Du 24 au 30 juillet, le pape François se rend au Canada, là où les peuples autochtones ont subi d’atroces abus au sein des pensionnats gérés par l’Église de 1831 à 1996. Survivante de celui d’Ermineskin, dans l’Alberta, Flora Northwest, 77 ans, raconte ses souffrances et son chemin de reconstruction. Jusqu’au pardon.
La Croix L’Hebdo : Quels sont vos premiers souvenirs ici, au cœur de cette réserve des Premières Nations de Maskwacis (Alberta), dans le centre ouest du Canada, terre sur laquelle vous êtes née, avez grandi et toujours vécu ?
Flora Northwest : Ma famille, membre de la Nation crie de Samson, est installée là depuis des générations. J’y suis moi-même née le 15 janvier 1945. Je n’ai quasiment aucun souvenir de mes premières années ici, si ce n’est que mon grand-père me réveillait tous les matins au son de son tambour, en priant dans notre langue le « cri des plaines ».
Lorsque j’ai eu 6 ans, un attelage de chevaux s’est arrêté devant chez moi. À cause de la Loi sur les Indiens, on venait alors me chercher pour m’emmener dans le pensionnat d’Ermineskin, à une dizaine de kilomètres environ de chez nous.
Qu’avez-vous ressenti en arrivant dans cet établissement, géré par des missionnaires catholiques, de sa création, en 1894, à sa fermeture, en 1970 ?
F. N. : Je ne comprenais pas ce qui m’arrivait. Je ne parlais pas un mot d’anglais, et on m’interdisait de parler le cri… C’était aussi la première fois que je voyais des Blancs. Les religieuses étaient voilées, en habit noir, les prêtres en soutane, tous avec de grandes croix. J’ai eu peur, parce que je ne savais pas qui ils étaient. Peut-être était-ce là mon premier traumatisme. On a aussi coupé mes longs cheveux, qui m’arrivaient en bas du dos, et retiré mes vêtements pour me faire mettre un uniforme. Certains de mes frères ont été scolarisés à Ermineskin, mais je n’avais pas le droit de leur parler, car ils étaient des garçons.
Des maltraitances, des violences et des traumatismes, vous en avez ensuite subi beaucoup d’autres, pendant les dix années passées entre ces murs…
F. N. : J’ai vu tant d’élèves se faire battre ou attacher par des professeurs… Cela m’est arrivé moi-même un certain nombre de fois. Les religieuses avaient des sortes de sangles avec un bord métallique, venant probablement d’une machine agricole, pour nous taper sur les doigts. Nous avons dû apprendre à tolérer la douleur. On nous traitait là-bas de sauvages, de païens. Et nous finissions par le croire. Notre propre identité devenait confuse, parce qu’on nous coupait de notre histoire, de notre culture, de nos traditions, de nos cérémonies. Oui, ils ont essayé de tuer les Indiens en nous. Quand nous étions punis – parfois sans même que nous en comprenions la raison, car nous essayions pourtant d’être de bons enfants –, nous étions envoyés au sous-sol, dans une sorte de cave à légumes. Nous l’appelions « le donjon ».
Là, nous devions rester sans manger, à éplucher, nettoyer et trier des pommes de terre, que nous avalions parfois crues tant nous avions faim. La nourriture était mauvaise, sauf quand des « officiels » venaient nous rendre visite, auquel cas nous avions droit à des plats un peu meilleurs. Mais c’était rare. Toute l’organisation était militaire : dès l’âge de 5 ou 6 ans, nous devions travailler – éplucher les légumes, faire les lits, récurer les toilettes… Et lorsque c’était mal fait, nous devions tout recommencer. Il y avait une forme d’esclavage. Même si c’était bien sûr interdit, nous étions nombreux à pleurer avant de nous endormir dans nos lits.
Au-delà des mots, des coups, vous avez été abusée sexuellement…
F. N. : Je devais avoir 8 ou 9 ans, et il y avait ce prêtre qui nous appelait par petits groupes : « mes enfants, mes enfants »… Il parlait alors dans notre langue, et essayait de nous attraper, de nous presser, en tenant par-derrière nos corps contre lui. Je ne sais pas précisément jusqu’où il est allé. Parfois, des flashs me reviennent, cela déclenche un état de retour à l’enfance… Je sais que j’ai été abusée, que de nombreuses autres petites filles ont eu leur vie détruite à cause de ce pédophile. Aujourd’hui encore, je ne supporte pas d’avoir quelqu’un dans mon dos. Mon corps se débat, mécaniquement, comme si la mémoire de ce traumatisme s’était imprimée en lui. Le prêtre est mort sans jamais avoir été jugé.
Y avait-il quand même des choses auxquelles vous pouviez vous raccrocher pour tenir ?
F. N. : Pour la nourriture, je me souviens que nous volions de temps en temps du beurre de cacahuète. Nous avions aussi appris à jouer comme nous le pouvions. Il y avait une clôture électrique tout autour du pensionnat, pour nous empêcher de nous enfuir. On s’amusait à se mettre en file, à s’accrocher à elle, et le dernier recevait une décharge. (Elle rit.) Bref, on se distrayait comme on pouvait… Je me rappelle qu’il y avait quand même aussi quelques professeurs et un prêtre – il s’appelait le père Latour – plutôt gentils avec nous.
Qu’avez-vous fait après votre départ du pensionnat d’Ermineskin, à l’âge de 16 ans ?
F. N. : Je suis devenue nounou dans une famille de la ville de Red Deer, à environ 80 kilomètres de Maskwacis. J’étais payée 60 dollars, et j’en reversais la moitié à ma mère pour l’aider à subvenir aux besoins de mes frères et sœurs, mon père étant décédé en 1959. Puis j’ai eu mon premier fils en 1966, et je suis devenue mère célibataire. En 1967, j’ai travaillé pour un institut spécialisé dans le soin aux personnes handicapées, avant de devenir aide-soignante – une mission que j’ai beaucoup aimée – puis de rejoindre, quelques années plus tard encore, une usine de fabrication de meubles.
C’est à cette période que les démons de votre passé ont commencé à resurgir. Quelles séquelles avez-vous gardées de cet enfermement au pensionnat ?
F. N. : Au début des années 1970, j’ai sombré peu à peu dans l’alcoolisme. Je n’avais à ce moment-là pas vraiment conscience que c’était intimement lié aux abus dont j’avais été victime. L’addiction, c’est un mal qui touche beaucoup de survivants. À cette époque, celui qui est devenu le père de mes trois autres enfants buvait aussi. Je pesais près de 90 kilos, je hurlais toute la journée sur mes fils et ma fille – pour qu’ils fassent leurs lits, rangent leurs affaires, mettent la vaisselle dans l’évier… Finalement, je reproduisais le schéma d’autorité, le seul que j’avais connu, des religieuses qui criaient sur nous au pensionnat : la colère que je n’avais pu exprimer enfant, parce qu’elle était aussitôt réprimée, ressortait.
Quand j’ai pris conscience de ce que j’étais en train de devenir, j’ai voulu arrêter. J’aurais pu perdre mes enfants si des services de protection de l’enfance étaient venus m’inspecter. Alors, le 17 février 1974, j’ai bu mon dernier verre, et j’ai entamé, lentement mais sûrement, une thérapie pour sortir de cette dépendance. Mon compagnon n’a pas réussi à suivre, et nous nous sommes séparés en 1975.
Ce sevrage marque, plus largement, le début d’un chemin de guérison psychologique, de réconciliation avec votre histoire, avec vos proches…
F. N. : J’ai eu la chance de rencontrer un peu plus tard un homme qui m’a acceptée telle que j’étais, et qui a comme « adopté » mes quatre enfants, tous alors âgés de moins de 10 ans. Avant son décès d’un cancer, en 2015, nous avons été mariés quarante ans ! Lui n’était pas un survivant, mais il a été vraiment à l’écoute de ce que j’avais vécu. Il m’a aidée à grandir, à mûrir.
J’ai aussi demandé pardon à mes enfants pour la mère que j’avais été, sous l’influence de l’alcool. Je leur ai posé cette question : « Comment avez-vous fait pour vivre avec moi ? » Ils m’ont répondu : « Nous avons appris à faire la sourde oreille. » Et ils m’ont pardonnée, Dieu merci. J’ai dû réapprendre à être une maman, en allant de l’avant.
La libération de ma parole a pris du temps. Pendant longtemps, j’ai eu très peu confiance en moi. Et puis je suis intervenue dans des prisons, devant des détenus – dont un grand nombre d’abuseurs sexuels – pour leur dire ce que cela faisait d’être du côté des victimes. Tout cela m’a fait avancer, mais j’ai dû beaucoup travailler sur moi pour devenir la personne que je suis aujourd’hui.
En 2013, vous avez été auditionnée par la Commission de vérité et de réconciliation (NTCR), créée par les autorités pour faire la lumière sur les exactions commises au sein des pensionnats. Qu’a marqué cette étape dans votre processus de reconstruction ?
F. N. : Chercher à regarder la vérité en face, comme l’a fait cette commission, est toujours important. À partir de 1992, notamment, j’ai commencé ce que j’ai appelé mon « périple » vers la guérison. Pour mieux appréhender la mienne, j’ai commencé par étudier l’histoire des pensionnats, je me suis plongée dans les archives, je suis même physiquement retournée dans l’un d’eux… Mes plaies se sont rouvertes, béantes, et je me suis sentie envahie par une grande colère en mesurant toute la responsabilité du gouvernement dans ce système qui nous envoyait dans des établissements dont la gestion était déléguée aux Églises (catholique, mais aussi protestantes, NDLR).
Par là, les autorités ont cherché à nous contrôler, et cette colonisation a eu des effets dramatiques sur nombre d’entre nous ! Cette Commission a permis de le réaffirmer, de le faire entendre un peu plus. Devant elle, nous avons aussi pu redire combien nous refusions d’être assimilés. Nous sommes les premiers peuples ici, au Canada, et nous n’allons pas abandonner nos droits au nom de quelque politique que ce soit.
En 2010, le premier ministre d’alors, Stephen Harper, a présenté des excuses aux survivants. À ce poste depuis 2015, Justin Trudeau lui a emboîté le pas en 2021. Qu’attendez-vous désormais de la part des autorités pour la réparation ?
F. N. : Principalement, peut-être, la reconnaissance de nos besoins spécifiques, liés en grande partie au passé des pensionnats. Certains membres de nos communautés souffrent du spectre de l’alcoolisme fœtal, beaucoup d’autres sont tombés dans d’autres addictions : il faut encourager le développement de centres de thérapie, de désintoxication dans nos réserves. Je crois sincèrement que les gens qui souffrent de ces problèmes peuvent, à près de 80 %, se rétablir avec des traitements.
Nous avons aussi besoin de plus d’éducation. Si une étude sociologique était menée aujourd’hui dans les prisons fédérales et provinciales pour hommes et femmes au Canada, on verrait que l’immense majorité des détenus sont des enfants ou petits-enfants de survivants. Il faudrait parvenir à briser ce cycle, car cet impact intergénérationnel continue d’éprouver nos communautés. Nous ne demandons pas de pitié. Nos aînés nous avaient appris beaucoup de valeurs : à s’honorer, à se respecter, à ne pas voler, à ne pas se battre… et ce dont nous avons vraiment besoin, c’est que les gens comprennent que nous ne pouvons être blâmés pour certains de nos problèmes (psychologiques et sociaux, NDLR), étant donné ce que nous avons enduré.
L’an dernier, les découvertes des tombes anonymes de 215 enfants aux abords du pensionnat de Kamloops (Colombie-Britannique), puis de 751 autres près de celui de Marieval (Saskatchewan), ont provoqué une onde de choc à travers le pays, renforçant la prise de conscience collective des drames vécus…
F. N. : Oui, cela a été très médiatisé. Comme beaucoup, j’ai été très blessée d’apprendre ces découvertes. On m’a demandé s’il y avait une possibilité qu’on retrouve des tombes près d’Ermineskin. J’ai répondu que je ne savais pas. De nombreux autochtones sont morts dans les pensionnats, mais un grand nombre d’archives n’ont pas été retrouvées. Quand un enfant mourait, les parents étaient-ils prévenus ? Ou était-il enterré directement ? Il y a toujours des zones d’ombre.
Comment voyez-vous les prochaines étapes du processus de réconciliation ?
F. N. : Nous devons continuer à parler du passé pour que les gens comprennent tout ce qui s’est vraiment produit, en étant dans une dynamique sincère de révélation de la vérité. C’est la condition préalable pour moi, afin que nous puissions travailler tous ensemble à la réconciliation, en allant, sur cette base, de l’avant. Beaucoup de gens sont encore très en colère, contre les Églises et contre le gouvernement.
Or, je suis convaincue que cette émotion-là ne mène nulle part. Si vous la contenez en vous, elle peut même finir par vous étrangler. C’est difficile, mais il faut réussir à la surmonter pour l’exprimer de manière positive… C’est ce que j’essaye de faire, à mon niveau, dans ma vie désormais.
Au pensionnat, les religieux ont cherché à vous convertir de force au catholicisme. Quelle est aujourd’hui votre relation à l’Église, et quelles sont vos autres ressources spirituelles ?
F. N. : Je ne suis plus retournée à l’église depuis cette époque-là, mais, s’il le faut, je serais prête à y aller pour des enterrements. Au pensionnat, nous devions prier en permanence, peut-être au moins seize fois par jour. En faisant notre lit, avant le petit déjeuner, après le dîner, etc. Parfois nous étions même réveillés à 5 ou 6 heures pour aller à la messe. Alors forcément, les paroisses, j’ai un peu de mal maintenant. Ça remue trop de souvenirs… Après ces années-là, j’ai réappris à prier en assistant à nouveau à nos cérémonies, et c’est là que je suis pleinement revenue à mon identité de femme autochtone. Mais, finalement, je ne me suis jamais éloignée de Dieu, car je suis intimement convaincue qu’il n’y en a qu’un seul. Pour nous, c’est le grand esprit.
Qu’attendez-vous de la visite historique du pape François, du 24 au 30 juillet, au Canada, visite dont l’une des premières étapes sera justement de se rendre sur l’ancien site d’Ermineskin, à Maskwacis ?
F. N. : Ses excuses pourraient remonter à plus loin que les deux siècles derniers. Il y a cinq cents ans, il y a eu des bulles papales, de Nicolas V et Alexandre VI, expliquant comment les explorateurs européens devaient traiter les autochtones, qualifiés de « barbares ». (Elle entame la lecture d’un article consacré à ce sujet.) C’est toute cette mentalité-là, ancrée dans l’Église depuis si longtemps, qui a participé au développement du système des pensionnats. Ici, la venue du pape François suscite des émotions mitigées, certains estiment qu’ils n’ont pas besoin d’entendre ce qu’il va dire. Moi, j’irai le voir. Je sais que cela pourra peut-être m’aider à compléter mon « périple » vers la guérison. Je crois, plus que tout, à la puissance du pardon.
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Ses dates
1945 Naissance dans la réserve des Premières Nations de Maskwacis, dans l’Alberta (Canada).
1951 Entrée au pensionnat d’Ermineskin, qu’elle quittera dix ans plus tard.
1974 Après être tombée dans l’alcoolisme, elle entame une thérapie pour en sortir.
1992 Début de ce qu’elle appelle son « périple » vers la guérison.
2013 Déposition de son témoignage devant la Commission de vérité et de réconciliation du Canada.
2022 Elle ira voir le pape François lors de son passage à Maskwacis.
Sa danse - La valse
« C’est peut-être très classique, mais c’est une danse que j’ai apprise à l’école et que j’aime beaucoup, même si je n’ai que peu d’occasions de la pratiquer. (Rires.) J’aime aussi nos danses traditionnelles, comme celle en rond. Enfin, j’apprécie également la musique country, et celle autochtone, qui me rappelle le son du tambour de mon grand-père. »
Sa source - Ses enfants et petits-enfants
« Ils sont ma fierté. C’est pour eux que j’ai arrêté de boire, et prolongé mon existence de quarante-sept ans ! Pour leur donner une chance d’avoir une vie meilleure, pour qu’ils puissent aller plus loin dans leurs études, pour qu’ils puissent voyager à travers le monde afin de découvrir d’autres cultures. Et c’est ce qu’ils font ! »
Son lieu - Hawaï
« J’y suis déjà allée avec ma famille et je rêve d’y retourner. Ma sœur avait l’habitude de dire que si Dieu avait laissé une île pour que nous puissions, en la visitant, nous rappeler qui était notre Créateur, c’était bien celle-ci. C’est joliment pensé. »
https://www.la-croix.com/Monde/Autochtones-Canada-Au-pensionnat-voulu-tuer-lIndienne-moi-2022-07-21-1201225813
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