En Colombie, l’élection historique d’un président issu de la gauche
Assassinats ciblés, divisions politiques, pauvreté galopante… Cinq ans et demi après la signature des accords de paix entre le gouvernement colombien et les Forces armées révolutionnaires de Colombie (FARC), le découragement gagne les anciens guérilleros. L’arrivée au pouvoir de M. Gustavo Petro et d’une coalition de gauche, une première dans l’histoire du pays, ravive néanmoins l’espoir.
Newsha Tavakolian. – Portrait de Jimena, 18 ans, membre des FARC depuis ses 14 ans, État du Cauca, 2017
ls ont troqué leurs vestes de treillis kaki et leurs légendaires bottes en caoutchouc contre des tee-shirts blancs et des chaussures assorties. Certains portent ces reliques garnies de fleurs. À Bogotá, le 7 mars 2022, environ deux cents anciens combattants des Forces armées révolutionnaires de Colombie - Armée du peuple (FARC-EP) sont venus de tout le pays pour une « marche de pèlerinage pour la vie et la paix ». « Attention à ne pas gêner la circulation », réclame un organisateur à l’adresse des marcheurs et marcheuses, tandis que le cortège s’engage sagement sur la Septima, l’artère principale de la capitale colombienne. Les ex-guérilleros se sont convertis à la manifestation légale et au pacifisme.
À bout de bras, ils brandissent les portraits en noir et blanc de leurs camarades assassinés. « Manuel Antonio González Buelva. 1988-2019 » : à 31 ans dont douze passés dans la guérilla, Manuel était devenu chauffeur de moto-taxi et venait d’avoir une fille, raconte le père du défunt, qui défile avec sa photo. Quinquagénaire au visage fin orné d’une moustache en chevron, il a lui-même donné vingt-sept ans de sa vie à la lutte armée et représente aujourd’hui Comunes, le parti politique des FARC issu des accords de paix, dans sa région.
Depuis la ratification définitive, en novembre 2016, des accords entre les FARC et le président Juan Manuel Santos (2010-2018), 333 ex-guérilleros, soit 2,5 % des 13 000 signataires engagés dans les processus de réincorporation, ont été assassinés. À ce jour, aucun cas n’a été jugé. Face à cette vague d’assassinats, la Cour constitutionnelle colombienne a déclaré, fait rare, l’état de fait inconstitutionnel en janvier 2022, reconnaissant la « violation constante et massive des droits fondamentaux de cette population et l’omission des autorités responsables pour adopter des mesures adéquates ». Cette décision stigmatise l’échec de l’État à protéger ces anciens combattants désarmés, en dépit du recrutement de 1 800 gardes du corps, principalement d’ex-guérilleros formés au sortir de la guerre, au sein de l’Union nationale de protection (UNP). « La solution n’est pas de mettre un garde du corps derrière chaque camarade. Nous n’aurions pas besoin de tout cela si le gouvernement respectait les accords : les groupes paramilitaires n’ont pas été démantelés, la substitution intégrale des cultures de coca n’avance pas… », analyse M. Julio César Orjuela, alias Federico Nariño, ancien commandant et membre de la délégation de négociateurs des accords à Cuba.
Près de six ans après la fin de la guerre, la société colombienne pourrait paraître emprunter une voie progressiste. Le mouvement du paro nacional (grève nationale), en 2021, s’est opposé à une réforme fiscale qui menaçait de creuser encore davantage les inégalités sociales. En mars 2022, l’avortement a été dépénalisé par la Cour constitutionnelle. Et, le 19 juin dernier, le pays a élu pour la première fois de son histoire un président issu de la gauche et une vice-présidente afrodescendante, M. Gustavo Petro et Mme Francia Márquez, qui ont réuni derrière eux une vaste coalition allant des communistes au centre gauche sous la bannière du Pacte historique.
Toutefois, les quatre ans de présidence de M. Iván Duque (Centre démocratique, droite), fidèle héritier de M. Álvaro Uribe, l’ancien président hostile aux négociations avec les guérillas, ont mis un coup d’arrêt au processus de paix. Ainsi, sur les cent sept lois nécessaires à l’application réglementaire des accords négociés à La Havane, seules cinq furent promulguées sous sa mandature. Le pays est toujours rongé par la violence et les conflits armés. Le Comité international de la Croix-Rouge (CICR) en dénombre au moins quatre opposant l’armée à des groupes non gouvernementaux (1). En 2021, les Nations unies ont recensé 73 300 personnes déplacées et 150 victimes de mines antipersonnel (2). « La situation ne cesse de se dégrader depuis 2017, l’année où le conflit avait atteint sa plus basse intensité ces dernières années, analyse un historien spécialiste du conflit, qui préfère rester anonyme. Le paramilitarisme est moins visible, mais il se renforce. Toutes les conditions sont réunies pour voir émerger un nouveau cycle de violence d’ici peu, à moins que nous n’y soyons déjà. » Il ne s’agirait plus d’une lutte armée aux objectifs politiques — faire la révolution, construire le socialisme… —, mais de viser à contrôler les territoires délaissés par l’État en taxant les activités qui y prospèrent, notamment la culture de la feuille de coca et le narcotrafic. Quant au retour à la vie civile des anciens combattants, tant sur le plan politique que socio-économique, la situation est fragile, et les jolies histoires sont moins nombreuses que les échecs.
« Depuis 1964, le problème est toujours le même »
À Bogotá, dans le quartier de Teusaquillo, M. Pastor Alape reçoit au Lubianka, un bar au nom un brin provocateur, évoquant l’immeuble des polices politiques soviétiques, tenu par d’anciens combattants. Veste en jean et Converse aux pieds, cet ancien commandant du bloc Magdalena Medio, l’une des sept divisions de l’armée des FARC, chacune composée de plusieurs dizaines de fronts, fut également membre du secrétariat, la plus haute instance de la guérilla. M. Alape est aujourd’hui délégué du parti Comunes au sein du Conseil national de réincorporation (CNR), une institution paritaire composée de représentants du gouvernement et des FARC. Quatre véhicules blindés et le double d’agents de sécurité gardent l’entrée du bar, tandis qu’à l’étage on décapsule des bières en bouteille baptisées en son honneur Alap(e)az. Les microbrasseries et les bars tenus par d’ex-guérilleros ont fleuri dans le quartier ces dernières années.
Ce n’est néanmoins pas dans la bière mais à travers le développement de coopératives agropastorales que les négociateurs de La Havane avaient prévu la réincorporation économique de leurs troupes, majoritairement d’origine paysanne. Les accords laissaient aussi la possibilité aux ex-guérilleros de démarrer leur petite entreprise en solo. Que le projet concerne une coopérative ou une entreprise individuelle, chaque signataire des accords de paix pouvait prétendre à un coup de pouce de départ de 8 millions de pesos (environ 2 000 euros). « Fin 2021, détaille M. Alape, 116 projets collectifs, dont 80 % agropastoraux, regroupant 3 855 signataires ont été approuvés par le CNR pour un coût total de 43,5 milliards de pesos, dont 27,5 % de fonds de la coopération internationale. » Du côté des projets individuels, l’Agence nationale de réincorporation (gouvernementale) en a validé près de 4 000. Au total, un peu plus de la moitié des anciens FARC auraient trouvé leur place dans le processus.
Quelques projets-phares, comme les sacs à dos La Montaña fabriqués dans l’Antioquia par des anciens du front 36, ont offert aux autorités du pays une vitrine idéale pour le processus de paix. Seulement voilà : « Aucun des projets collectifs approuvés n’est encore pérenne, relève sans fioritures M. Alape. En ce qui concerne les projets individuels, la situation est pire : 90 % sont en train de couler, d’après notre enquête de suivi. Avec les 8 millions, on achète trois machines à laver pour ouvrir une laverie ou quelques vaches, difficilement plus. » Les institutions gouvernementales se sont hâtées de financer des projets individuels voués à la banqueroute, au détriment des projets collectifs, tout en torpillant la capacité d’action d’Ecomun, l’institution dirigée par les anciens combattants, qui devait initialement gérer le fonds de subventions pour le financement des coopératives.
Loin de la capitale, dans les territoires, les coopératives démarrent à peine, les subventions ayant tardé à être débloquées. Sans compter les difficultés d’accès à des terres cultivables. « Depuis le début de la guerre en 1964, la situation a peu évolué. Le problème est toujours le même », dit en soupirant Mme Erika Montero, ancienne commandante du front 34 et représentante de Comunes dans l’espace territorial de formation et de réincorporation (ETCR) de Llanogrande (Antioquia). La terrasse de la maison qu’elle partage avec son ex-guérillero de mari, M. Isais Trujillo, ex-commandant du bloc nord-occidental, embrasse une vue plongeante sur ce campement niché au creux du massif du Paramillo. M. Trujillo rappelle que la réforme rurale intégrale obtenue par les FARC prévoyait la régularisation de 7 millions d’hectares cultivés par des paysans sans titres, et la distribution par l’État de 3 millions d’hectares à des paysans sans terre (dont les FARC). À ce jour, le cadastre est toujours en cours d’élaboration et, contrairement aux annonces de l’Agence nationale de la terre, qui prétend avoir redistribué 400 000 hectares, une enquête publiée dans El Espectador révèle qu’il s’agirait en fait de moins de 3 000 hectares (3)…
Situé à sept heures de Medellín via une route chaotique, l’espace territorial de Llanogrande ressemble en tout point aux vingt-trois autres camps disséminés sur le territoire : de longs baraquements à l’ossature métallique surmontés de toits en tôle et ceints de murs en plaques de plâtre. Ils étaient prévus pour durer six mois. Les habitants les plus tenaces les ont peints de couleurs vives, ont planté des bégonias et des yuccas. À l’arrière des bâtiments, poulaillers et potagers de subsistance se fraient une place sur le coteau abrupt. La coopérative agropastorale du camp, Agroprogreso, vient enfin d’obtenir un terrain de 250 hectares pour un projet d’élevage bovin à double usage (viande et lait), situé à deux heures de route. Le bétail n’a pas encore été acheté. Un autre projet de culture de citrons devrait aussi voir le jour, tandis qu’une première récolte de café a eu lieu cette année.
La coopérative, qui comptait également développer l’écotourisme avant que la pandémie ne mette un coup de frein à ses ambitions, avait déjà reconstitué un campement guérillero en vue d’un tour guidé et ouvert une petite auberge, accueillant parfois des naturalistes en mission dans la réserve naturelle du Paramillo. Pour l’heure, le site ne permet pas de faire vivre les habitants du camp. Le versement de la renta basica (90 % d’un salaire minimum, soit environ 215 euros) et de l’aide alimentaire, régulièrement renégociées, ne suffit pas à faire vivre des familles qui se sont considérablement élargies au sortir de la guerre au fil des naissances et des regroupements familiaux (38 % des Colombiens se trouvaient en situation de pauvreté en 2021 (4) ). Sur 320 combattants venus déposer les armes à Llanogrande, moins d’une centaine vivent encore dans ce camp isolé.
Alors que le développement des coopératives patine, la vie collective qui structurait le quotidien des anciens guérilleros s’étiole. À Llanogrande, la rancha, préparation collective des repas, ne se pratique plus que pour quelques rares occasions, à Noël et au jour de l’An. Dans l’espace territorial de Pondores (La Guajira), les petits cadenas accrochés à chaque porte de WC indiquent que le ménage n’est plus une tâche partagée. À San José de Léon (Antioquia), le convite (chantier collectif) du samedi matin, convoqué pour réparer la route qui descend au village, ravinée par les intempéries, est annulé faute de volontaires. Mme Montero reconnaît la difficulté de la transition d’une organisation hiérarchique à l’autogestion. « On n’était pas préparés à ça. Dans la guérilla, on avait l’habitude de dire “papa FARC et maman FARC”. L’organisation te fournissait tout ce dont tu avais besoin, même si “tout ”, ce n’était pas grand-chose : un sac à dos, une arme, des vêtements, à manger et un bon infirmier. »
« Le gouvernement ne respecte pas les accords »
Contrairement à ce que l’on aurait pu imaginer, les ETCR ne sont pas devenus des villages communistes autogérés. Mme Tanja Nijmeijer met en garde contre les projections formulées depuis l’extérieur : « Non, ce n’est plus pareil, mais comment cela pourrait-il l’être ? La situation n’est plus la même que lorsqu’on était dans le maquis à vivre tous ensemble. Nous sommes désormais plongés dans la société capitaliste qu’on le veuille ou non. » Entrée dans la guérilla au début des années 2000, la Néerlandaise des FARC vit à l’abri des regards, au pied des montagnes de Cali. Après sa démobilisation, elle a repris des études à l’université, dispense des cours d’anglais en ligne et vient de publier une autobiographie aux Pays-Bas. Figurant toujours sur la liste rouge d’Interpol pour avoir servi de traductrice à des militaires américains capturés par les FARC, elle ne peut sortir de ce pays devenu pour elle « une jolie prison ».
« Je pense qu’il y a eu une période de “chacun pour soi et sauve qui peut” au sortir de la guerre, mais que les valeurs ne se sont pas perdues et qu’on va progressivement retrouver du collectif, insiste-t-elle. Moi-même, j’ai senti ce besoin de me déconnecter. Maintenant j’ai mon boulot, ma maison et je veux m’investir dans notre coopérative. Ça me donne beaucoup d’espoir ! » Avec son compagnon, elle travaille à la création d’une boutique en ligne pour commercialiser les produits de la coopérative agropastorale de leurs camarades… À l’autre bout du pays, près de Carthagène, Mme Audrey Millot, la seule combattante française des FARC, engagée pendant quinze ans dans la guérilla, croit elle aussi en l’émergence d’une économie sociale et solidaire : « Dans ce processus en construction, nous allons devoir concurrencer le capitalisme dans sa version néolibérale. C’est le seul combat qui semble, pour l’instant, à notre portée », confie-t-elle.
Leur optimisme inébranlable ne laisse aucune place aux illusions sur la stratégie de sortie du conflit. « Nous avons été naïfs concernant la remise des armes, analyse Mme Nijmeijer. Dans le cadre d’une négociation — et ce mot est important —, la contrepartie devait être un certain nombre de changements, une réforme agraire, la démocratisation des institutions, un plan de substitution des cultures de coca… Mais comment exiger aujourd’hui le respect de ces accords ? » Ce constat est partagé par beaucoup, y compris parmi les anciens. Dans un petit appartement de rez-de-chaussée, à l’abri de la chaleur écrasante du centre-ville de Cali, M. Miguel Pascuas abonde : « Je pense que si cela avait encore été Manuel Marulanda, Jacobo Arenas, Alfonso Cano qui dirigeaient les FARC, nous aurions accepté la paix, mais nous n’aurions pas rendu les armes. Nous les aurions rangées et contrôlées. Aujourd’hui, le gouvernement ne respecte pas les accords. Et c’est pour cela que certains retournent à la guérilla. » À 81 ans, M. Pascuas est le dernier fondateur des FARC encore en vie. Entouré par deux de ses filles qui veillent sur lui, le vieux commandant parle d’une voix douce parfois hésitante, les mains jointes entre les genoux. Il ne se repent de rien, car « il n’y avait pas d’autre choix que la guérilla à l’époque », ni ne témoigne d’aucune complaisance à l’égard des actuels groupes armés « très désorganisés » comptant dans leurs rangs de nombreux « bandits » qui tuent des civils innocents, lorsqu’ils ne se tirent pas dessus entre eux. « J’ai été sérieux dans la guerre, je veux l’être autant dans la paix », répète l’ancien commandant.
De passage dans l’espace territorial de Pondores, non loin de la frontière vénézuélienne, M. Benedicto González ne mâche pas ses mots concernant la direction des ex-FARC. Issu des Jeunesses communistes, il assumait des responsabilités dans l’éducation et la propagande au sein du front 41. Resté en Colombie lorsque la délégation de négociateurs prit la direction de La Havane, il occupa un rôle encore plus important. « Nous avions fixé des lignes blanches. Il n’était pas question d’accepter le processus de sortie de conflit sur le modèle “Désarmement, démobilisation et réinsertion” (DDR) des Nations unies. Concrètement cela signifiait qu’on ne rendait pas les armes, on acceptait juste de les déposer, comme l’avait fait l’IRA [Armée républicaine irlandaise]. On ne se démobilisait pas, on se mobilisait sur le terrain politique. On ne se réinsérait pas puisqu’on n’a jamais été coupés de la société. Or c’est ce qui a fini par se passer. Les gens se sentent trompés, et la direction a une responsabilité là-dedans. » Remplaçant temporaire au Congrès de Jesús Santrich — ancien dirigeant des FARC et négociateur des accords, partisan d’une ligne ferme à l’égard du gouvernement, tué par des mercenaires en mai 2021 —, il a quitté le Conseil national d’un parti dans lequel il ne se reconnaît plus.
Baptisé lors de son arrivée au Congrès Force alternative révolutionnaire de Colombie (FARC), le parti s’est doté d’un nouveau nom en 2021. « J’ai proposé que l’on change ce nom, car FARC porte la charge du conflit, de la guerre et de la désolation », justifiait son président, M. Rodrigo Londoño, alias Timochenko, interviewé par la radio La FM, le 25 janvier 2021. S’ils ont abandonné la stratégie de la lutte armée et leur dénomination historique, les ex-FARC embrassent-ils toujours un projet communiste révolutionnaire ? « Le nom Comunes est lié à cette conception idéologique », rassure M. Carlos Antonio Lozada, alias Julián Gallo, l’ancien commandant du bloc oriental et membre du secrétariat des FARC, qui nous reçoit dans son bureau aux murs dépouillés du siège du parti, situé dans le quartier de La Soledad.
« Nous voulons démocratiser la société colombienne »
Tête de liste au Sénat, réélu pour un second mandat, il était encore en campagne quelques semaines plus tôt, distribuant aux promeneurs du dimanche en quête de verdure sur le Park Way des tracts estampillés d’une colombe de la paix surmontée d’une rose rouge, le nouveau logo de Comunes. Malgré dix sièges au Congrès (cinq au Sénat, cinq à la Chambre des représentants), attribués d’office par les accords de paix pour deux mandatures de quatre ans, les militants de Comunes ont joué le jeu de la campagne électorale pour tenter de convaincre et construire une base électorale en prévision de 2026. « Nous voulons démocratiser la société colombienne. Cela n’a pas l’air d’une proposition révolutionnaire vu d’Europe, mais ici ça l’est totalement », reprend le sénateur dans un demi-sourire. S’ensuit une analyse marxiste orthodoxe de la situation économique du pays : la Colombie en serait toujours à une étape prémoderne de son développement, l’atteste l’état de la propriété terrienne, fondée sur le « modèle féodal » du latifundium. Il faudrait donc, d’après le sénateur sortant, commencer par « développer le capitalisme avant de parler d’une société postcapitaliste ». Et de conclure : « C’est toujours notre objectif mais il n’est pas réalisable pour le moment. Quiconque l’affirme est un rêveur. »
Lorsqu’il s’agit de justifier les faibles résultats de Comunes aux législatives de mars 2022 (52 000 voix, soit 0,15 %), l’argument est identique : leurs sièges au Congrès étant assurés, les sympathisants auraient préféré donner sa chance au Pacte historique de M. Petro et Mme Márquez. Les délégués du parti se refusent à y voir un vote de défiance. Toutefois, même après plus de cinquante ans de lutte pour la défense des plus démunis, l’étiquette FARC fait difficilement recette. À Turbaco, une ville de 70 000 habitants près de la côte caraïbe, l’ex-guérillero Julian Conrado a été l’unique ex-membre des FARC élu à la tête d’une municipalité de cette taille lors des municipales de 2019. Pour l’emporter, il choisit l’étiquette « Colombia Humana » (centre gauche). Dans sa profession de foi, il remplace la revendication « Paix et justice sociale » de ses anciens camarades par un slogan plus consensuel : « En aimant, nous vaincrons. » Les ravages d’un demi-siècle de guerre, la suprématie du discours médiatique les présentant comme des narcoterroristes, ainsi que la bascule démographique ville-campagne, ont isolé les FARC, essentiellement rurales, d’une partie de la population colombienne. Tandis que, parmi les guérilleros, la dissolution de l’organisation hiérarchique a creusé les divisions politiques et fait émerger des voix divergentes. Les congressistes et anciens commandants, Mme Victoria Sandino et M. Benkos Biohó, ont créé en 2021 leur propre mouvement, baptisé Avanzar, en marge du parti Comunes. La rupture a été consommée le 22 juillet dernier, par un communiqué signé par plus de deux cents anciens combattants des FARC, dont Eliana, la plus ancienne guérillera de l’organisation, dénonçant le népotisme et les pratiques clientélistes de Comunes.
Newsha Tavakolian. – Dans le cadre des accords de paix, formations organisées par les FARC pour préparer ses membres au retour à la vie civile, État du Cauca, 2017
Un autre bouleversement majeur dans l’organisation des ex-FARC depuis la sortie du conflit est le recul de l’égalité de genre. Le retour à la vie civile de 13 000 personnes issues d’une microsociété où l’égalité femmes-hommes était de rigueur aurait pu infuser au-delà. Il en a été autrement. « Certains camarades se sont mis en couple avec des civiles trop habituées à être soumises, et ils ont vite oublié qu’au sein des FARC on faisait tout à égalité, la cuisine, la lessive et la guerre », tempête Mme Yudis Cartagena, vice-présidente de l’espace territorial de Pondores, qui assume seule la charge de son père, de sa fille handicapée et de sa petite-fille, qu’elle élève. Quant aux guérilleras, elles payent cher leur réinsertion dans une société patriarcale et machiste. Selon l’expression désormais consacrée, elles sont passées « du fusil aux casseroles ».
La naissance d’enfants par centaines avec le « baby-boom de la paix » a engendré une brusque réassignation à des rôles sociaux genrés. Dans le maquis, il était non seulement impensable mais interdit de faire des enfants. À partir de 2016, à l’approche de la signature des accords de paix, les bombardements et les longues marches dans la forêt ont cessé. « Quand les femmes sont arrivées dans les espaces territoriaux pour déposer les armes, beaucoup étaient enceintes ou avec des bébés dans les bras. Il y en a eu en abondance. Or il n’y avait pas de garderie, rien n’avait été pensé pour les enfants. Elles se sont donc retrouvées avec la charge du soin et de l’éducation », se souvient Mme Sandino, commandante devenue sénatrice. Elle admet avoir pris conscience tardivement du fait que l’égalité entre combattants et combattantes tenait plus de la nécessité, dans un contexte de guerre, qu’à une profonde adhésion aux idéaux égalitaristes socialistes. L’influence du monde rural traditionnel et la pression sociale, notamment dans le cadre des regroupements familiaux, peuvent également expliquer ce retour en arrière. « Nous ne sommes pas encore en mesure de le quantifier précisément, mais cela risque d’être flagrant sur le plan des études : les guérilleras ont abandonné leurs formations pour s’occuper des enfants. » Et si certaines parviennent à concilier tâches domestiques, formation et responsabilités au sein des coopératives, c’est au prix d’efforts considérables.
Une ancienne femme de chambre à la vice-présidence
Immanquable au milieu d’une foule compacte et joviale, grâce à son flamboyant chapeau en feutre orange, Mme Sandino était venue marcher le 8 mars dernier à Bogotá à l’occasion de la Journée de lutte pour les droits des femmes en compagnie de Mme Nijmeijer et d’autres camarades. À son poignet gauche, le fichu vert des militantes pro-choix. Au droit, le foulard orange fluo d’Avanzar. Et sur son tee-shirt, la figure de Mariana Páez, première guérillera à intégrer l’état-major central des FARC dans les années 2000. Malgré un recul de l’égalité femmes-hommes chez les anciens combattants, Mme Sandino estime que les mouvements féministes sont sortis renforcés des dialogues à La Havane au sein de la commission de genre entre guérilleras et collectifs de la société civile. Ils auraient non seulement permis aux guérilleras de prendre conscience — parfois dans la douleur — des limites de l’égalité au sein de leur propre organisation, mais ont conduit à rédiger les accords de paix avec une perspective de genre transversale : approche différentielle dans l’accès à la propriété terrienne pour les paysannes ou la reconnaissance du statut de victime des conflits, mesures destinées à lutter contre les discriminations sexuelles et de genre… « Je me risquerais même à dire, soutient Mme Sandino, que — bien que ce soit aussi le fruit de changements dans la société — cette perspective de genre que nous avons posée à Cuba a déclenché une vague impressionnante de nouvelles formes de luttes féministes, menées par des jeunes femmes. Notre rôle, aujourd’hui, c’est de les soutenir. » L’arrivée à la vice-présidence d’une militante afro-féministe, Mme Márquez, semble lui donner raison.
Dans le camp des ex-guérilleros, la victoire de M. Petro et du Pacte historique a été fêtée sans retenue. Qu’un ex-membre du mouvement de guérilla M-19 et une ancienne femme de chambre prennent les rênes du pays marque un tournant dans la vie politique colombienne depuis l’assassinat, en 1948, du candidat à la présidence Jorge Eliécer Gaitán. La mort de celui qui fut le premier homme politique à porter un discours sur les inégalités sociales et l’accès à la terre avait déclenché une guerre civile à l’origine des premières guérillas marxistes : les FARC. Toutefois, les nouveaux élus seront-ils en mesure d’impulser une réelle transformation sociale ? Le soir de son élection à la présidence, M. Petro a certes donné des gages pour le changement et la paix, réclamé au procureur de la République la libération des manifestants incarcérés lors de la grève nationale et, symbole fort, passé le micro à l’une des mères des « faux positifs », ces jeunes paysans exécutés par l’armée, puis déguisés en « guérilleros morts au combat » dans une logique de chiffre. « Nous allons développer le capitalisme. Non que le système nous plaise, mais parce que nous devons sortir du féodalisme », a assuré le nouveau président, élu avec 50,44 % des voix, dans un discours corroborant la théorie plébiscitée par Comunes, mais surtout destiné à rassurer la bourgeoisie d’affaires, qui n’a cessé d’agiter l’épouvantail vénézuélien durant la campagne. Avec un Congrès resté majoritairement de droite et d’extrême droite, la marge de manœuvre du nouveau gouvernement sera limitée et les obstacles aux futures réformes, nombreux. Les anciens combattants des FARC, sans illusions sur les difficultés à venir, veulent continuer d’espérer de voir leurs accords de paix respectés. Pour, enfin, sortir de l’impasse.
(1) « Cinco conflictos armados en Colombia ¿ qué está pasando ? », Comité international de la Croix-Rouge (CICR), Genève, 6 décembre 2018.
(2) « Colombia, impacto y tendencias humanitarias entre enero y diciembre de 2021 », Bureau de coordination des affaires humanitaires (OCHA), Genève, 31 décembre 2021.
(3) David Franco Mesa et Milton Valencia-Herrera, « El futuro sin tierras para los campesinos », El Espectador, Bogotá, 20 février 2022.
(4) Source : département administratif national de statistique (DANE) colombien.
Août 2022
Un reportage de Pierre Carles & Léa Gasquet
Respectivement journaliste et réalisateur.
https://www.monde-diplomatique.fr/2022/08/CARLES/64964
Pour rappel : "Alger la rouge"
Quand Alger était la Mecque des révolutionnaires - Documentaire ARTE - Mai 2017
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