Tipasa, à 68 km à l’ouest d’Alger sur la côte, réputée pour ses plages et pour ses vestiges romains. Quand un rayon de soleil apparaît, une « lumière vibrante se pose sur la mer pure ». © Crédit photo : Wikimedia
En 1953, Albert et Francine Camus n’ont pas encore acheté la belle magnanerie de Lourmarin, dans le Vaucluse. Mais Camus a déjà cette passion pour le Luberon de son ami René Char, cette terre où « des flots de silence rebondissent sur la campagne », où, comme en Algérie, le soleil est parfois si torride que les cigales se taisent.
Il va essayer d’y faire venir sa mère, quelle preuve d’amour. Elle...
Par Isabelle de Montvert-Chaussy - [email protected]
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Albert Camus, un phare qui éclaire notre présent
Alors que nous célébrons le 60è anniversaire de la mort d’Albert Camus, le 4 janvier 1960, il est opportun d'explorer une facette moins connues de sa vie. Écrivain, penseur, dramaturge, essayiste, prix Nobel de littérature en 1957, le nom de Camus semble surtout lié au monde littéraire, mais il ne faut pas oublier qu’il a exercé le journalisme à diverses étapes de sa vie. Il est entré dans le métier à 25 ans en Algérie, sa terre natale, à une âge auquel, encore aujourd'hui, la majorité des futurs journalistes ne sont que stagiaires.
Il a travaillé comme journaliste dans cinq titres différents. Les deux premières à Alger : Alger Républicain et Le Soir Républicain, de 1938 à 1940. On y trouve probablement, comme l’a souligné Jean Daniel, certaines de ses meilleures productions journalistiques, notamment la série de reportages «Misère de la Kabylie», excellent exemple du journalisme d’investigation où il dénonce les conditions de vie inhumaines de la population kabyle. Il a le mérite de s’intéresser à une région oubliée, ignorée par le reste de la presse d’Alger. Camus va là où personne ne l’attend. Il va là où les autres médias ont déserté, pour découvrir ce qui est silencieux. Un bon exemple de ce que doit être la mission du journalisme : révéler les réalités sociales invisibles.
Les démunis, les humiliés
Aujourd’hui comme hier, il y a encore des territoires ignorés des médias. Le jeune journaliste a pénétré dans une de ces « zones de désert » des moyens d'information de son époque. Il a parlé des démunis, des humiliés, de la situation des «sans voix», dénonçant l’exploitation et la misère dans lesquelles ils vivaient. Cette sensibilité sociale et cet engagement de Camus lui venaient probablement de sa fidélité à son origine familiale, très modeste, qui l'unit au destin des opprimés du monde. Il a connu lui-même la misère dans son quartier ouvrier algérois de Belcourt. Il vivait avec sa mère, une femme simple, qui ne savait ni lire ni écrire, qui nettoyait les usines et les maisons, mais avec un grand sens de la dignité, ainsi que sa grand-mère qui avait immigré d’un village de Minorque, Sant Lluis. Il dédia à sa mère analphabète son œuvre inachevée «Le Premier homme» : « A toi qui ne pourras jamais lire ce livre ». Une femme qui a travaillé avec abnégation pour maintenir la famille, après le décès de son mari, Lucien Camus, mort lors de la première première guerre mondiale. De sa mère espagnole, il apprendra à se méfier des lieux de pouvoir. Quand il lui annonce qu’il a été invité au palais de l’Élysée, elle lui répond : « N’y va pas, mon fils, méfie-toi. Ce n'est pas pour nous ». Camus n’ira jamais à l’Élysée. Ni dans aucun palais. Sauf pour recevoir son prix Nobel.
D’Alger à Paris et à « Combat »
Quand les autorités algériennes ferment le quotidien Le Soir Républicain en 1940 –journal qui succède à Alger Républicain pendant un an, après une lutte acharnée avec les censeurs-, Camus devient persona non grata en Algérie et décide de déménager la même année à Paris. Son pacifisme à outrance, et ses dénonciations du fascisme dérangent. Grâce à son ami et mentor Pascal Pia -un érudit qui préférait rester dans l'ombre-, il trouve du travail comme secrétaire de rédaction à Paris-Soir. Peu après, à l’automne 1943, il entre au mythique quotidien Combat -un journal unique dans l'histoire de la presse en France et en Europe-, organe de la Résistance, d’abord comme collaborateur dans la clandestinité, risquant sa vie, puis comme rédacteur en chef et éditorialiste, de 1944 à 1947, incarnant la voix de la Résistance en faveur des réformes démocratiques que le pays devait entreprendre. Il a laissé des écrits mémorables et courageux, parfois à contre-courant des opinions dominantes, comme sa dénonciation de la barbarie qui avait entraîné le lancement de la bombe atomique sur Hiroshima, éditorial publié le 8 août 1945. Camus a été le seul journaliste occidental à signaler cette atrocité nucléaire, quand ses confrères saluent la prouesse technique.
La démocratie et le soutien à l’Espagne républicaine
Dans ses éditoriaux à Combat, disponibles dans une édition rigoureuse réalisée par Levi-Valensi, il critique la violence, les nationalismes, toutes sortes de totalitarismes, ainsi que le dogmatisme et le manichéisme. Tous ses écrits journalistiques sont imprégnés d'une réflexion civique où il défend l'importance du dialogue, vertu cardinale de la démocratie. Son opposition au fascisme s’est traduite par une série d’éditoriaux qui nous invitent à réfléchir aujourd’hui sur la montée de l’extrême droite en Europe. Fidèle défenseur de la République espagnole et de la cause des Républicains jusqu’à sa mort, il a écrit force éditoriaux et articles exigeant le retour de l’Espagne à la démocratie. Il a soutenu sans relâche les exilés espagnols, qui le considéraient comme «l’un des nôtres». Dans l’un des hommages que ceux-ci lui ont rendus à Paris après son prix Nobel en 1957, Camus leur dit : « L’Espagne de l’exil m’a souvent montré une gratitude disproportionnée. Les exilés espagnols se sont battus pendant des années et puis ont accepté fièrement la douleur interminable de l’exil. Moi, j’ai seulement écrit qu’ils avaient raison. Et pour cela seulement, j’ai reçu depuis des années, et ce soir encore dans les regards que je rencontre, la fidèle, la loyale amitié espagnole, qui m’a aidé à vivre. Cette amitié-là, bien qu’elle soit imméritée, est la fierté de ma vie. Elle est, à vrai dire, la seule récompense que je puisse désirer ».
Polémique avec Sartre, adieu au journalisme
En bien d’autres domaines, le temps lui a aussi donné raison. Dans sa célèbre polémique avec Jean-Paul Sartre au sujet de l’existence des goulags en Union soviétique, Camus a été traité de « philosophe pour les classes terminales » par l’auteur de L’Etre et le néant, alors qu'il avait eu raison et avait entrevu les maux que le communisme entraînait. Son dernier adieu au journalisme eut lieu dans une colonne de L’Express, où il collabora pendant un an en 1955, écrivant notamment sur la crise algérienne, une problématique qui le déchira. Toujours à contre-courant, Camus défendait l’option d’une Algérie française, une position incomprise par la majorité de la gauche française qui soutenait l’indépendance. Fermement anticolonialiste, Camus ne cesse d'évoquer sa souffrance, – au-delà de sa position complexe à cette terre où il a ses racines, loin de laquelle il s’est toujours senti exilé.
Journalisme et Littérature
L’exercice du journalisme, la confrontation avec l’actualité ont influencé son œuvre littéraire. Le journalisme lui permet de « dialoguer avec le réel » au travers de l'écriture. « De mes premiers articles jusqu'à mon dernier livre, je n'ai tant, et peut-être trop, écrit que parce que je ne peux m'empêcher d'être tiré du côté de tous les jours, du côté de ceux, quels qu'ils soient, qu'on humilie et qu'on abaisse ». Nous trouvons ici la genèse de l’œuvre postérieure de Camus, tel un Don Quichotte, confronté à des causes qui le révoltent. La publication d'Actuelles I, Actuelles II, et notamment, Actuelles III - ce dernier, où il propose une sélection de ses chroniques algériennes - démontrent la reconnaissance par Camus de la valeur de son travail journalistique. En effet, le journalisme atteint à la même plénitude que la création littéraire. On peut aussi souligner les correspondances entre ses contributions journalistiques et l'œuvre littéraire. Comme l’affirme le professeur Jeanyves Guérin: « l'expérience humaine dans les écrits de Camus s'enracine en grande partie dans son parcours de reporter, puis de chroniqueur, d'Alger républicain à L'Express en passant par Combat ». Inter. La presse et la perte du sens des valeurs Dans le style narratif et sobre de «L’Etranger», son expérience de chroniqueur judiciaire à Alger Républicain et Le Soir Républicain apparaît au procès de Meursault. Il critique l'irresponsabilité d'une presse qui a perdu le sens des valeurs. Dans la deuxième partie du roman, au milieu de la salle d'audience, il écrit : [...] Tout le monde se rencontrait, s'interpellait et conversait, comme dans un club où l'on est heureux de se retrouver entre gens du même monde [...]. Le journaliste s'est adressé à moi en souriant. Il m'a dit qu'il espérait que tout irait bien pour moi. Je l'ai remercié et il a ajouté : « Vous savez, nous avons monté un peu votre affaire. L'été c'est la saison creuse pour les journaux. Et il n'y avait que votre histoire et celle du parricide qui vaillent quelque chose ». On peut aussi évoquer d'autres héritages journalistiques dans sa production littéraire. Par exemple, le personnage de Rambert de La Peste : un journaliste qui finit par être engagé dans la lutte contre la peste, allégorie du nazisme, mais qui condamne tous les totalitarismes. Précisément, dans La Peste, on trouve des formulations proches de la série des éditoriaux « Ni victimes ni bourreaux » (1946) de Combat.
Une référence dans l’exercice du métier
Camus fut journaliste à plein temps à quelques périodes de sa vie, toutes vécues avec intensité. Il se découvre une passion pour le journalisme : « cette profession est une des plus belles que je connaisse ». En 1951, il avoua son envie de revenir au métier. Il a pratiqué divers genres : reportage, chronique judiciaire à ses débuts, en passant par l’éditorial et la colonne, quand il est déjà un écrivain reconnu et engagé. Précurseur des revendications déontologiques des médias, il détestait la presse à sensation, dénonçait l’instantanéité de l’information, les fausses informations, la dictature de l’audimat. Il a écrit : «L’important n’est pas d’être le premier, mais le meilleur». Il a défendu et pratiqué un journalisme libre, critique et indépendant, pilier de la démocratie. Sa lucidité et son regard visionnaire nous parlent au présent. Albert Camus reste aujourd'hui une référence pour l’exercice de la profession journalistique pour sa conception exigeante du métier, fondée sur la rigueur dans la recherche de la vérité, l’indépendance et l’honnêteté intellectuelle. Dans ses articles, on trouve non seulement des dénonciations de la barbarie, du terrorisme et des victimes, mais aussi un combat acharné contre les injustices et les inégalités sociales. Ses articles continuent de résonner dans nos consciences contemporaines.
Mais aussi un bréviaire de résistance
Dans le contexte actuel marqué par les manifestations sociales aux quatre coins de la planète, face aux débordements du néolibéralisme et du capitalisme sauvage qui laissent tant de gens dans le caniveau, relire les écrits journalistiques de Camus peut servir de manuel de résistance. Et de bréviaire pour les journalistes. Face à la corruption qui mine la vie publique dans de nombreux pays, l’auteur de «L’Homme révolté» a préconisé l’importance de la morale en politique. Aujourd’hui plus que jamais face à la montée des Fake-news, sa devise “Résister, est de ne pas tolérer le mensonge”, indique le chemin du journalisme rebelle. Il fait aussi appel à la responsabilité sociale des journalistes dans l’utilisation du langage comme instrument de consensus : « Mal nommer les choses, c’est ajouter au malheur du monde ». Son éditorial du 31 août 1946 indiquait un objectif ambitieux : libérer les journaux des servitudes de l’argent et leur donner un ton et une vérité qui mettent le public à la hauteur de ce qu’il y a de mieux en lui. Dans un article censuré le 25 novembre 1939 au Soir républicain, intitulé « Manifeste du journaliste libre », il écrit : « Un journal indépendant donne l'origine de ses informations, aide le public à les évaluer, répudie le bourrage de crâne, supprime les invectives, pallie par des commentaires l'uniformisation des informations et, en bref, sert la vérité dans la mesure humaine de ses forces. Cette mesure, si relative qu'elle soit, lui permet du moins de refuser ce qu'aucune force au monde ne pourrait lui faire accepter : servir le mensonge ».
La volonté d’être un homme libre
Ce qui est singulier dans l’œuvre d’Albert Camus, tant littéraire que journalistique, et fait qu'il demeure donc si contemporain, c’est l’unité et la cohérence de sa pensée, dans sa recherche de la compréhension du monde, dans sa sensibilité et son empathie sociale à l’égard des opprimés, dans sa dénonciation de la souffrance de l’innocent et, en définitive, dans sa ferme volonté d’être un homme libre. Face à la perte de crédibilité des médias, - le dernier baromètre de Kantar-La Croix nous alerte de la défiance des Français envers les moyens d'information qui atteint en France son plus haut niveau depuis 1987-, l’œuvre journalistique de Camus reste un phare, une boussole pour la pratique du meilleur journalisme.
Par Par Maria Santos-Sainz, maître de conférences à l’Institut de journalisme Bordeaux Aquitaine, Université Bordeaux Montaigne.
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