Nous publions la seconde partie de l’interview que le philosophe russe Alexandre Douguine, dont la fille vient d’être lâchement assassinée dans un attentat terroriste à la voiture piégée qui le ciblait, a accordée à Algeriepatriotique en 2013.
Algeriepatriotique : Vous avez rencontré, le mois dernier, Cheikh Imran Hosein dans le cadre de «l’établissement d’un nouveau dialogue interreligieux entre chrétiens orthodoxes et musulmans contre le sionisme». Quelles ont été les conclusions de cette rencontre ?
Alexandre Douguine : Nous considérons ce dialogue dans un contexte plus large et pas uniquement dans le cadre de la lutte contre le sionisme. Ce dialogue est établi pour organiser le monde multipolaire, où les identités essentielles devront être religieuses. Il faut commencer par l’entente entre musulmans et chrétiens parce que nous luttons pour un monde multipolaire contre le monde unipolaire, avec l’aide des identités religieuses différentes qui peuvent coexister harmonieusement contre l’idéologie libérale totalitaire. Le sionisme est une force locale très négative au niveau de la géopolitique parce qu’il suit les ordres de Washington. En même temps, il y a d’autres collaborateurs de Washington dans la région, certains pays et tendances islamiques qui sont dans la même situation qu’Israël. Israël participe aux côtés de beaucoup de pays musulmans dans l’attaque contre la Syrie.
Je crois que le sionisme est en quelque sorte le petit Chaïtan, alors que les Etats-Unis avec leur manie de vouloir contrôler le monde sont le grand Chaïtan. C’est ce qu’on peut appeler dans la terminologie musulmane le grand Dajjal et le petit Dajjal. Nous, chrétiens orthodoxes, Cheikh Imran Hosein et les autres représentants de l’islam traditionnel voulons créer le front contre ce que nous appelons Antéchrist (Dajjal pour les musulmans), car nous identifions le principe du mal dans la volonté des Etats-Unis à vouloir créer le monde unipolaire avec l’OTAN et l’Occident comme force unique et absolue. Nous contestons cette volonté et nous pensons que la stratégie de notre ennemi commun consiste à nous séparer et nous mettre dans une position de haine mutuelle, c’est-à-dire musulmans contre orthodoxes et orthodoxes contre musulmans. Nous comprenons bien cette ruse et nous voulons organiser le front commun de musulmans et de chrétiens qui luttent pour leur identité, un front commun contre un ennemi commun. C’est l’idée que partage le vénérable Cheikh Imran et je crois que les forces patriotiques de la Russie, entre autres notre président, pensent dans le même sens.
Dans l’eschatologie islamique, il est dit que les musulmans feront une alliance avec les Rums (chrétiens orthodoxes) pour lutter contre un seul et commun ennemi : le sionisme. Est-il mentionné dans l’eschatologie chrétienne pareille alliance ?
Non, cette alliance est propre à l’eschatologie islamique. Une alliance avec les Rums – l’apparition de Jésus-Christ à Damas, vers la fin du monde comme disent les hadiths – n’est pas citée dans l’eschatologie chrétienne traditionnelle, parce que tout simplement l’islam n’y est pas mentionné explicitement. Il n’y avait pas les autorités qui affirmaient cette alliance. Ce qu’il y a, par contre, c’est l’idée qu’en Occident apparaîtra l’Antéchrist que les chrétiens devront combattre avec les autres peuples qui refuseront son royaume. On peut interpréter cela dans le sens de notre alliance avec les musulmans. En revanche, il y a une indication particulièrement précise comme dans l’eschatologie musulmane qui nous concerne en tant que chrétiens et d’autres données assez claires qui nous aident à identifier l’Antéchrist dans le monde unipolaire que sont les Etats-Unis et l’OTAN.
Pensez-vous que l’alliance des trois religions monothéistes est possible ?
Je crois qu’il y a un noyau traditionnel dans les religions abrahamiques qui est contre toutes les formes de déformation. Parmi les autres confessions chrétiennes, l’Eglise orthodoxe est la plus traditionnelle, la plus antimoderne et la plus conservatrice de toutes. Nous pouvons nous entendre avec les représentants de l’islam traditionnel basé sur l’autorité coranique et je crois que les chrétiens traditionalistes peuvent s’entendre avec les musulmans traditionalistes. Il ne s’agit pas d’une alliance des religions, mais plutôt entre les forces traditionalistes au sein de l’islam et au sein de l’orthodoxie chrétienne. Dans ce cas précis, la vision du Cheikh Imran Hosein correspond à ce que pensent la majorité des chrétiens orthodoxes russes. Chose intéressante de la part d’un musulman qui expose des idées proches de ce que nous pensons. Nous étions merveilleusement surpris de découvrir qu’un représentant de l’autorité musulmane à l’image de Cheikh Imran, respecté dans le monde musulman, possède la même vision eschatologique que nous.
Il y a aussi d’autres cercles religieux juifs, comme les Neturei Karta qui refusent l’Etat d’Israël et la politique impérialiste du sionisme ainsi que la puissance globale des Etats-Unis, malheureusement, ils sont minoritaires. J’ai même essayé d’instaurer le contact avec les juifs traditionalistes d’Israël, mais c’était un échec parce qu’ils n’acceptaient le dialogue qu’à condition d’appuyer leur politique sioniste. Il y a beaucoup de difficultés à développer le dialogue amical avec le cercle juif traditionaliste. Avec quelques cercles traditionnels tels que les Neturei Karta, hostiles au sionisme, le dialogue est possible. Donc, théoriquement, c’est possible, mais pas avec les orthodoxes israéliens qui considèrent qu’Israël et les juifs sont le centre du monde.
Vous avez développé une quatrième théorie politique après que les trois précédentes – le capitalisme, le communisme et le fascisme – ont failli. Peut-on considérer cette théorie comme étant une alternative à l’hégémonie du pôle occidental libéral ?
C’est précisément de cette théorie politique dont nous avons besoin. Mon livre intitulé Quatrième Théorie politique a été traduit en plusieurs langues dont le perse. L’idée est quand on commence à faire de la politique, on se met toujours dans la situation de répéter l’expérience occidentale, parce que tous les partis politiques et idées politiques sont modernes et européens. Les trois idéologies politiques modernes – le capitalisme, le communisme et le fascisme – sont occidentales, européennes et modernes en même temps. Et si nous voulons sortir des limites idéologiques modernistes et occidentalistes, nous devrons dépasser la politique imposée par l’Occident. Si nous refusons le libéralisme, nous ferons appel au communisme ou au nationalisme, c’est, en quelque sorte, faire appel à une impasse idéologique également. Nous devons rejeter en bloc les trois idéologies politiques et imaginer une quatrième qui ne sera ni moderne ni occidentaliste.
Nous les Russes, nous avons notre propre histoire, notre propre système de valeurs qui n’est ni nationaliste, de par notre société polyethnique, ni libéral, car nous ne sommes pas individualistes, ni communistes, puisque le communisme a été rejeté par notre société. Nous ne voyons pas notre politique future dans le cadre des trois idéologies proposées par l’Occident. Je crois qu’il y a la même situation en Iran. Ce dernier n’est ni libéral, ni nationaliste, ni fasciste, ni communiste. Pour le monde arabe, la seule solution est d’élaborer la version arabe de la quatrième théorie politique parce que tous les clivages entre gauche et droite, libéraux, communistes et nationalistes se trouvent dans le contexte de la manipulation de l’Occident. Il faut aller au-delà. Et il ne s’agit pas de prendre quelques exemples déjà prêts.
Il faut imaginer et construire une quatrième théorie politique pour chaque société. Pour nous, ça sera une théorie politique basée sur les principes chrétiens orthodoxes. Pour le monde arabe, je crois que ça devra être la quatrième théorie politique fondée sur l’identité arabe et les valeurs musulmanes traditionnelles. Mais cela reste à faire, car ce n’est pas une chose qui existe. Ma théorie n’est qu’une invitation à imaginer quelque chose d’autre au-delà de la modernité politique pour être libre et brave.
Vous prônez un néo-eurasisme dont l’objectif est de créer un monde multipolaire de différentes civilisations pour lutter contre l’impérialisme. Mais pour qu’une pareille alliance soit possible, vous insistez sur l’intégration de l’espace post-soviétique. Pouvez-vous être plus explicite ?
Dans le monde actuel, l’Etat national n’est pas assez suffisant pour être un pôle indépendant et souverain. Nous avons d’autres critères pour la souveraineté. Nous ne pouvons pas être un Etat national et souverain en même temps. Seulement un grand espace intégré peut être un pôle souverain dans le monde multipolaire. Il aura une quantité de pôles beaucoup moindres que la quantité des Etats nationaux existants. Pour créer un pôle avec une certaine indépendance, il faut intégrer le grand espace. L’Allemagne, la France ou l’Italie d’aujourd’hui ne peuvent plus être souverains. C’est uniquement l’Europe tout entière qui peut l’être. La Russie, également, ne peut être vraiment souveraine sans l’intégration de l’Union eurasienne. Prenons l’exemple de l’Algérie, qui n’est pas, aussi, un pays souverain. Mais le monde arabe, tout un ensemble, peut devenir souverain. Par contre, la Chine peut être souveraine grâce à sa démographie et au grand espace, mais aussi en faisant l’intégration avec Taïwan et les autres pays qui partagent la culture chinoise.
L’idée du monde multipolaire présuppose l’intégration régionale et non globale. L’Union eurasienne est l’idée que nous avons formulée, nous les eurasistes, et que Poutine a acceptée, en déclarant le développement de notre pays par la création de l’Union eurasienne ; cette idée est la seule qui garantit les bases pour la multipolarité véritable. C’est seulement avec l’intégration de grands espaces que nous pouvons avoir l’espoir de créer le monde multipolaire. Il s’agit pour nous d’être un pôle de ce monde, car la Russie seule ne peut pas l’être. Et pour ce faire, nous avons besoin de l’intégration des autres pays qui sont culturellement et historiquement proches de nous. La même chose peut se faire pour le monde arabe.
Si les Arabes veulent être libres dans le monde multipolaire – dans une autre version du monde, ils ne seront jamais libres parce qu’ils seront toujours dirigés et manipulés par les Américains –, ils doivent aussi s’intégrer. Cela ne veut pas dire qu’il doit s’agir d’un Etat national panarabe. Il pourrait s’agir d’une confédération d’Etats partageant la même stratégie civilisationnelle et géopolitique. Quelque chose comme l’Union eurasienne, mais pour l’union arabe nord-africaine.
Cette vision que vous donnez de l’eurasisme n’est-elle pas utopique ?
Oui, mais par les utopies, le monde pose toujours les buts qui sont très difficiles à atteindre, mais qu’il peut par la suite réaliser. Un exemple : je crois que dans le cas du Prophète Mohamed, il était utopique de songer au grand monde musulman, mais malgré cela, lui et ses khalifats ont créé ce monde. Gengis khan, également, lui qui était un chef d’une petite tribu faible et qui a commencé seul. A sa jeunesse, il était propriétaire d’un petit cheptel, vers la fin de sa vie, il avait établi le plus grand empire de toute l’Histoire. Vous voyez, c’est très bien d’être utopique. Il faut créer les grands objectifs tout en s’appuyant sur notre foi en Dieu, parce que pour Dieu tout est possible. Si on agit en harmonie avec la providence pour le bien-être des peuples et la défense de notre identité, rien n’est impossible.
Interview réalisée par Kahina Bencheikh El-Hocine
août 25, 2022 - 3:50
https://www.algeriepatriotique.com/2022/08/25/interview-du-philosophe-russe-alexandre-douguine-a-algeriepatriotique-ii/
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