Retour sur les lieux d’un crime colonial · Où est mort Ali Boumendjel ? Près de 60 ans après sa disparition, l’interrogation n’a rien de trivial. Malika Rahal, auteure d’Une affaire française, une histoire algérienne, remarquable livre sur ce dirigeant politique d’envergure voué à la libération de l’Algérie depuis ses années de lycée jusqu’à sa mort, nous emporte dans la quête sensible et éclairante d’une historienne du temps présent.
J’ai écrit il y a quelques années une biographie d’Ali Boumendjel, l’avocat et militant politique algérien1. C’est durant cette recherche que j’ai commencé à saisir combien la connaissance des lieux aide à la compréhension des choses : j’avais vu la maison qu’Ali Boumendjel et sa femme avaient fait construire aux Sources, la maison de ses parents à Belcourt, repéré bien des lieux de leurs vies à Alger. Mais je n’avais jamais trouvé le bâtiment tenu par les parachutistes français à El Biar, d’où l’avocat avait été précipité durant la bataille d’Alger en 1957. Quelques promenades dans le quartier n’avaient rien donné, malgré le plan fourni par Pierre Vidal-Naquet. Ça ne devait pourtant pas être impossible puisque le peintre Ernest Pignon-Ernest l’avait trouvé pour y apposer le portrait en sérigraphie de Maurice Audin2 en 2003. La même année, Jean-Pierre Lledo y avait filmé le retour d’Henri Alleg3, torturé au même endroit, dans son documentaire Un rêve algérien.
Ce n’est qu’en 2014 que j’ai enfin pu localiser le bâtiment des parachutistes, en suivant un ami qui se souvenait que son père lui avait indiqué les lieux lorsqu’il était petit. Honnêtement, avec ce point de départ, nos chances d’aboutir paraissaient faibles : depuis son enfance, les boutiques avaient changé, les façades étaient refaites. Ce jour-là, l’avenue Ali Khodja était bondée et ensoleillée, et tout à coup mon guide s’est engouffré dans un couloir. La cour derrière l’immeuble ressemblait aux lieux du film ; la sérigraphie, elle, avait disparu. Mais surtout, l’architecture correspondait aux descriptions données par les sources.
Le général Paul Aussaresses :
Je me suis directement rendu à El Biar, boulevard Clemenceau, où Boumendjel était détenu. Il y avait plusieurs bâtiments. Certains de ces bâtiments étaient reliés entre eux par des passerelles au niveau des terrasses du sixième étage. La cellule de Boumendjel était au rez-de-chaussée. Je suis passé au bureau du lieutenant D., qui sembla étonné de me voir.
— Qu’est-ce que je peux faire pour vous, mon commandant ?
— Et bien voilà, D. : je viens d’assister à une longue réunion, en présence du général Massu. Mon sentiment, à la sortie de cette réunion, c’est qu’il ne faut absolument pas laisser Boumendjel dans le bâtiment où il se trouve actuellement [...]. Pour effectuer ce transfert, il ne faut surtout pas que vous passiez par le rez-de-chaussée, ce qui attirerait trop l’attention. [... ] Vous allez chercher votre prisonnier et, pour le transférer dans le bâtiment voisin, vous empruntez la passerelle du 6e étage. J’attends en bas que vous ayez fini. Vous me suivez mieux maintenant ?
D. hocha la tête pour me montrer qu’il avait compris. Puis il disparut. J’ai attendu quelques minutes. D. est revenu, essoufflé, pour m’annoncer que Boumendjel était tombé. Avant de le précipiter du haut de la passerelle, il l’avait assommé d’un coup de manche de pioche derrière la nuque.Paul Aussaresses, Services spéciaux. Algérie, 1955-1957, Perrin, 2001.
J’ai eu l’occasion d’écrire ailleurs qu’on ne peut prendre Aussaresses au mot, mais il n’a pas de raison de mentir sur la description des lieux. En observant depuis la cour, les choses étaient plus claires : le centre des parachutistes à El Biar constitue un seul bâtiment, avec trois cages d’escaliers. Nous sommes montés par la première cage d’escalier, pour trouver la porte du toit fermée à clef. Des pavés de verre donnaient de la lumière. L’architecture typique des constructions des années 1950 avait du charme. Par les trous des portes en mauvais état, on devine la terrasse, et on aperçoit même la mer. Je n’aurais jamais imaginé ce détail. Nous tentons la seconde entrée. En haut de l’escalier, nouvelle impasse. En parcourant ces escaliers, des sources me reviennent en tête :
Sûreté Nationale en Algérie
Sûreté publique Alger
Procès VerbalL’an 1957 et le 23 du mois de mars
Devant nous, C. P., Officier de Police, Officier de Police judiciaire, auxiliaire de M. Le Procureur de la République, en fonction dans le 13e arrondissement el Biar Se présente le Lieutenant D. M., âgé de 26 ans du 2e RPC, 4e Cie, 92 av. Clemenceau à el Biar.
Il nous déclare : Ce jour vers 13 h 15, le sergent S., du 2e RPC amena dans mon bureau le suspect, M. Boumendjel Ali, qui devait être transféré au Parquet le soir même, afin de procéder au dernier interrogatoire.
En amenant le suspect au bureau des interrogatoires qui se trouve dans l’autre partie du bâtiment, nous passâmes sur la terrasse.
Le sergent J. S. marchait en tête, Boumendjel le suivait, et je fermais la marche.
Brusquement, Boumendjel se précipita vers le bord de la terrasse. Je me précipitai pour le retenir, mais dans un bond en avant il m’échappa et s’élança dans le vide. Je dus le lâcher précipitamment pour ne pas être entraîné moi-même. Je me rendis dans la cour et devant l’état désespéré de la victime, j’avertis immédiatement le médecin et le colonel commandant le 2e RPC.
Boumendjel fut immédiatement transporté à l’hôpital Maillot, sur les ordres du Colonel, mais il semble qu’il ait été déjà mort à ce moment.
Je signale que M. Boumendjel avait tenté déjà de se suicider le 12. 2. 57 à Hussein Dey où notre formation se trouvait. Il avait été transporté à Maillot, d’où il était sortit le 4 mars dernier.Lu, persiste, signe, signons,
Signé : D.
L’officier de Police Signé : illisible.Service historique de la Défense, 1H2584-5, Quelques affaires.
Cette version selon laquelle Boumendjel s’est volontairement précipité dans le vide est la version officielle. Mais, le rapport d’autopsie le confirme malgré lui bien plus sûrement que les « aveux » du général Aussaresses : il a été précipité inconscient dans le vide.
J’avais lu le nom d’Ali Boumendjel la première fois lorsque je préparais un mémoire de maîtrise sur les parlementaires du deuxième collège représentant l’Algérie au Parlement français, entre 1945 et l’indépendance. Dans un débat parlementaire, on évoquait sa mort aux mains des parachutistes — mort suspecte bien que l’armée ait évoqué un suicide — et d’autant plus choquante qu’il était le frère d’un ancien conseiller de la République, Ahmed Boumendjel.
Le nom (et l’émotion) étaient restés dans un coin de ma tête. Quelques années plus tard, en 2001, Paul Aussaresses publiait ses mémoires qui confirmaient l’assassinat. On interviewait la veuve de Boumendjel et ses enfants à la télévision. En les voyant, j’avais repensé à mes lectures : au moins dans cette affaire, un secret de Polichinelle semblait enfin être levé. Je me préparais à faire une thèse. Mon futur directeur, Benjamin Stora, m’avait conseillé de travailler sur l’Union démocratique du Manifeste algérien et pour le diplôme d’études approfondies (DEA), me proposait d’écrire une biographie. La biographie, c’était pour moi le genre mou par excellence. En 2002, j’étais enseignante dans un collège classé zone d’éducation prioritaire (ZEP), j’avais arrêté la recherche pour étudier l’arabe en cours du soir à l’Institut national des langues et civilisations orientales (Inalco) et ne savais pas par où reprendre. Ferhat Abbas et son Union démocratique du manifeste algérien (UDMA) manquaient de radicalité à mon goût (j’avais été discrètement biberonnée au nationalisme populiste et au tiers-mondisme) ; je n’aimais pas la biographie.
J’ai accepté parce qu’il fallait bien faire de l’histoire. Et à cause d’Ali Boumendjel. Cette recherche s’est révélée frustrante par bien des aspects. J’avais un accès très libre à la famille, mais les proches politiques de Boumendjel étaient morts : son frère Ahmed, les autres leaders de l’UDMA (Kaddour Sator, Ahmed Francis, Serge Michel et d’autres que peut-être je n’avais pas identifiés), comme ses camarades du collège de Blida, futurs leaders du Front de libération nationale (FLN) : Benyoucef Benkhedda était décédé quelques semaines avant que j’arrive à Alger en espérant l’interviewer. Le cœur du réacteur, c’était la connexion entre Ali Boumendjel (UDMA, et peut-être déjà FLN) et Abbane Ramdane, responsable du FLN à Alger, et ancien du collège de Blida. La famille en faisait grand cas, mais personne ne pouvait désormais témoigner directement de la nature de ce contact noué (ou renoué) dans la clandestinité.
L’autre problème, c’était la détention et la mort : des témoins pouvaient attester de tortures psychologiques, mais pas des tortures physiques. Et puis la seule confirmation de l’assassinat venait d’Aussaresses qui ne m’inspirait aucune confiance, et qui n’a jamais voulu me rencontrer. En politique comme entre les mains des parachutistes, dans la clandestinité, des épisodes entiers pouvaient m’échapper. Je risquais de faire passer d’une phrase Boumendjel pour un doux humaniste poussé au FLN par les événements de la guerre. D’une phrase aussi, j’avais le pouvoir de le rendre plus révolutionnaire. Il m’aurait fait plaisir qu’il le soit : la révolution me semblait plus désirable que l’humanisme. C’était bien ça le danger.
Raconter la vie d’une personne est une responsabilité lourde. Plus encore si les siens sont vivants : ils seraient de toutes les façons secoués, insatisfaits, heurtés par la lecture. Il fallait être bien sûre de son histoire pour prendre le risque de l’écriture. Or lorsqu’on parle de la clandestinité, on ne peut jamais attester que ce dont on n’a pas de preuve n’a jamais existé. Comment écrire en laissant la place à ces possibles ? Les aveux extorqués à Boumendjel me semblaient faux. Mais pouvais-je être 100 % sûre que le réseau de télécommunication dont Boumendjel avait avoué sous la torture avoir été à la tête n’avait vraiment pas existé ?
La question de rendre justice avait aussi à cette époque un sens très concret : Paul Aussaresses avait été condamné en 2002, non pour crime de guerre, mais pour apologie de crime de guerre. Les poursuites mêmes étaient un aveu d’impuissance : à défaut de pouvoir poursuivre la torture et l’assassinat, couverts par les lois d’amnistie, on avait poursuivi l’écriture, envoyant un message dissuasif à qui serait pris de l’envie d’avouer d’autres crimes. La condamnation a été confirmée en appel en avril 2003, alors que j’étais en plein travail sur Boumendjel. La famille de son côté imaginait d’autres façons d’amener l’affaire Ali Boumendjel en procès, un procès pour la justice et la vérité. La connexion potentielle entre la recherche et le procès était omniprésente. On discutait à perte de vue entre collègues de DEA pour savoir s’il fallait, le cas échéant, accepter de parler dans un procès autour de cette affaire.
J’en étais venue à penser que ce que les militaires avaient nommé « la première tentative de suicide » d’Ali Boumendjel lorsqu’il s’était, disait-on, taillé les veines du cou avec ses verres de lunettes, pouvait être une authentique tentative de suicide, et non une tentative d’assassinat comme le pensait la famille. J’aurais voulu penser autrement. Mais on lui avait fait croire que les hurlements de femme (bien réels) qu’il entendait étaient ceux de sa propre femme en train d’être violentée, causant un état de grande confusion. Soumis à cette torture, le suicide n’était pas inenvisageable. C’était une hypothèse, elle était fragile, mais c’était la mienne. Mieux, je ne voyais là, d’un point de vue moral, aucun caractère condamnable, et je répétais des formules : la torture excuse tout ; le suicide est aussi une volonté, un échappatoire, et une résistance. On le voit : la morale était partout, piégeait tout et il fallait s’en libérer. Lorsque j’ai téléphoné à Malika Boumendjel pour lui annoncer la fin de la rédaction du mémoire, j’ai voulu lui dire que telle était mon hypothèse, pour qu’elle n’en ait pas la surprise à la lecture. Il y eut un long silence. Elle dit : « Alors ils ont gagné. »
Des amis historiens des temps passés ont souvent voulu minimiser cette spécificité de l’histoire du temps présent. Ils expliquent qu’eux aussi peuvent avoir « un carton d’archive qui pleure », un objet douloureux, être saisis de fortes émotions et du désir de rendre justice. Nul doute. Pourtant, il y a bien là une caractéristique particulière à l’histoire du temps présent, lorsqu’un témoin exige de vous que vous fassiez justice ; ou porte plainte contre vous pour diffamation ; ou vous téléphone en pleine nuit. Ou, comme ici, vous crucifie d’une phrase qui vous accuse d’avoir trahi.
Le mémoire a attendu longtemps avant de devenir livre. Certains problèmes restaient entiers : comment déconstruire le récit familial du martyre sans blesser la famille ? Comment se libérer du besoin de rendre justice, mais écrire juste ? Comment laisser la porte ouverte à ce qu’on n’a pu trouver ou prouver ? Que faire des fantômes (ceux de l’histoire, et ceux de notre propre histoire) ? La décantation s’est faite doucement. La lecture du livre de Daniel Mendelsohn, The Lost. In search for six of six million a provoqué le déclic final : on pouvait raconter une enquête, même si ses résultats étaient maigres ; le cheminement valait aussi pour lui-même. On pouvait écrire juste tout en honorant la mémoire.
Lorsque j’ai enfin apporté le livre à Malika Boumendjel, posant sur la table son exemplaire et ceux destinés à ses enfants, elle ne l’a pas regardé. Dans le petit appartement, elle passait aussi loin que possible de la table en apportant le thé depuis la cuisine, montrant du doigt seulement cet objet de douleur pour me remercier. J’étais inquiète et suis revenue quelques jours plus tard. Pour la seule et unique fois de toutes les années où nous nous sommes connues, elle m’a ouvert la porte en robe de chambre. Elle avait commencé à lire, mais c’était difficile. Bien sûr elle savait déjà tout, elle trouvait le style beau, et c’était d’autant plus douloureux. C’est une dame âgée : j’avais peur qu’avec ce livre, elle ne lâche prise. Ça n’a duré qu’un temps. Pour Sami, l’un de ses fils, la publication du livre n’était pas non plus chose simple : à mesure qu’elle approchait, il devenait parfois hostile, agacé par la maison d’édition qui ne faisait pas, disait-il, son travail. À la sortie, l’ouvrage tant attendu ne réalisait pas ce qu’on espérait de lui, il n’était pas assez fort, il ne résolvait pas tout, il ne pouvait réparer le passé. Il a fallu plusieurs mois pour que ces tensions s’apaisent.
J’avais pensé que la biographie était une affaire sans goût et sans grand intérêt. S’étaient posées en chemin de celle-ci toutes les grandes questions de l’histoire du temps présent, avec des balancements terribles entre justice et histoire, vérité et réparation du passé. L’écriture avait été une bagarre constante pour l’histoire.
Avant de partir, nous tentons la troisième entrée, pour n’avoir aucun regret. Dans la cage d’escalier, je repense à Henri Alleg et à Maurice Audin qui sont passés ici, eux aussi, en me demandant à chaque porte si c’était dans cet appartement qu’ils ont été torturés, ici qu’ils ont été détenus ou confrontés l’un à l’autre. Un voisin sort de chez lui pour faire des courses. Djamila Boupacha était là. On pense à tous les sans-nom aussi, qui ont laissé ici leur vie ou une partie d’eux-même à force de sévices.
C’est lorsqu’il a été conduit sur la terrasse par ses bourreaux qu’Henri Alleg a reconnu le bâtiment où son ami Boumendjel était mort. Henri Alleg qui m’avait livré un des témoignages les plus riches sur Ali Boumendjel. Nous arrivons en haut de l’escalier, la porte du toit s’ouvre. De tous côtés, la perspective est magnifique, la vue vers le bas vertigineuse. Il n’y a pas de balustrade. D’un côté, c’est l’avenue Ali Khodja, avec le bruit de la foule de la fin de l’après-midi qui se presse, de l’autre la cour. De quel côté Boumendjel est-il tombé ? L’officier de police judiciaire, venu sur les lieux immédiatement après sa chute rendait compte :
Ce jour il avait été extrait de la prison du 19e génie pour être remis au Parquet dans le courant de l’après-midi.
Alors qu’il était conduit, sous escorte, au bureau de renseignement pour dernier interrogatoire, il s’échappait brusquement et se précipitait dans le vide, d’une hauteur de 15 mètres.
Il tombait dans la cour dont le sol est revêtu de carrelage et succombait aussitôt des suites d’un grave traumatisme crânien.PV du commissaire du 13e arrondissement d’El Biar, 23 mars 1957. Service historique de la Défense, 1H2584-5, Quelques affaires.
Côté cour, donc, où jouent les enfants et où un homme arrose ses plantes, c’est là que Boumendjel est mort. Du côté où, ce jour-là, des planches s’avancent dans le vide. De ce côté, ce n’est pas la mer qu’on voit, c’est la montagne. Nous nous asseyons silencieusement au bord du toit. Mon livre est fini depuis plusieurs années, je peux bien me laisser aller à voir mes fantômes.
Si Ali Boumendjel a eu un moment de conscience sur cette terrasse avant d’être assommé, ce sont ces montagnes qu’il aura vues.
Historienne, Institut d’histoire du temps présent (IHTP).
https://orientxxi.info/lu-vu-entendu/alger-1957-l-assassinat-d-ali-boumendjel,1095
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