Livraison de tabac à Alger en 1862.
MARY EVANS/SIP
L’écrivain Thierry Nelias explore dans son dernier ouvrage, « Algérie, la conquête. Comment tout a commencé » (Éditions Vuibert), une période peu connue, celle des quarante premières années de la conquête de l’Algérie. « Marianne » s'est entretenu avec lui.
Marianne : En quoi les années 1830-1870 préfigurent-elles l’histoire dramatique de la colonie ?
Thierry Nelias : De fait, si la guerre d’Algérie n’avait pas éclaté en 1954, la vie de la colonie aurait pu se poursuivre sans que la majorité des Européens n’envisagent la possibilité d’une rupture dramatique. Les structures civiles de l’Algérie étaient calquées sur celles de la France : départements, préfectures, cantons, municipalités. Cette terre était une province presque comme une autre, à ceci prêt qu’elle était sous la responsabilité d’un gouverneur général siégeant à Alger, une fonction créée en 1834.
À cette époque, seuls les côtes et leurs arrière-pays sont en notre possession, comme à Bône, Bougie, Oran ou l’Algérois. L’intérieur du pays ne commencera vraiment à être conquis qu’à partir de 1837 avec Constantine. L’essentiel des 200 000 Européens implantés en Algérie autour de 1865 sont des citadins. S’ils côtoient les autochtones, c’est pour leur acheter des produits ou des services. Les deux populations se fréquentent très peu. Dans les campagnes, c’est différent. En fonction de la taille de l’exploitation, le colon peut être amené à employer du personnel « indigène ». Mais cette collaboration de travail ne débouche que rarement sur cette fusion des deux peuples souhaitée par Napoléon III et des intellectuels comme Ismaël Urbain.
Le général du Barail l’écrira dans ses mémoires : « Il était fou d'imaginer que nous arriverions à nous assimiler [cette population guerrière] et à substituer nos mœurs aux siennes, qui tiennent non seulement à sa constitution physique, mais encore à sa religion et à son âme même. […] Le devoir et le bon sens nous commandaient donc de nous arranger pour vivre côte à côte avec elle. » Au gré de la conquête, les tribus se sont « soumises », certaines de mauvaise grâce en attendant mieux, d’autres plus sincèrement pour bénéficier de la protection des Français contre d’autres tribus ennemies. On retrouve cette partition pendant la guerre d’Algérie avec des autochtones demeurés fidèles à la France, et d’autres qui embrassent la rébellion. C’est cette violente libération de forces centrifuges, étouffées depuis près d’un siècle, qui a surpris les Européens. Du jour au lendemain, ils ont vu certains de leurs voisins musulmans afficher leur hostilité, voire commettre des attentats. Comme dans les années 1830-1870, la répression militaire ne réglait le problème que provisoirement.
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L’autre question réside dans la citoyenneté des populations musulmanes. Napoléon III a compris qu’il fallait assurer une égalité de droits civiques entre Européens et indigènes musulmans ou juifs, seule condition pour que la possession se développe harmonieusement. Mais cela supposait de leur faire abandonner leur statut personnel, régi, pour les musulmans par le droit coranique. Une impossibilité pour ces derniers ! Très peu y adhéreront et cette fracture de citoyenneté alimentera un ressentiment grandissant.
Vous évoquez des épisodes restés secrets, notamment la prise de Mascara et la découverte par l’armée française du massacre des juifs par les Arabes qui venaient d’abandonner la ville. Les survivants « ont accueilli les Français en libérateurs », écrivez-vous. Tout cela brise la légende du vivre-ensemble précolonial…
L’Algérie précoloniale est une terre morcelée en une multitude de tribus rurales. Arabes dans le Tell et aux marges du Sahara, Kabyles du Djurdjura et du Sud Constantinois, Touaregs du Sahara… Cet ensemble remuant est sous contrôle ottoman depuis trois siècles via le dey d’Alger et ses seconds, les beys de Constantine et d’Oran. Ils assurent leur domination grâce à leur petite armée de janissaires turcs mais aussi avec l’aide de tribus locales, dites maghzens, qui monnayent leur appui en échange d’une exemption d’impôt.
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Les villes sont le point de rendez-vous de ces différentes populations, principalement sur les marchés. Ce brassage ethnique a étonné des générations de nouveaux arrivants à Alger, tel le comte de Castellane en 1843 : « Nous ne pouvions nous lasser de regarder cette foule agitée [...] Mélange bizarre de costumes et de races diverses […] ; tantôt les Biskris, qui s’en vont d’un pas rapide et cadencé, portant un lourd fardeau suspendu à un long bâton ; ou bien l’Arabe et son burnous, le Turc chargé de son turban, le Juif aux vêtements sombres, à la mine cauteleuse, […] les légions de bourriquets et leurs conducteurs nègres […] » Mais les races ne se mélangent pas, facilitant la tâche des Ottomans qui ont joué sur les divisions pour dominer l’ensemble. C’est d’ailleurs cette politique que le dey d’Alger conseille à Bourmont au moment de quitter Alger, le 5 juillet 1830. Il lui explique notamment que « les juifs qui se sont établis dans ce pays sont encore plus lâches et plus corrompus que ceux de Constantinople ; employez-les, parce qu’ils sont très intelligents dans les affaires fiscales et de commerce ; mais ne les perdez jamais de vue ».
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Les juifs sont alors la seule population non-musulmane d’Algérie. Ils habitent les agglomérations, y sont tolérés, mais doivent payer l’impôt des dhimmis. La défiance des Arabes vis-à-vis d’eux tourne souvent à leur désavantage, ainsi que le raconte Léon Roches en évoquant les marchés arabes : « Arabes, Kabyles, cavaliers, piétons, femmes, enfants, juifs, colporteurs […] tout cela grouille et crie. [Parfois] des rixes sanglantes succèdent aux disputes, alors les chaouchs du caïd interviennent [….] Mais il arrive […] que leur autorité est méconnue, et dans ce cas, les gens de désordre […] donnent le signal du pillage. Les tentes des marchands sont bousculées, les marchandises pillées. Les juifs sont toujours les premières victimes de ces échauffourées. » Le cas de Mascara, en 1835, est encore plus grave : avant d’abandonner la ville sous la pression des colonnes françaises, les tribus arabes se sont livrées au pillage et au massacre des familles juives. C’est dans ce contexte que L’Illustration écrira en 1860 : « Les Israélites nous doivent tout. Véritables ilotes, les juifs d’Algérie étaient, avant notre domination, comme sont encore ceux du Maroc ou de la Tunisie, confinés dans un quartier spécial et soumis à des lois draconiennes. »
Napoléon III rêvait d’une paix dans la colonie et voulait pour achever la « pacification » donner nombre de terres aux colonisés. Comment le rêve s’est-il brisé ?
Au départ, Napoléon III considérait la colonie comme « un boulet attaché au pied de la France ». Peu à peu, sensible aux idées saint-simoniennes prêchées par Urbain ou Jules Duval, il se rend compte que l’on doit associer les autochtones au développement de l’Algérie, pour le plus grand bien de la France. Après 1860, sa vision est fixée : l’Algérie n’est pas une colonie ordinaire. Tel qu’il l’écrit au maréchal Pélissier en février 1863 : « Il me semble indispensable, pour le repos et la prospérité de l’Algérie, de consolider la propriété entre les mains de ceux qui la détiennent. […] je le répète, l’Algérie n’est pas une colonie proprement dite, mais un royaume arabe. Les indigènes ont, comme les colons, un droit égal à ma protection, et je suis aussi bien l’Empereur des Arabes que l’Empereur des Français. »
Son idée de royaume arabe, si elle réussit, doit contribuer au rayonnement de la France en servant d’exemple pour tout l’arc sud de la Méditerranée, jusqu’au Proche-Orient. Concrètement, il s’agit de spécialiser les populations autochtones dans l’agriculture et l’élevage, en relative autonomie, dans l’intérieur du pays ; aux Européens de la bande côtière reviendraient l’industrie, les mines et le commerce. Pour cela, l’empereur choisit de respecter l’indivision traditionnelle des propriétés tribales que le régime de Louis-Philippe avait libérées avec les ordonnances royales de 1835 et 1844.
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Le sénatus-consulte d’avril 1863 ouvre une nouvelle ère en déclarant que « les tribus de l’Algérie sont déclarées propriétaires des territoires dont elles ont la jouissance permanente et traditionnelle ». Cette politique, ajoutée à celle du renforcement de la prépondérance militaire dès 1860, éveille l’hostilité des populations européennes. Quant aux militaires, leur incrédulité quant à la notion de royaume arabe ralentit l’application des réformes. L’autre pilier du projet est le sénatus-consulte de juillet 1865 régissant la citoyenneté des autochtones, dont nous avons vu le manque de résultats. Le royaume arabe de Napoléon partait sur de mauvaises bases. La défaite de Sedan de 1870 puis le retour de la République en sonneront le glas.
Propos recueillis par Martine Gozlan
Publié le
https://www.marianne.net/culture/marianne-vous-remet-a-niveau/1830-1870-comment-la-colonisation-francaise-de-lalgerie-a-commence
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