À l’heure du soixantième anniversaire de l’indépendance
Le 5 juillet 1962, la France quittait l’Algérie après plus d’un siècle de domination coloniale. La célébration de cet anniversaire intervient dans un climat social morose. L’émigration clandestine, notamment à destination des côtes espagnoles, s’aggrave quand, dans le même temps, le régime, renforcé par une aisance financière due à la hausse des cours des hydrocarbures, entend empêcher le retour des manifestations populaires de 2019.
«Comment dire à la mer qu’on se noie sur terre. » Écrite dans un arabe châtié sur un mur du quartier d’Aïn Naâdja, à Alger, et reproduite sur une page Facebook intitulée « À travers lahyout » (les murs), la phrase résume un état d’esprit fait d’amertume, de fatigue et de désespérance face à l’avenir. À l’approche du 5 juillet, date du soixantième anniversaire de l’indépendance, les Algériens sont régulièrement confrontés au décompte macabre de ceux qui périssent en cherchant à quitter coûte que coûte leur pays. À la mi-mai, dix-neuf personnes se sont noyées après le naufrage de leur embarcation au large des côtes de Fouka, à cinquante-cinq kilomètres à l’ouest de la capitale (1). Le 4 juin, la mort de deux amis ayant réussi à passer les mailles de la surveillance de l’aéroport Houari-Boumediène d’Alger pour se faufiler dans la soute d’un avion d’Air Algérie a suscité l’émoi général. Les deux jeunes gens se sont filmés, rigolards, à un quart d’heure du décollage de l’appareil. Ils pensaient aller à Barcelone, un trajet de quarante-cinq minutes. Mais l’avion a effectué une rotation bien plus longue, et leurs corps meurtris par le froid et le manque d’oxygène ont été retrouvés à son retour à Alger. Les deux victimes avaient été inspirées par la réussite miraculeuse d’Aymen, 16 ans, survivant, le 9 mars, d’un voyage clandestin dans la soute d’un avion reliant Constantine à Paris.
« En Algérie, on se noie aussi dans les airs », soupire un universitaire (2) à la retraite qui ne supporte plus l’insidieuse banalisation avec laquelle est traitée la question des départs clandestins et des drames humains qui s’ensuivent. Il a décidé de quitter les réseaux sociaux et de ne plus s’informer, choisissant ainsi, comme nombre de ses pairs, une autre forme d’exil, celle du repli intérieur. « Je ne veux plus avoir mal au cœur, se justifie-t-il. Je préfère me noyer dans les livres. »
Certes, la harga, ou le fait de « brûler » la frontière et ses papiers, en essayant de rejoindre les côtes espagnoles ou italiennes de manière clandestine, n’est pas nouvelle puisqu’elle remonte aux années 1980, époque où la jeunesse rêvait déjà d’un chimérique « babor l’Australie » (« bateau pour l’Australie ») qui l’emmènerait aux antipodes.
Même l’immense espoir suscité par le Hirak, ce mouvement de protestation pacifique contre le régime (février 2019 - mars 2020), n’a pas stoppé l’hémorragie. Mais, aujourd’hui, le nombre de ceux qui aspirent au départ est indéniablement en hausse. Selon Madrid, près de dix mille Algériens sur un total de quatorze mille harragas sont entrés clandestinement sur le territoire espagnol en 2021, soit 20 % de plus qu’en 2020. Pas une semaine ne passe sans que la presse ne rende compte de départs massifs et de naufrages. Et les vidéos mises en ligne sur Facebook démontrent l’importance du phénomène. En mai, c’est une famille complète, bébés et grands-parents compris, qui a filmé son voyage sur un « glisseur », un pneumatique ultrarapide. Coût moyen d’un tel passage : entre 1 000 et 5 000 euros par individu selon le type d’embarcation.
« Les jeunes partent parce qu’ils n’ont aucune perspective : pas d’emploi, pas de logement, très peu de loisirs. Les plus âgés, parce que leur situation matérielle est intenable. Et pour aggraver le tout, le régime verrouille le champ politique et les libertés individuelles », relève, amer, un ancien ministre des années 1970. « Il n’y a pas que les conditions économiques qui poussent au départ, nuance une psychologue. C’est un mal-être diffus qui pèse dans la vie quotidienne. Il y a une joie et un bonheur possibles qui n’arrivent pas à se libérer. »
En embastillant 271 détenus d’opinion (bilan au 7 juin 2022), le pouvoir suit une feuille de route claire : le rétablissement musclé de l’ordre autoritaire, ébranlé par la contestation populaire. Il s’agit de dissuader les Algériens de revenir dans la rue et d’empêcher l’opposition, pourtant déjà très encadrée, de se faire entendre (3). Depuis juin 2021, un amendement du code pénal, l’article 87 bis, entrave fortement l’activité politique en élargissant la définition du terrorisme à toute tentative d’« œuvrer ou inciter, par quelque moyen que ce soit, à accéder au pouvoir ou à changer le système de gouvernance par des moyens non constitutionnels ».
« L’Algérie nouvelle », slogan mis en avant depuis l’arrivée au pouvoir de M. Abdelmadjid Tebboune en décembre 2019, ne semble guère différer de l’autoritarisme de l’ancien président Abdelaziz Bouteflika. Depuis avril, il est bien question d’une politique de la « main tendue », mais ses contours restent flous et la répression continue. Fin mai, c’est le Parti socialiste des travailleurs (PST, gauche radicale) qui s’est vu notifier une décision judiciaire de suspension de ses activités et de fermeture de ses locaux. « Dans l’Algérie nouvelle, un simple post sur Facebook peut vous conduire en prison. On ne peut même plus exprimer sa mauvaise humeur sans risquer une convocation au commissariat », confie un militant des droits humains qui, par prudence, a fermé tous ses comptes sur les réseaux sociaux.
L’exil, un projet de vie plutôt qu’une question d’argent
L’appel du large concerne toutes les classes sociales. Celles et ceux qui disposent d’une compétence professionnelle peuvent espérer une harga légale vers la France ou d’autres pays occidentaux comme l’Allemagne ou le Canada, sans oublier les monarchies du Golfe ou la Turquie. Le cas des médecins est emblématique. Bon an mal an, l’Algérie en forme cinq mille dans ses universités, dont un bon nombre finit par quitter le pays. Il n’existe pas de statistiques officielles sur ces départs, mais le résultat des épreuves de vérification des connaissances (EVC) en médecine organisées chaque année en France pour permettre aux praticiens étrangers d’obtenir une équivalence de leur diplôme est édifiant : sur deux mille postes à pourvoir en février, mille deux cents lauréats étaient algériens. « Dès la deuxième année de médecine, j’ai commencé à prendre des cours de turc et d’allemand, confie un candidat au départ. Je ne veux pas rester dans un pays qui forme des médecins sans savoir quoi en faire tout en démolissant l’infrastructure hospitalière. C’est plus qu’une question d’argent : c’est un projet de vie. »
Quant à la harga, la vraie, rien ne semble pouvoir l’arrêter. Avec le retour de la belle saison, les botis (barques) ne désemplissent pas. Ceux qui s’y installent, parfois aux côtés de migrants sahéliens ou de ressortissants syriens, savent qu’ils enfreignent la loi, un « délit de sortie illégale » du pays prévoyant une peine de deux à six mois de prison ainsi qu’une amende de 20 000 à 60 000 dinars (130 à 390 euros). Surtout, il n’est pas rare que les personnes interceptées en mer soient maltraitées par les gardes-côtes ou par les forces de l’ordre auxquelles elles sont remises. Parfois, les mesures prises par les autorités frisent le ridicule, comme lorsque des murs de béton sont érigés le long des plages oranaises pour empêcher les botis de gagner le large.
L’importance de la harga oblige-t-elle les autorités à faire un examen de conscience ? À plusieurs reprises, M. Tebboune a déclaré que les candidats à l’exil étaient surtout tentés par un « mode de vie à l’occidentale ». En janvier 2020, quelques jours après son élection, il proposait même d’envoyer de jeunes Algériens pour de courts séjours dans les pays européens afin que cette expérience leur ouvre les yeux sur la dureté des conditions de vie en Europe. Il n’est pas certain que la méthode soit efficace. Fin mai 2022, la presse algérienne révélait que onze jeunes ayant participé à la Gymnasiade, ou « Jeux olympiques scolaires », ont profité de leur séjour en France pour prendre la clé des champs…
Après l’euphorie du Hirak, quand l’estime de soi d’une bonne partie des Algériens atteignait le zénith, les réseaux sociaux reflètent désormais une inclination à la déprime voire à la haine de soi. Même le football, ce traditionnel dérivatif, n’est pas de la partie, l’équipe algérienne n’ayant pu se qualifier pour la Coupe du monde qui aura lieu au Qatar en novembre prochain. La politiste Louisa Dris-Aït Hamadouche refuse néanmoins de parler de retour en arrière. Le Hirak, dit-elle, « est le premier mouvement social algérien pacifique qui a mis au cœur de ses revendications la dignité. Évidemment, à l’approche du 5 juillet, à la nostalgie de ceux qui ont vécu 1962 s’ajoute celle de ceux qui ont vécu 2019. Peut-être que cela fait beaucoup de nostalgie, mais cela fait surtout beaucoup de raisons de penser que rien n’est impossible pour l’avenir ».
« Une concertation sociale impossible »
Pour autant, cette experte ne nie rien de la gravité de la situation. À commencer par l’état inquiétant de l’enseignement supérieur, dans un pays qui se targue pourtant de compter 1,7 million d’étudiants et cent six centres universitaires répartis dans presque toutes les wilayas (provinces) (4). « L’université ne peut échapper à la déliquescence des institutions, estime-t-elle. Elle est en proie à une véritable crise de légitimité car elle ne produit plus de sens, et sa réforme passe par une refonte bien plus globale. » Au terme de leur cursus, les étudiants peinent à trouver un emploi et sont souvent forcés de travailler dans le secteur informel. Cette année, les autorités ont mis en place une allocation-chômage au profit de tout diplômé. Entrée en vigueur en mars, cette prime mensuelle de 13 000 dinars (85 euros) a été distribuée à plus d’un million de bénéficiaires. De quoi apaiser les tensions sociales et empêcher le retour du Hirak ? La hausse des cours des hydrocarbures provoquée par la guerre en Ukraine offre au pouvoir une vraie marge de manœuvre en matière de redistribution. Selon les prévisions du Fonds monétaire international (FMI), les recettes de l’Algérie devraient atteindre 58 milliards de dollars en 2022 (55,8 milliards d’euros), contre 34 milliards en 2021 et quelque 20 milliards en 2020. Même si les prix du blé et des autres produits alimentaires importés explosent, la situation financière s’améliore nettement. Et, comme cela fut souvent le cas dans l’histoire de l’Algérie, la tentation de ne rien changer risque d’être confortée par ce retour à l’aisance financière. Le pouvoir peut ainsi renvoyer aux calendes grecques la très risquée refonte du système de subventions aux produits de première nécessité. « Outre son aspect social explosif, c’est un dossier éminemment politique qui exige une concertation sociale aujourd’hui impossible », juge M. Abdelkrim Boudra, militant associatif. À l’inverse, avertit ce consultant, le régime pourrait sauter le pas de l’exploitation des hydrocarbures non conventionnels (gaz de schiste) pour répondre à la demande pressante d’une Europe décidée à se passer de pétrole russe. « Nous resterons la “vache gazière” de l’Europe, et l’Algérie se privera d’explorer de nouvelles voies de développement pourtant à sa portée dans l’industrie, le tourisme ou les nouvelles technologies. C’est un scénario-catastrophe pour les générations futures. » Quoi qu’il en soit, une telle exploitation constituerait un test important pour la capacité du régime à maintenir la société sous sa coupe : les précédentes tentatives de forages sahariens au début des années 2010 ont débouché sur des manifestations ayant préfiguré le Hirak.
Au centre d’Alger, la Grande Poste, bâtiment néomauresque emblématique de la capitale mais aussi du Hirak où convergeaient les manifestants, est désormais barricadée par des tôles. Installé à une terrasse de café, M. Ahmed A., jeune médecin, a lui aussi des projets de départ. L’euphorie avec laquelle il avait participé aux manifestations n’est plus qu’un souvenir. Aujourd’hui, il fait partie des nombreux mdeperssine (adaptation en arabe algérien des mots « déprimés » et « dépressifs ») qui ont cru que le Hirak allait remettre le pays en marche en lui permettant de renouer avec la dynamique née lors des combats pour l’indépendance. « J’étais là, au milieu des gens, ce vendredi 5 juillet 2019, pour la fête de l’indépendance. Pour la première fois, cette journée avait un sens profond, elle me rattachait à l’histoire. »
Pour l’heure, cette histoire ne semble pas être la priorité. Quelques semaines avant le 5 juillet, les Algériens n’avaient que peu d’indications sur le contenu des commémorations, dont le budget annoncé est de près de 6 milliards de dinars algériens (près de 39 millions d’euros). En juin, ils ont découvert le logo, au demeurant très martial, de celles-ci. Cette absence apparente d’engouement officiel pour une date-clé de l’histoire de l’Algérie ne surprend pas outre mesure le chercheur Hosni Kitouni (5). « Contrairement aux idées reçues, notamment en France, le pouvoir n’a plus les moyens de se légitimer par l’histoire, dont il ne sait plus quoi faire face à la montée des mémoires plurielles et d’une pensée critique apparue à la faveur de l’extraordinaire explosion de liberté du Hirak. La contradiction entre les comportements antinationaux du personnel politique aux affaires et un discours nationaliste verbeux a définitivement ruiné la légitimation par l’histoire. »
Pour cet historien d’autant plus reconnu en Algérie qu’il vit et travaille dans son pays, l’arrêt du Hirak, et avec lui l’entrave à la libre parole, empêche néanmoins les Algériens d’aller plus loin dans de nécessaires questionnements autour de leur histoire, loin des discours officiels habituels. « Qu’est-ce qu’être algérien ? Et qu’est-ce que l’Algérie avec ses multiples composantes culturelles, ethniques, historiques ? Le besoin de démocratie, c’est aussi un besoin de reconnaître et d’accepter la diversité. Les méfaits de la légitimation par l’histoire, qui a sévi durant plusieurs décennies, ont fait obstacle au développement d’un savoir critique et d’une université ouverte sur la société et sur le monde. Nous en payons les conséquences aujourd’hui. Nous sommes confrontés à un besoin d’histoire extraordinaire, et nous sommes incapables de le satisfaire dans une perspective à la fois démocratique et nationale. »
Lakhdar Benchiba
Journaliste, Alger.
https://www.monde-diplomatique.fr/2022/07/BENCHIBA/64831
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