Soixante ans après les accords d’Evian du 18 mars 1962 et la fin de la guerre d’Algérie, Ouest-France publie un hors-série exceptionnel, France et Algérie : comprendre l’histoire, apaiser les mémoires. L’occasion de revenir sur l’histoire commune des deux pays. Maintenu sous les drapeaux en Algérie, après un service militaire à Madagascar, Stanislas Hutin avait tenu un journal pour raconter son quotidien, entre 1955 et 1956.
Après son service militaire à Madagascar, Stanislas Hutin est maintenu sous les drapeaux et envoyé en Algérie. Durant ces six mois « algériens », le jeune séminariste tient un journal, qui sera l’un des premiers témoignages publiés sur la guerre d’Algérie( 1). Témoignage.
« C’était en novembre 1955 ; je venais d’avoir 24 ans. J’étais de retour de Madagascar, où je venais de terminer mon service militaire de dix-huit mois. J’étais jésuite, en formation en philosophie dans un séminaire à côté du Puy-en-Velay. J’ai reçu une convocation de « maintenu sous les drapeaux ». Quand j’ai appris que je devais aller au Maroc, en Algérie ou en Tunisie, je savais qu’il s’agissait de guerres d’indépendance. Je savais pourquoi il y avait des révoltes. Je venais de vivre la colonie. Je me suis posé la question : « Est-ce que je pars ou je ne pars pas ? ».
Le devoir de parole
« J’ai interrogé mon père ; mes supérieurs jésuites : « Si je ne pars pas, suis-je un déserteur ? » Mon père m’a dit : “Tu seras beaucoup plus utile sur le terrain, au milieu des hommes ; si tu désertes, tu ne seras pas du tout entendu. Toi, en tant que séminariste, tu as le devoir de la parole et de la vie. Il faut que tu témoignes.”
Alors j’y suis allé. J’étais entouré de jeunes qui avaient 19-20 ans, pas plus, qui avaient fait leur service militaire dans les colonies de l’époque : Madagascar, Afrique équatoriale, Afrique occidentale. On est parti de Rennes en train pour Rivesaltes, le fameux camp qui a servi tant de fois dans l’histoire… Déjà, on inscrivait sur les trains “Le Maroc aux Marocains !” Enfin, ceux qui lisaient la presse. Ils disaient : “On sort de la guerre de 40, on doit les libérer”. “Ce n’est pas à nous de faire cette guerre”. Ils voulaient rentrer chez eux. Il y avait un tel désespoir, un tel énervement.
Quand on est monté sur le bateau, on ne savait toujours pas où on allait… Mon père m’accompagnait. Lui qui s’était engagé en 1914 pour regagner sa Lorraine natale, en 1940 par conviction, c’était la première fois que je le voyais pleurer. Non pas parce que moi, son fils, je partais à la guerre. Mais de voir ces jeunes dans cet état de haine à l’égard de l’armée, à l’égard de ce qu’on voulait leur faire faire, ça l’avait complètement bouleversé. Nous avons découvert notre destination le lendemain de notre départ, en voyant une belle ville blanche. C’était Alger.
« Un gamin de 14 ans qui avait été torturé »
« Pendant le voyage entre Alger et Constantine, on a été pris par une trouille épouvantable. La plupart de mes copains, à ce moment-là, ont basculé dans l’état de guerre. Moi, je suis un peu mouton, je me mets au fusil mitrailleur, la trouille au ventre, comme les autres. On nous a emmenés sur une immense exploitation, avec des espèces de cages à lapins. On découvre que dans ces cages sont logés les travailleurs arabes de l’exploitation. C’est un nouveau revirement de mes camarades. Ce sont des paysans, des Bretons, des Alsaciens… Ils sont révoltés par la façon abominable dont on traite ces gens. Et malgré tout, il y a cette animosité qui parfois tourne à la haine contre ce peuple qui leur fait la guerre.
« Notre premier boulot, ça a été de faire le recensement des hommes de 16 à 60 ans. On allait dans les villages, on raflait les gens, on les livrait à ceux qui devaient établir leur carte d’identité. Ensuite, j’ai été chargé de reconstituer l’école. Mes camarades, eux, faisaient des inspections. Ils ramenaient des suspects, des civils. Ça a été très vite l’engrenage, il fallait leur faire dire où étaient leurs armes. Voilà comment ça a commencé. Une gégène a été installée dans notre compagnie. Une nuit, tout près de ma guitoune, j’ai cru entendre des chacals. Je suis sorti ; c’étaient des hurlements humains. J’appris le lendemain que c’était ce gamin de 14 ans, Boutout, que j’avais vu la veille, qui avait été torturé.
« Je me suis pris le bec avec mon lieutenant, qui avait assisté à la torture. Je ne sais pas si c’est lui-même qui tournait la magnéto… J’ai failli lui fiche mon poing dans la figure. J’ai hurlé contre lui. Non, c’est pas possible… Cette nuit m’a brouillé définitivement avec la hiérarchie.
« Faire l’école avec un fusil à côté du tableau ! »
« Mon lieutenant voulait absolument que je fasse la classe avec un fusil à côté de moi. Faire l’école à des gamins de 10 ans avec un fusil à côté du tableau ! Il a cédé. Je n’ai pas eu de fusil ; j’avais quand même un pétard dans la poche. Qu’est-ce que j’aurais pu faire avec ça ? La preuve : un jour, deux hommes sont venus. Ils m’ont regardé faire l’école. Je n’en menais pas large. Je me suis dit « ça y est, c’est mon tour ». Ils m’ont fait signe de continuer et sont partis. Le lendemain, il y avait un tract accroché à un arbre : « Merci aux militaires de faire de nos enfants de bons petits fellaghas. » J’ai perdu ce tract. Je ne m’en console pas !
« J’apprenais aux enfants la base de l’école primaire. J’avais trouvé un livre d’histoire, bien fait, qui racontait l’occupation allemande en France. Il y avait des photos : on voyait des camions bourrés d’Allemands avec leurs fusils, et dans les taillis, des résistants qui se cachaient, avec leurs pétoires. C’était exactement ce que les gamins étaient en train de vivre !
« Au camp, on discutait beaucoup. On me voyait écrire mon journal. Les hommes disaient : « C’est normal que tu penses ce que tu nous dis, parce que tu es curé. » Pour eux, le fait que je sois curé me donnait le droit, le pouvoir, de me révolter et de résister à tout cela.
« Tabasser les prisonniers, les torturer, la corvée de bois, abattre des prisonniers sans jugement… Je leur disais : « Vous pouvez très bien éviter cela, vous rebeller. Vous ne serez pas poursuivis. C’est eux, les officiers, que l’on peut traîner devant les tribunaux. »
« Je ne crois qu’à une chose, la force de la connaissance »
« J’ai pu témoigner parce que j’étais d’un milieu qui le permettait. Mon père était journaliste (fondateur de Ouest-France), militant chrétien. J’écrivais à mes parents, ils me questionnaient, ils étaient à l’écoute. Mon environnement religieux de l’époque voulait savoir. Je vivais dans un climat d’ouverture aux autres et d’interrogations sur l’évolution de la politique, quelle qu’elle soit.
« Les cultures familiales et personnelles sont porteuses de valeurs envers lesquelles on ne peut pas transiger. Ce qui permet de dire non, c’est de savoir faire la différence entre ce qui est tolérable et ce qui ne l’est pas.
« Moi, je ne crois qu’à une chose, c’est la force de la connaissance. Je ne sais pas de quoi sera fait le monde de demain, mais je pense que les jeunes peuvent se révolter, peuvent résister s’ils ont une certaine connaissance.
(1) Stanislas Hutin, Journal de bord – Algérie, novembre 1955-mars 1956. Préface de Pierre Vidal-Naquet. GRHI (groupe de recherche en histoire immédiate, Toulouse.
Le hors-série d’Ouest-France, France et Algérie : comprendre l’histoire, apaiser les mémoires, est disponible dans les points de vente habituels depuis le 24 février et sur le site editions.ouest-france.fr.
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