POUR la noblesse de son style et de sa pensée qui contrastent tellement avec la manière constipée de Gide, Albert Camus a rapidement acquis sur la jeunesse de ce temps une influence virile et virilisante, qui relaie heureusement celle du tortueux Ménalque.
On connaît en gros son évolution : elle l’a conduit du désespoir existentialiste, durant le déchaînement absurde du monde moderne, à la révolte la plus féconde, celle qui oppose à l’arbitraire des éléments l’effort stoïque de l’homme pour organiser la terre. On peut espérer d’ores et déjà, que le jeune écrivain saura étayer peu à peu le geste de son défi, en lui assurant cette assise terrestre et charnelle, ce perpétuel recours aux sources chaudes de la vie qui prête par ailleurs à la méditation d’un Saint-Exupéry son infinie résonnance.
Il recueille aujourd’hui, sous le titre d’Actuelles, les chroniques de plus en plus espacées où il exprima ses réactions devant les événements des six dernières années. On ne relit pas sans sourire, d’un rictus désabusé, les premiers éditoriaux de Combat : Camus s’y efforçait, durant les journées tricolores de la Libération, « d’introduire le langage de la morale dans l’exercice de la politique ».
L’exigence de pureté qui lui dictait ces adjurations naïves à la presse et aux partis de la Résistance, dans l’exaltation du combat victorieux, s’égarait parfois aux malédictions contre « les traîtres ». Ici, le sourire se fige en relisant. « La fièvre de ces années, le souvenir des amis assassinés » expliquent, sans les excuser, les emballements de l’intellectuel qui, de son tribunal, encourageait les bourreaux à frapper terriblement.
Du moins, ces jugements sommaires, qui ajoutaient à la haine au nom de la justice, Camus les prononçait-il en fonction de certaines constantes auxquelles l’expérience, en élargissant sa vue du drame, allait indiquer une voie plus exacte, plus difficile aussi. En 1945, la bombe d’Hiroshima, en éclairant de cette aveuglante lueur que les Japonais nomment « le soleil de la mort » les spasmes d’une humanité hystérique de sang, intègre le mensonge d’un pays dans le mensonge d’un monde.
Et quel est ce mensonge ? C’est celui qui couvre les moyens au nom de la fin, et la mystification pseudo-révolutionnaire, qui justifie le sacrifice des individus par le salut de l’espèce, vaut le chantage des gouvernements, qui renforcent leurs polices pour défendre la liberté et qui préparent la guerre pour mieux sauver la paix.
Les avertissements de Camus, quant aux dangers de la politique de puissance, trouvent une actualité saisissante en ces jours-ci, où le prétexte coréen vient de légaliser tous les abandons. Il n’est pas jusqu’au journal où Camus écrivit longtemps qui n’apporte aujourd’hui sa poudre aux canons, vouant aux poteaux les anciens compagnons :
« Nul, à moins de sciemment confondre pacifisme et trahison, affirme l’éditorialiste honteux du 29 septembre, ou de se réfugier dans d’élégantes contradictions intellectuelles, ne saurait refuser le réarmement du pays sous le cadre d’une Europe assez forte. »
Le Combat continue comme on voit, mais ce n’est plus le même. Le Combat continue, aux gages de M. Smadja, mais ce n’est plus le nôtre. Ce n’est plus celui de Camus, que ses textes des dernières années nous montrent engagé peu à peu dans la vraie résistance, celle qui le dresse au nom de « ce qui peut encore être sauvé » contre les ivresses qui alimentent les camps et les charniers.
L’hypnose des slogans et de la terreur, supplantant jusqu’aux anciens mobiles égoïstes de la vanité et de l’ambition, arme progressivement une humanité de robots, qui semble sortie des cauchemars vraiment prémonitoires d’un Kafka. A la faveur du délire totalitaire, qui écartèle le monde entre des idéologies également messianiques, les bureaux et les polices enferment dans leurs statistiques, leurs fiches, leurs empreintes, une humanité de « silhouettes » anonymes, abstraites.
Camus rejoint ici la protestation désespérée du Roumain Gheorghiu en sa Vingt-cinquième Heure. Il la corrige, toutefois, d’un optimisme foncier d’occidental, qui oppose à la grande mise en carte le bon sens anarchique des individus. Et l’admirable allocution qu’il a prononcée à Pleyel en décembre 1948, et sur laquelle se ferme ce recueil, définit le rôle de l’artiste, dans le monde de plus en plus concentrationnaire.
Il est, par vocation profonde, « le témoin de la liberté », contre les empiétements de la loi et la prétention des idéologistes. Il témoigne contre les abstractions totalitaires, pour « les quelques valeurs sans lesquelles un monde, même transformé, ne vaudrait pas d’être vécu », et qui sont la chair, la beauté naturelle, le simple bonheur des êtres. Acharné à préserver en lui et autour de lui la modulation fragile de la vie. Il devient parmi les révoltés, l’image même de la révolte.
Jean VITA.
Article de Jean Vita paru dans Le Libertaire, n° 251, 12 janvier 1951, p. 2
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