Pour la société palestinienne, le défi ne réside pas uniquement dans la capacité à faire face aux agressions israéliennes. Il consiste aussi à s’opposer à une Autorité palestinienne de plus en plus impopulaire, car incapable de juguler la crise économique et d’offrir des perspectives politiques claires.
Rehaf Al-Batniji, Gaza, 2018-2021.
Le 5 août, l’armée israélienne déclenchait l’offensive « Aube naissante » contre la bande de Gaza. Cette nouvelle attaque d’ampleur, la sixième depuis 2008, a provoqué la mort d’une cinquantaine de personnes et plongé la population dans le désarroi. Interrompue après la médiation de l’Égypte, l’opération a constitué un énième épisode de la somme d’épreuves que les Palestiniens endurent. Le déluge de feu que peut déclencher à tout moment Tel-Aviv contre les habitants de l’enclave — qui, en temps « normal », vit déjà dans une situation d’emmurement (1) — est particulièrement dévastateur. La guerre de 2008-2009 a ainsi coûté la vie à plus de 1 400 personnes et détruit plus d’un millier de maisons. Celle de 2012 a fait plus de 180 morts, un bilan funeste bien moindre que celui de la guerre de 2014 : 2 300 tués et d’importants dégâts matériels. Telles des répliques à un séisme meurtrier, les offensives de 2019 et de 2021 ont respectivement provoqué le décès de 34 et 230 personnes. Si la Cisjordanie est épargnée par ce type d’opération d’envergure, elle n’échappe pas aux raids quasi quotidiens de l’armée, des unités spéciales et des forces de sécurité israéliennes. Depuis la fin mars, une soixantaine de personnes y ont été tuées, dont Shirine Abou Akleh, la célèbre journaliste d’Al-Jazira, qui couvrait une intervention militaire à Jénine.
La « colonisation sauvage » bénéficie de l’indulgence de l’armée
La poursuite de la colonisation est un autre élément responsable du mal-vivre des Palestiniens. En Cisjordanie, où l’on compte près de 280 colonies — illégales au regard du droit international —, qui abritent près de 450 000 habitants (2) (contre 82 000 en 1990), elle se fait sentir constamment avec son lot d’entraves à la circulation, d’omniprésence de l’armée israélienne, de mesures ségrégatives, de punitions collectives, de captation de ressources hydrauliques au bénéfice des colons, de confiscation de terres, de destruction d’arbres notamment d’oliviers et de récoltes voire d’annexion de certaines parties de la vallée du Jourdain (Al-Ghor). Dans les zones sous contrôle israélien, construire une maison est impossible et expose au risque de la voir mise à terre. À cela s’ajoute la pression des colons qui tentent d’imposer de nouvelles implantations, fût-ce en violation de la loi israélienne (l’« officialisation » d’une colonie est soumise à l’agrément de Tel-Aviv). Le 20 juillet, un millier d’entre eux ont tenté de créer dix « avant-postes ». Une opération de « colonisation sauvage » destinée à se répéter, ses initiateurs bénéficiant de financements de particuliers américains et de l’indulgence des forces de sécurité israéliennes. Depuis le début de l’année, les heurts entre habitants des colonies et Palestiniens ont fait une centaine de blessés et deux morts chez ces derniers. À Jérusalem-Est, où vivent près de 250 000 colons, de nombreux quartiers à majorité palestinienne, dont ceux de Cheikh Jarrah et de Silwan, sont eux aussi dans la ligne de mire avec des installations de force, des expropriations ou des destructions de maisons. Plusieurs officiels palestiniens accusent le gouvernement de M. Yaïr Lapid, premier ministre par intérim depuis la chute du cabinet de M. Naftali Bennett en juin, d’accélérer les activités de colonisation à l’approche des élections législatives israéliennes du 1er novembre (3).
Un climat politique délétère qui entretient le clientélisme et la corruption
Cette persistance de la colonisation ne fait pas qu’aggraver le sentiment de précarité des Palestiniens — les procédures qu’ils engagent soit contre les violences des colons soit contre des expropriations décidées par les autorités ne débouchent que très rarement sur un jugement en leur faveur. La machine israélienne travaille de façon systématique, délibérée et planifiée à mettre fin au projet d’un État palestinien indépendant — fût-il des plus minuscules — en s’attribuant de grands pans de la Cisjordanie et en étendant sans cesse les colonies, ce qui sonne concrètement le glas du processus d’Oslo. Dans le même temps, l’illusion d’une souveraineté est entretenue, grâce notamment, aux donateurs qui financent vaille que vaille l’Autorité palestinienne.
Au-delà de cet expansionnisme qui viole le droit international (4), la société palestinienne doit composer avec ses propres fardeaux, dont une vie politique marquée par les divisions. Ni le Fatah, colonne vertébrale de l’Autorité palestinienne, qui dirige la Cisjordanie, ni le Hamas, au pouvoir à Gaza, n’ont de légitimité constitutionnelle, aucune élection présidentielle ou législative n’ayant été organisée depuis quinze ans. Cette glaciation du jeu démocratique alimente un climat délétère marqué par le clientélisme, la corruption mais aussi par la multiplication de luttes intestines au sein du mouvement national palestinien, dans un contexte d’incertitude autour de la future succession de M. Mahmoud Abbas, le président de l’Autorité. Alors que la situation l’exige, notamment en raison des progrès de la normalisation des relations qu’entretient Israël avec quelques pays arabes, la « réconciliation » entre le Fatah et le Hamas n’est pas à l’ordre du jour, au grand dam d’une société qui souhaite l’union face à Israël.
À cela s’ajoute une situation économique préoccupante, affectée notamment par les conséquences de la pandémie de Covid-19 et par l’augmentation des cours mondiaux d’hydrocarbures et de produits alimentaires provoquée par la guerre en Ukraine. Selon les statistiques officielles, le taux de chômage atteint 40 % dans la bande de Gaza et plus de 26 % en Cisjordanie. Dans ce contexte, la société est minée par les inégalités. Si des hommes d’affaires et des « entrepreneurs » tirent leur épingle du jeu en investissant dans le secteur immobilier, pilier de l’économie, le reste de la population n’a pas d’autre issue que de s’endetter. Une alliance d’intérêts s’est ainsi développée entre les détenteurs de capitaux et des personnalités influentes de l’Autorité pour conforter un modèle consumériste où « vivre à crédit » constitue l’essentiel de la réponse aux difficultés économiques. Par ailleurs, la subordination de l’économie palestinienne à celle d’Israël contribue aussi à aggraver les inégalités de revenus et exacerbe les disparités économiques et sociales entre les salariés autorisés à travailler en Israël et ceux qui demeurent employés par des acteurs du marché intérieur. Le travail en Israël constitue ainsi le deuxième gisement d’emplois pour les habitants de la Cisjordanie après les postes au sein de l’Autorité palestinienne.
Les difficultés économiques ainsi que l’émergence d’une minorité affichant sa richesse de manière ostentatoire — avec en son sein des responsables de l’Autorité et leur entourage familial — sont à l’origine de l’apparition de divers mouvements protestataires. Depuis plus de dix ans, la société palestinienne connaît une agitation continue. Instituteurs, médecins, fonctionnaires, avocats ou magistrats ont tous manifesté leur mécontentement pour divers motifs socio-économiques mais aussi politiques (défense des libertés, protestations contre la brutalité et l’arbitraire des services de sécurité). En 2019, plusieurs milliers de salariés et de fonctionnaires, mais aussi des syndicalistes et des dirigeants de petites et moyennes entreprises, ont dénoncé une loi d’essence libérale prévoyant l’instauration d’une sécurité sociale privée (5). Face à l’importance du mécontentement, l’Autorité a gelé le texte.
Dans d’autres cas, les mobilisations sont d’ordre sociétal. La dernière décennie a ainsi été marquée par de nombreux mouvements de protestation de femmes contre les violences qu’elles subissent et la persistance de pratiques patriarcales. Si elle a pour socle la défiance marquée à l’égard de l’Autorité palestinienne et de son autoritarisme, la dynamique mobilisatrice de la société palestinienne inquiète Israël. Le 18 août, son armée procédait à la fermeture des bureaux de sept organisations de défense des droits humains après une perquisition nocturne de grande ampleur dans leurs locaux à Ramallah, « capitale » de la Cisjordanie et siège de l’Autorité. En octobre, six de ces organisations non gouvernementales (ONG) avaient été arbitrairement classées « terroristes » par Israël, une accusation que neuf pays européens, dont la France, n’ont pas validée, estimant que les preuves fournies par Tel-Aviv étaient insuffisantes. Pour nombre de Palestiniens, ce raid militaire illustre la volonté israélienne de museler une société palestinienne qui, tout en s’autonomisant vis-à-vis du régime de M. Abbas, incarne désormais les dynamiques de résistance et préfigure ce que pourraient être les modes de protestation à venir. À cet égard, la grève générale du 18 mai 2021, suivie massivement dans les territoires occupés mais aussi par des Palestiniens ayant la nationalité israélienne, démontre qu’une action collective transcendant la fragmentation coloniale et indépendante des autorités politiques est possible.
Abaher El Sakka
https://www.monde-diplomatique.fr/2022/09/EL_SAKKA/65062
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