« Le premier homme » est une autobiographie romancée écrite par Albert Camus. Le lecteur peut apprécier les qualités d'écriture de ce roman, ébauche probable d'une grande fresque sur l'Algérie depuis 1830. Dernier texte de Camus, il n'a été publié qu'en 1994 bien après sa mort en 1960. Comme « La mort heureuse », son premier roman, commencé en 1936 et publié en 1971.
« La mort heureuse » peut être considéré comme un livre pratiquement terminé même si l'auteur ne l'a pas estimé satisfaisant pour publication. « Le premier homme » est une œuvre en cours d'écriture. Il est impossible de savoir quelle aurait été la place de ce qui a été publié dans l’œuvre telle que l'auteur l'imaginait ou l'aurait réalisée.
Pour Camus, « Le livre doit être inachevé », par une phrase en suspens, comme : « Et sur le bateau qui le ramenait en France...». Par évidence, toute autobiographie est inachevée. Mais du fait de la mort accidentelle de l'auteur, celle-ci l'est, malheureusement, plus qu'il n'était prévu. Elle n'a été que partiellement rédigée et porte essentiellement sur l'histoire familiale et l'enfance d'Albert Camus. Elle n'a pas été relue, ponctuée par l'auteur.
Dans la dernière partie du livre, des notes sont publiées qui devaient servir à l'auteur dans son travail et qui peuvent éclairer le lecteur.
Toute autobiographie pose les mêmes questions : quelle est la part réalité ? quelle est la part reconstruction, volontaire ou non, de la réalité ? Accentuées, ici, par le caractère romancé.La réponse peut paraître évidente pour les événements auxquels Camus n'a pu assister, beaucoup moins dans la présentation de souvenirs de son enfance ou de faits anciens ou récents comme son séjour à Alger dans le cadre de la préparation du livre.
Avec « Le premier homme », Camus livre au lecteur le terreau reconstitué, au moins partiellement, d'où il a tiré ses œuvres. Ce livre peut être lu pour ses qualités intrinsèques littéraires, historiques, personnelles... Mais pas seulement. Bien qu'il n'ait pas été écrit pour cela, il donne aussi à voir les alluvions d'où l'orpailleur a su tirer les pépites, la gangue dont le mineur a extrait le diamant... La vie d'où est né « L’Étranger ».
Dans le « Premier homme », le lecteur retrouve des situations, des faits, des anecdotes, des détails, des scènes déjà présents dans des œuvres antérieures, notamment dans « L'envers et l'endroit ». Dans la préface à la réédition de ce dernier, en 1958, Camus écrit : « Pour moi, je sais que ma source est dans ''L’Envers et l’Endroit'', dans ce monde de pauvreté et de lumière où j’ai longtemps vécu ». Au point qu'il est permis de penser que « Le premier homme », en cours de rédaction lorsqu'il publie cette préface, est la réécriture annoncée : « Si, malgré tant d’efforts pour édifier un langage et faire vivre des mythes, je ne parviens pas un jour à récrire ''L’Envers et l’Endroit'', je ne serai jamais parvenu à rien, voilà ma conviction obscure. » C'est dire l'importance aux yeux de Camus de l’œuvre à laquelle il travaillait alors.
Pourquoi l'auteur, encore jeune – quarante-six ans au moment de son accident mortel - a-t-il éprouvé le besoin d'écrire ce livre – de récrire « L'envers et l'endroit » - dans lequel il va retracer l'histoire d'une famille dont il a dit, à plusieurs reprises, qu’elle n'a pas d'histoire, par comparaison aux familles de certains de ses condisciples. Et qui fait de lui le premier homme et non le fils de...
Auteur d'une œuvre universellement connue et reconnue, il a reçu le prix Nobel de littérature en 1957, qu'est-ce qui peut pousser Camus à entreprendre cet important travail ?
Considérait-t-il son œuvre de fiction comme terminée ? Après avoir arraché à sa jeunesse et craché à la face du monde sa soif « avide de vivre, révolté contre l'ordre mortel du monde ». Après « tant d’efforts pour édifier un langage et faire vivre des mythes ». Après les combats politiques et éthiques de l'homme mûr qui devait « essayer d'être juste » au moment de la guerre et de l'immédiate après-guerre.
Camus, devenu silencieux en pleine guerre d'Algérie, a-t-il pensé le moment venu de faire le point sur le sens de sa vie, de revenir aux sources quand son rêve pour l'Algérie semble définitivement hors champ politique, inaudible par tous ? Après s'être « jusque là senti solidaire de toutes les victimes », il admet être devenu « aussi solidaire des bourreaux ».
Il doit abandonner le personnage qu'il est, aux yeux de beaucoup, pour aller chercher sa profonde vérité, quoi qu'il en coûte. C'est ce qu'il semble dire quand il écrit : « On vit. Et les autres rêvent votre vie » ou « J'en ai assez de vivre, d'agir, de sentir pour donner tort à celui-ci et raison à celui-là. J'en ai assez de vivre selon l'image que d'autres me donnent de moi. Je décide l'autonomie, je réclame l'indépendance dans l'interdépendance. » Clin d’œil à la formule employée par Edgar Faure, en 1955, à propos de l'indépendance du Maroc... Mais surtout volonté de dire sa vérité.
Le jeune qui se croyait sans passé, serait-il devenu, tout à coup et paradoxalement, sans avenir ? Il découvre qu'il avait été heureux sur la terre algérienne dans la misère et le soleil dont il ne partagerait pas le destin, comment pourrait-il l'être loin d'elle, dans la richesse et les villes sales et tristes. Dans sa soif de tout vivre pleinement, il avait tout quitté, sa mère, sa terre, avec le sentiment d'avoir tout abandonné - « un bon fils est celui qui reste. Moi, j’ai couru le monde, je l’ai trompée avec les vanités, la gloire, cent femmes » - mais rien oublié. D'où cette volonté de revenir vers la mère et le père, vers son peuple, vers sa terre...
Là où la jeunesse lui avait permis de se créer un présent exaltant, exalté, face au soleil, à la mer, face au monde, se sentait-il obligé de se rattacher à une histoire dont il pressentait la fin ? Après « l'amour de vivre... le désespoir de vivre »...
L'identité est un projet politique. A défaut de pouvoir se projeter dans un avenir, de plus en plus improbable, une Algérie française ou, au moins, liée étroitement à la France, Camus va rechercher cette identité dans le passé. Dans ses souvenirs, dans le passé qu'il a vécu, d'où les pages sur son enfance, sa jeunesse, sa famille, son quartier, ses années lycéennes. Pages admirables qui montrent la précarité matérielle dans laquelle il a vécu et ses attaches familiales non seulement à sa mère, souvent rappelée, mais aussi à son oncle et à travers lui au milieu ouvrier. Dans un quartier populaire où une certaine mixité ne voulait pas dire mélange. Et finalement, dans une communauté, celle des Français d'Algérie :« il n'était pas sûr que ces souvenirs si riches, si jaillissants en lui, fussent vraiment fidèles à l'enfant qu'il avait été. Bien plus sûr au contraire qu'il devait en rester à deux ou trois images privilégiées qui le réunissaient à eux, qui le fondaient à eux, qui supprimaient ce qu'il avait essayé d'être pendant tant d'années et le réduisaient enfin à l'être anonyme et aveugle qui s'était survécu pendant tant d'années à travers sa famille et qui faisaient sa vraie noblesse. » Révision déchirante, pour laquelle, il ne pouvait se contenter de ses seuls souvenirs. Mais devait aller vers un passé plus ancien.
« Le premier homme » est une essai romanesque pour clarifier l'algérianité de Camus.
Dans son œuvre littéraire, les Arabes, comme il les appelle, sont absents comme dans « La Peste », ou appartiennent au paysage dans « La mort heureuse » ou « L’Étranger ». Mais, dans « La mort heureuse », Mersault tue un Français pour accomplir son projet, dans « L’Étranger », Meursault tue un Arabe pour un coin de plage à l'ombre (a). Cette vie, en terre algérienne et à coté des Arabes-Algériens, est confirmée par « Le premier homme ».
Dans « Le premier homme »,l'Algérien, c'est Camus : « Ce qu’ils n’aimaient pas en lui, c’était l’Algérien ». Les Algériens, ce sont essentiellement les Européens d'Algérie, les Français d'Algérie. Et c'est des Français d'Algérie, de sa famille bien sûr, mais aussi de tous les autres qu'il parle : « En somme je vais parler de ceux que j’aimais. Et de cela seulement. Joie profonde ». « Tous tonneliers ou ouvriers du port ou des chemins de fer... entre hommes... »
Même s'il est possible de trouver « des vagues d'Algériens arabes et français ». Des « Arabes », il ne parle guère. Ils ne sont pas, en tout cas, l'objet du livre. Comme dans cette dernière phrase, ce qui ne fait aucun doute, c'est que les Arabes ne sont pas français ! Non dans la bouche d'un Français d'Algérie, anonyme, dans le cadre d'une histoire rapportée, mais dans les mots de Jacques Cormery (alias Albert Camus) : « des centaines d'orphelins naissaient dans tous les coins d’Algérie, arabes et français », « les spectateurs arabes et français », « chargement d'ouvriers arabes et français », « équipes de gosses arabes et français », « une bagarre éclatait entre un Français et un Arabe,de la même manière qu'elle aurait écarté entre deux Français et deux Arabes ».
Si Camus décrit longuement la pauvreté de sa famille, il n'oublie pas la pauvreté – séparée – des Arabes : « l’immense troupe des misérables, la plupart arabes, et quelques uns français ». Rares à l'école communale, quasi absents au lycée : « Du reste, alors qu'ils avaient des camarades arabes à l'école communale, les lycéens arabes étaient l'exception et ils étaient toujours des fils de notables fortunés. »
Mais l'égale ou l'inégale pauvreté ne suffit pas à créer des liens de solidarité : « dans ce pays d'immigration... les frontières entre les classes étaient moins marquées qu'entre les races » d'où le fait que « ces ouvriers... qui toujours dans la vie quotidienne étaient les plus tolérants des hommes, fussent toujours xénophobes dans les questions de travail, accusant successivement les Italiens, les Espagnols, les Juifs et les Arabes et finalement la terre entière de leur voler leur travail... attitude déconcertante certainement pour les intellectuels qui font la théorie du prolétariat, et pourtant fort humaine et bien excusable » et qui conduit « ces nationalistes inattendus » à disputer « aux autres nationalités » (sic) « le privilège de la servitude ».
Les Arabes, présents dans la vie quotidienne, vivent dans un monde séparé : « se retiraient pourtant dans leurs maisons inconnues, où l'on ne pénétrait jamais, barricadés aussi avec leurs femmes qu'on ne voyait jamais ou, si.on les voyait dans la rue, on ne savait pas qui elles étaient, avec leur voile à mi-visage et leurs beaux yeux sensuels et doux au dessus du linge blanc, et ils étaient si nombreux dans les quartiers où ils étaient concentrés, que par leur seul nombre, bien que résignés et fatigués, ils faisaient planer une menace invisible qu'on reniflait dans l'air des rues certains soirs... »
La vision n'est pas loin de l'orientalisme, la beauté sensuelle, mystérieuse de la femme et la menace invisible, diffuse. Deux communautés se côtoient sans se mêler vraiment et, lors d'un des rares dialogues avec un Arabe, c'est le repli identitaire qui est mis en relief. Saddok se marie suivant la tradition : « Parce que mon peuple est identifié à cette tradition, qu’il n’a rien d’autre, qu’il s’y est figé, et que se séparer de cette tradition c’est se séparer de lui. C’est pourquoi j‘entrerai demain dans cette chambre et je dénuderai une inconnue, et je la violerai au milieu du fracas des fusils… ». Comme Camus choisit de revenir à la communauté des Français d'Algérie en entreprenant de raconter, avec tout son talent, l'arrivée des colons parisiens et alsaciens, exilés et révolutionnaires, dans un pays qui n'a ni les senteurs, ni les miroitements de Tipaza. Mais « la pluie algérienne », la chaleur, le paludisme, le choléra et l'hostilité silencieuse, pas toujours résignée, d'un peuple à qui on n'a rien demandé.
Car Camus affirme : « J'ai besoin que quelqu'un me montre la voie et me donne blâme et louange... J'ai besoin d'un père ». Ce besoin d'un père qui lui a manqué, qui montre le chemin, Camus va le rechercher dans la mémoire défaillante des siens et encore plus défaillante de sa mère. En vain. La visite, rendue à la tombe de son père, à la demande de sa mère, à Saint-Brieuc, ville sans attrait, aux « rues étroites et tristes » ne saurait répondre à ce besoin. Là, il prend, subitement, conscience que « l'homme enterré sous cette dalle, et qui avait été son père, était plus jeune que lui ». Devant cette tombe sans voix, au milieu de toutes les autres, celles d’hommes qui n'avaient pas eu le temps de vivre, « révolté contre l'ordre mortel du monde » comme dans sa jeunesse, il comprend que pour connaître son père, pour comprendre les siens, il lui faut aller ailleurs, plus loin. Et d'abord, dans ce coin d'Algérie où son père a vécu et où lui-même est né.
Parti à la recherche des traces éventuelles laissées par son père, dans une saga décomplexée, Camus remonte très loin pour faire le récit du long voyage depuis Paris, de l'arrivée à Bône, de l'installation difficile en Algérie, de ces colons qui, poussés par des promesses gouvernementales, débarquent dans un pays inconnu : « à chacun, on promettait une habitation et 2 à 10 hectares... Ils sont partis en 49 et la première maison, construite en 54 ».
C'est dans la migration anonyme de ces pauvres envoyés par le gouvernement de Paris où le lecteur peut retrouver les dures conditions de vie de tous ceux qui ont émigré ou émigrent vers un monde inconnu, tout simplement pour vivre. C'est dans ces colons pauvres, engagés dans une aventure involontaire qui les dépasse, qu'il trouvera les siens, ceux de sa classe et de sa race. Parmi tous ces Parisiens, ces quarante-huitards, embarqués en fanfare sur « six péniches traînées par des chevaux de halage avec Marseillaise et Chant du départ... bénédictions du clergé sur les rives de la Seine... pendant un mois sur les rivières et le fleuves couverts des dernières feuilles mortes … les conquérants au fond de ses cales, malades à crever, vomissant les uns sur les autres et désirant mourir jusqu'à l'entrée du port de Bône, avec toute la population sur les quais pour accueillir en musique les aventuriers verdâtres, venus de si loin... les hommes à pied, coupant à vue de nez à travers la plaine marécageuse ou le maquis épineux, sous le regard hostile des Arabes groupés de loin en loin et se tenant à distance... pendant qu'aux quatre coins du campement, la garde veillait pour défendre les assiégés contre les lions à crinière noire, les voleurs de bétail, les bandes arabes et parfois aussi les razzias d'autres colonies françaises qui avaient besoin de distractions ou de provisions... Les deux tiers des émigrants étaient morts, là comme dans toute l'Algérie, sans avoir touché la pioche et la charrue... Oui, comme ils étaient morts ! Comme ils mourraient encore ! Silencieux et détournés de tout, comme était mort son père dans une incompréhensible tragédie loin de sa patrie de chair, après une vie tout entière involontaire, depuis l'orphelinat jusqu'à hôpital en passant par le mariage inévitable ».
Colonisation organisée par le gouvernement français, à l'abri des militaires français, c'est de ces hommes et ces femmes « réfractaires prenant la place chaude des rebelles... persécutés-persécuteurs d'où était né son père... Et ainsi de leurs fils. Et les fils et les petits fils de ceux-ci... sans passé, sans morale, sans leçon, sans religion mais heureux de l'être et de l'être dans la lumière... d'une vie commencée sans racine... qui bâtissaient de fugitives cités pour mourir ensuite à jamais en eux mêmes et dans les autres... la vie en laissant si peu de traces ». « Sur 600 colonnes envoyées en 1831, 150 meurent sous les tentes ».
En toile de fond de cette vie, « il avait senti la pesée avec l'immense mer devant lui, et derrière lui cet espace interminable de montagnes, de plateaux et de déserts qu'on appelait l'intérieur, et entre les deux le danger permanent dont personne ne parlait parce qu'il paraissait naturel », ce danger avait accompagné l'installation des colons et persistait depuis des dizaines d'années, qui naissait de la simple présence d'une population qui était exclue, qui se sentait exclue, tantôt passive, tantôt rebelle « ce peuple attirant et inquiétant, proche et séparé », toujours autre. Mais qui ne saurait rester éternellement l'autre, l'Arabe.
Par ce récit, loin des discours hagiographiques ou anticolonialistes, Camus semble vouloir réhabiliter la colonisation par les pauvres et affirmer sa solidarité avec un monde qu'il sait désormais condamné, désespérément, à ces yeux. Mais ce n'est là qu'une toute petite partie de son désespoir. Dans ses notes, il prévoyait, rêve ou plutôt cauchemar lors d'une sieste de son héros : « Demain, six cent millions de Jaunes, des milliards de Jaunes, de Noirs, de basanés, déferleraient sur le cap de l’Europe… et au mieux la convertiraient. Alors tout ce qu’on avait appris, à lui et à ceux qui lui ressemblaient, tout ce qu’il avait appris aussi, de ce jour les hommes de sa race, toutes les valeurs pour quoi il avait vécu, mourraient d’inutilité. »
La fin de son Algérie n'est, pour Camus, que le commencement d'un bouleversement beaucoup plus important. On n'est pas loin du choc des civilisations et même de la mort de la civilisation occidentale telle que Camus l'a vécue.
(a) : Dans La Mort heureuse, le Français est tué pour sa richesses, son argent, dans L’Étranger, l'arabe, l'Algérien est tué pour un espace, un territoire.
« Le premier homme » Albert Camus, Gallimard, 1994, 336 pages
Les citations sont extraites du « Premier homme ».
Un ami me signale un lien intéressant, sur L'Afrique du nord illustrée 1907-1937 Si ce lien ne fonctionne pas tapez sur votre fureteur : "L'Afrique du nord Illustrée" Gallica.
Il s'agit d'une revue de l'Afrique du nord pendant la période "Camus".
https://pauloriol.over-blog.fr/article-une-revision-dechirante-a-propos-du-premier-homme-d-albert-camus-122207842.html
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