir.
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Puis ils ont accepté de témoigner, côte à côte, dans les établissements scolaires. Aux plus jeunes, ils offrent une mémoire à facettes. Parfois, ils trouvent dans le récit des autres la pièce manquante de leur histoire. Entendent le fracas des armes, les choix et les doutes comme en écho. Au plus près de leur ressenti, ils racontent, souvent plus libres qu’au sein de leur propre famille. Héliette, par exemple, n’aborde plus le sujet avec ses cousins. Ce jour-là aux Invalides, elle commence.
Le temps de l’enfance
Sur les terres fertiles de la Mitidja, au sud-ouest d’Alger, la famille d’Héliette vit depuis 1850. Son père s’occupe de la ferme familiale avec l’aide de Saïd, le métayer. Chaque soir, autour de la table, ils organisent la journée du lendemain. Les travaux à effectuer au moment des vendanges ou de la cueillette des oranges, et les hommes à aller chercher dans les montagnes.
En 1954, Héliette a 10 ans et lorsqu’elle se réveille, elle file au « gourbi ». Les ouvriers algériens vivent sur place. Terre battue au sol, chaume sur le toit. Il y a Ibrahim, le plus âgé des enfants, qui va à l’école avec elle au village de Sidi Moussa. Aïcha, sa mère, belle et douce. Radoudja, une vieille femme berbère, plantureuse, avec des tatouages sur le visage et une croix dessinée sur le front. La famille d’Héliette dit que c’est la croix chrétienne. Dans cet univers protégé, la guerre tarde à faire effraction, tenue à distance par la conviction que l’ordre reviendra vite.
Bientôt, pourtant, Héliette quitte la Mitidja pour le centre d’Alger, où elle habite un appartement avec sa mère. Après l’école primaire, elle entre au lycée Delacroix, qui ouvre sa porte monumentale sur la rue Charles-Péguy depuis le XIXe siècle. Là, la guerre est à portée de main. Le couvre-feu, la peur des bombes, dans la rue, le bus, les cafés. Et puis, un jour, cette explosion, à quelques dizaines de mètres d’elle. Le corps déchiqueté, le sang. La violence, brute.
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Héliette a 14 ans à peine et ceux qui ont la charge de sa sécurité ne la rassurent pas. Lors de la bataille d’Alger, en 1957, les « paras » du général Massu ondulent dans la ville. Treillis, armes lourdes à l’épaule, démarche souple et assurée. On dirait des fauves. De temps en temps, elle apprend qu’ils ont trouvé une cache d’armes dans la casbah ou une fabrique de bombes. Jamais il n’est question de torture. Mais la force qui émane de ces hommes la dérange.
Plus à l’est, dans le Constantinois, Messaoud aussi a grandi dans une ferme, au sein d’une mechta de quelques maisons. À 17 ans, il obtient son brevet d’étude. La vie ici s’écoulerait paisiblement à l’ombre des Aurès si, sur le bord des routes, des corps sans vie n’étaient parfois retrouvés. Des rebelles assassinent ceux qui travaillent pour l’administration coloniale. On ne sait rien d’eux, on ne les voit pas.
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On ne parle pas encore du Front de libération nationale (FLN), mais bientôt les parents de Messaoud paient leur dîme aux militants de l’indépendance. Ils paient aussi leurs impôts aux Français. Ils ne font pas de politique, veulent juste préserver leurs biens et que leur fils parte étudier en métropole. L’armée en décide autrement. Elle lui fait reconstruire l’école du village, détruite par les mêmes rebelles, puis y enseigner. Pendant deux ans, il s’occupe d’une douzaine d’élèves.
Premiers engagements
Vient 1958, l’année où tout se brise pour le jeune Messaoud. Celle où son père, ancien combattant et prisonnier en Allemagne, favorable à la paix des braves, est assassiné par le FLN, avec six autres membres de sa famille. Quand l’avis d’incorporation arrive peu après, le dilemme s’ajoute au chagrin. Partir faire ses classes en métropole, abandonner sa mère, ses frères et sœurs, lui arrache le cœur. Le plus jeune a 2 ans.
Dans cette noirceur, la proposition d’un officier fait passer un rai de lumière : signer un contrat de harki et rester à côté des siens. Messaoud commence à jouer les interprètes pour l’armée française. Les jours de marché, il annonce cette paix des braves qui a coûté la vie à son père.
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Bachir a à peu près le même âge que lui, au début des « événements ». Il a grandi au nord du Constantinois, dans le regard de deux mères et les jeux de dix-huit frères et sœurs. Son père est caïd, c’est-à-dire petit fonctionnaire dans l’administration coloniale, responsable d’un douar d’une centaine de familles. Pour services rendus, à Verdun, et sur le chemin des Dames.
Bachir a les idées claires. Après l’école communale, il est allé aux lycées de Constantine et de Sétif. Il a vu les Arabes servir à l’internat, les Français enseigner ou diriger. Il a vu les pieds sales de ses cousins et les cannes des Occidentaux. Il ne rêve pas d’être pilote d’avion ou capitaine dans l’armée. Non, Bachir sait où il se situe – parmi les « inférieurs » – et où il n’entrera jamais – dans le cercle de ceux qui dominent. À l’école, il a écouté le récit de la guerre de Troie. Grecs et Troyens ne se sont pas déchirés pour les beaux yeux d’Hélène, songe-t-il. La guerre a d’autres raisons, à l’époque d’Homère, tout comme en Algérie ces années-là.
En 1956, l’appel lancé par le FLN s’accorde avec la colère qui mûrit en lui : Bachir fait la grève des cours et des examens. Il en oublie qu’à 19 ans, le fait d’être algérien ne le dispense pas du service militaire. Seul un certificat de scolarité permet d’y échapper. Et les grévistes ne bénéficient d’aucun sursis.
En juillet 1957, Bachir devient soldat de l’armée française, incorporé dans les chasseurs alpins. Douze mois de classes à Modane, puis la Kabylie. L’humiliation. Les mechtas que sa troupe encercle et fouille ont le visage de sa mère. Ceux qu’elle torture, celui de son frère. Obliger un Algérien, pendant la guerre d’Algérie, à faire le service militaire : Bachir suffoque de tant de mépris. Mais déserter, cela signifie attendre la nuit et égorger un camarade pour ne pas faire de bruit. Bachir ne déserte pas.
L’heure des choix
Les désertions et les « sourires kabyles », c’est une menace sourde dans les régiments. La nuit, Jean-Pierre dort en gardant une arme à portée de main. Pour lui, l’Algérie, comme l’Indochine, est perdue d’avance. Il en est convaincu depuis ses 19 ans, quand il manifestait contre la guerre à des milliers de kilomètres de là, à Rouen. Il n’est pas plus politisé que ça, il sait juste qu’on n’arrête pas un peuple qui se soulève.
Lui qui se rêvait chirurgien a dû interrompre ses études. Son père, bourrelier-sellier en Seine-Maritime, n’a plus de travail depuis que le plan Marshall a remplacé les chevaux des fermes par des tracteurs. Depuis, Jean-Pierre travaille à Électricité-Gaz de France. Collé au second bac en 1959, il est mobilisable. Sur le quai de la gare, son père lui dit : « Reviens-nous, mon fils, et les mains propres. »
Arras-Paris-Versailles-Marseille. Jean-Pierre se retrouve à fond de cale, dans le bateau pour Oran, à Mostaganem pour les classes, puis à la frontière marocaine, au sein du sixième régiment de tirailleurs algériens. 130 hommes dont seulement 15 « Européens de souche », et une mission : intercepter les renforts du FLN. Dans les rangs, des soldats qui ont libéré la France en 1945 ou ont combattu en Indochine. Dans le maquis face à eux, des gars du même âge et, pour certains, anciens frères d’armes.
Le régiment seconde les troupes marines ou les légionnaires. Il « ratisse », fait reculer l’ennemi pour le piéger. Jean-Pierre s’estime plus chanceux que ses camarades, lui qui alterne opérations et gestion du régiment. La torture, il ne l’a jamais vue, mais souvent croisée dans les conversations. Alors, quand les services de renseignement viennent chercher les prisonniers, il se demande parfois où ils les conduisent.
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Au moment où Jean-Pierre découvre l’Algérie, en 1959, l’humiliation de Bachir prend fin avec son service militaire. Il passe son bac, gagne la France et Grenoble, où il s’inscrit en fac de sciences et milite là contre la guerre d’Algérie. Pas à sa place. Chaque jour, il le ressent un peu plus. Au début de l’année 1960, Bachir rejoint l’Armée de libération nationale (ALN) à la frontière tunisienne, devient vite officier. Les conditions de vie sont terribles, la pression permanente. Mais à 20 ans, pour la première fois, Bachir est sûr de son choix.
L’échappée
Sur une autre frontière, Jean-Pierre encaisse alors le putsch des généraux. En 1961, la situation se tend au sein de la troupe. Le capitaine demande à cadenasser les armes, tandis que certains soldats pieds-noirs et engagés, s’estimant trahis, sont prêts à se rallier aux insurgés. Mais le régiment tient. Et Jean-Pierre, libérable, prend le bateau du retour. Ni joyeux ni triste. Il rentre, c’est tout. Il est devenu un autre homme. Sa mère parfois se désespère de si peu reconnaître son fils.
Un an après, quasiment, au printemps 1962, Héliette et sa mère regardent de leur balcon l’attroupement de Français d’Algérie devant la grande poste d’Alger. Soudain, des rafales, des corps s’effondrent. Rue d’Isly, l’armée française tire sur les pieds-noirs. Tétanisées, mère et fille s’accrochent à la rambarde et ne bougent plus. Héliette a 18 ans quand elle quitte l’Algérie. Elle s’inscrit à la Sorbonne, subit de telles humiliations en tant que « pied-noir » qu’elle part étudier en Allemagne. À son retour à Paris, elle a retenu la leçon. Elle change d’identité et raconte désormais être née à Aix-en-Provence.
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Le printemps 1962, début de l’enfer pour Messaoud. Désarmé comme les autres harkis, il fait le choix de rester. L’un des officiers l’a rassuré après un contact avec l’ALN, sa vie n’est pas menacée. Le 19 mars, Messaoud pourtant est arrêté, interrogé, relâché. Mais c’est trois mois plus tard que la situation bascule, son corps en porte encore les stigmates. Interné durant deux mois à la frontière algéro-tunisienne, il s’évade grâce à sa mère, aidée par un militant de l’ALN en Tunisie. Messaoud arrive en France à son tour, avec de faux papiers.
Bachir, lui, demeure en Algérie jusqu’en 1972. Engagé au sein de syndicats étudiants, il connaît la prison et la vie clandestine, jusqu’à son départ en France, avec sa femme, bretonne, et ses enfants. Cinquante ans plus tard, juste avant de quitter ses compagnons de témoignage, il dit : « Je n’ai pas choisi Héliette, Jean-Pierre ou Messaoud, mais je suis très content qu’ils soient là. Parce qu’il y a partout des femmes et des hommes magnifiques. »
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Transmettre aux jeunes générations
Depuis 2016, l’Office national des anciens combattants et victimes de guerre (ONACVG)propose des témoignages croisés en classe, afin de mieux transmettre l’histoire et les mémoires de la guerre d’Algérie auprès des jeunes. Ce programme d’activités pédagogiques a déjà touché plus de 10 000 élèves et 2 000 enseignants dans 10 académies.
Bachir, Héliette, Jean-Pierre et Messaoud font partie de « l’équipe » de témoins d’Île-de-France, tout comme René Moreau, ancien appelé. Très mobilisé auprès des jeunes, il était présent lors de la rencontre à l’ONACVG. Nous le remercions vivement de son témoignage, que nous n’avons malheureusement pas pu retranscrire, pour des raisons de format.
Ancienne « Française d’Algérie », elle est née en 1944 à Hussein Dey, près d’Alger. Elle fait sa scolarité à Alger pendant la guerre puis, à son arrivée en France, des études d’allemand. Elle travaille ensuite à Bruxelles, au sein des institutions européennes, puis dans le secteur bancaire à Paris. En 1985, elle rejoint l’association Coup de soleil, fondée pour lutter contre la montée de la xénophobie en France et dont les membres sont originaires des différentes cultures du Maghreb. En 2015, elle publie Les Orangers de la Mitidja, aux Éditions Publisud. Elle vit aujourd’hui entre Paris et Marseille.
Messaoud Guerfi
Ancien harki, il est né en 1938 dans le Constantinois. Réquisitionné par l’armée française à l’âge de 17 ans, il a enseigné le français à une trentaine de jeunes de 1957 à 1959. Appelé au service militaire, il s’engage comme harki pour rester auprès de sa famille. Après les accords d’Évian en mars 1962, il est arrêté à deux reprises et torturé. Sa mère parvient à le faire s’évader et il gagne la France par ses propres moyens. Il suit des cours du soir sur la métallurgie des non ferreux dans laquelle il fait carrière. À la retraite depuis 1994, il est président de l’association Union nationale des harkis (UNH) depuis 2013.
Jean-Pierre Jouvel
Ancien appelé du contingent, il est né en 1939 en Seine-Maritime. Il effectue son service militaire de juillet 1959 à septembre 1961 en Algérie, au sein du 6e régiment des tirailleurs algériens. À son retour en France, il reprend ses études et intègre l’École spéciale des travaux publics de Paris, en 1966. Entré à Électricité-Gaz de France avant la guerre, il y fait toute sa carrière. À la retraite depuis 1999, il devient vice-président de la Fédération nationale des anciens combattants (Fnaca) de Paris et président de l’Espace parisien histoire mémoire guerre d’Algérie.
Bachir Hadjadj
Ancien combattant de l’Armée de libération nationale (ALN), il est né en 1937 dans le Constantinois. En 1957, il est mobilisé comme appelé du contingent. Libéré, il étudie quelques mois à l’université de Grenoble avant de rejoindre l’ALN. Démobilisé en 1962, il reprend ses études à la faculté des sciences d’Alger. Il devient responsable étudiant au sein de l’Union nationale des étudiants algériens (Unea), puis ingénieur dans une société industrielle d’État. Après le coup d’État de Houari Boumediene en 1965, il quitte l’Algérie pour la France en 1972, où il fait carrière au sein d’institutions de lutte contre le sous-développement en Afrique subsaharienne.
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