Sur fond de controverses face à des renvois illégaux de migrants interceptés en Méditerranée, le directeur de l’agence européenne des frontières a démissionné jeudi dernier, mettant en lumière les failles de l’organisation.
Embarcation pneumatique surchargée de migrants en mer Méditerranée. Photo d'archives AFP
Un départ qui remet les pratiques de Frontex sous le feu des projecteurs. Directeur de l’agence européenne des gardes-frontières et garde-côtes depuis 2015, Fabrice Leggeri a remis jeudi dernier sa démission. Acceptée vendredi par le Conseil d’administration, elle fait suite à une enquête bouclée en février par l’Office européen anti-fraude (Olaf) visant le Français, notamment pour refoulements illégaux de migrants. « Le rapport est très embarrassant sur le plan personnel, ils ont intercepté des e-mails qui peuvent le rendre complice de meurtre, car il couvrait un certain nombre d'incidents de refoulements illégaux dans lesquels Frontex était impliqué », explique Omer Shatz, avocat et directeur juridique de l’organisation front-LEX. D’un point de vue juridique, pour les quarante-sept États membres du Conseil de l’Europe, ces fameux « push-backs » violent notamment le principe de non-refoulement interdisant le renvoi d'une personne menacée vers son persécuteur. « Le risque doit être évalué pour chaque personne individuellement avant de prendre une quelconque décision, rappelle l’avocat. Les refoulements collectifs de migrants sont donc par essence illégaux ».
Rien qu'une façade
Mais pour l'agence, il s'agirait surtout de répondre à ce qui est considéré comme une menace sécuritaire. Chargée d’assurer la protection des frontières extérieures des 27, Frontex se voit attribuer le plus gros budget de toutes les agences de l’Union européenne (UE), soit 5,6 milliards d’euros pour la période 2021-2027. Une généreuse allocation qui témoigne d’un rare consensus et de la priorité pour l’UE de bloquer l’arrivée des migrants à ses portes, car pour Omer Shatz, il n’y a en réalité pas de vraie distinction entre l’agence et l’UE. « Frontex n'est qu'une façade (...). Le Conseil d'administration de l’agence, ce sont les vingt-sept et deux sièges pour la Commission », explique l’avocat. C’était déjà dans cette logique sécuritaire que l’UE avait annoncé en 2019 le renforcement de Frontex à la veille des élections européennes. Un programme de formation et d’équipement d’un corps permanent de 10 000 agents à l’horizon 2027, mais surtout un élargissement de son mandat, censé améliorer la coopération avec les agences de surveillance des frontières des pays tiers et mieux prévenir l’immigration illégale. Un moyen en réalité de sous-traiter les services d’interception en mer en partageant les positions des bateaux de migrants aux garde-côtes de pays tiers et d’éviter ainsi toute implication directe dans des refoulements illégaux.
Violations des droits humains
Ces opérations conjointes sont notamment monnaie courante avec la Libye, principal point de départ des migrants africains tentant de se rendre en Europe en traversant la Méditerranée centrale. Une étroite collaboration avec l’UE qui s’est officialisée en 2017 lors de la signature des accords de Malte et qui constitue un fort point de convergence des critiques. L’absence d’autorité politique centrale en Libye a instauré un climat de non-droit et limite largement l’application de normes conformes aux droits humains. Malgré la formation en mars 2021 du Gouvernement d'unité nationale (GNU) sous l’égide de l'ONU, ayant pour but d’unifier l'exécutif libyen, le pays compte aujourd'hui deux Premiers ministres perpétuant les clivages internes : Fathi Bashaga, désigné en mars 2022 par le Parlement et soutenu par le maréchal Khalifa Haftar, qui contrôle depuis 2017 l’est du pays à la tête de la LNA (Armée nationale libyenne), et Abdelhamid Dbeibah, portant l’héritage du GNA (Gouvernement d’union nationale) à l’Ouest, dont le mandat a expiré en décembre dernier mais qui refuse de quitter la tête de l’exécutif avant de nouvelles élections. Selon l’Organisation internationale pour les migrations (OIM), en 2021, 32 425 migrants subsahariens ont été ramenés de force en Libye alors qu'ils tentaient de traverser la Méditerranée centrale, presque trois fois plus qu’en 2020. « En finançant, équipant, et coordonnant les opérations de sous-traitance, Frontex a l’obligation de s’assurer qu’il n’y a pas de violations des droits humains liées à celles-ci, ce qui n’est évidemment pas le cas », souligne Omer Shatz. Alors qu’Amnesty International en a signalé au moins 33 en activité depuis 2018, ces centres de détention sont connus pour être des lieux d’horreurs dans lesquels sévissent « tortures, viols et violences sexuelles », mais aussi « extorsions de fonds », « travaux forcés » et « homicides », selon l’organisation. Des violations des droits humains largement documentées par les ONG et conduites de façon systématique, en toute impunité, par des milices, groupes armés ou forces de sécurité libyennes. Preuve en est, la nomination en janvier dernier d’un chef de milice qui serait impliqué dans ces crimes, Mohammed al-Khoja, à la tête de la Direction de lutte contre la migration illégale (DCIM) au sein du ministère libyen de l’Intérieur.
La présence accablante de preuves du caractère illégal de la redirection des migrants vers la Libye agite les défenseurs des droits de l’Homme. De nombreuses procédures judiciaires ont été lancées dans ce sens contre Frontex. La dernière en date, l’ONG allemande Sea-Watch qui a porté plainte mi-avril contre l’agence l’accusant de ne pas divulguer les positions d'embarcations en détresse aux navires de sauvetage européens pour faire appel de préférence aux garde-côtes libyens. Le 31 juillet 2021, non informé de sa proximité immédiate avec un canot de migrants, le navire humanitaire Sea Watch 3 n’a pas pu porter secours à l’embarcation.
Activités criminelles lucratives
Une situation dans laquelle le gouvernement libyen y trouve bien son compte. La coopération avec l’UE reconduit pour l'essentiel le traité d’amitié de 2008 établi entre l’Italie, première destination des migrants en provenance d’Afrique passant par la Libye et l’ex-dirigeant libyen Mouammar Kadhafi. En d'autres termes, en échange du blocage des migrants africains venus de Libye, l'UE s'engage à reconstruire la force des garde-côtes libyens, détruite suite à l’intervention de l’OTAN dans le pays en 2011. Il s'agit de fournir à un ensemble de milices, « entre 6 et 12 » selon Omer Shatz, salaires, formations, équipements et navires pour mener à bien leurs opérations d’interception en mer. « Les bénéfices de la coopération pour Tripoli se résument plus globalement à une chose : l’argent », souligne-t-il. Une industrie migratoire terrifiante bien ficelée et lucrative. Le modèle économique est simple : « Les personnes détenues sont filmées en étant torturées et/ou violées, puis les vidéos sont transférées via les médias sociaux aux proches des victimes, qui doivent payer 10 000 dollars en échange d’une libération, explique l’avocat, pour qui « l'UE permet en réalité l'existence même de ces camps ».
Face aux critiques répétés, le Parlement européen, en charge de la supervision de l’agence, avait demandé en octobre 2021 le gel de 12 % du budget 2022 de Frontex – soit 90 millions d’euros – jusqu’à amélioration apportée notamment « en matière de contrôle des droits fondamentaux », selon le communiqué de presse officiel. Mais la décision du Conseil d’administration de Frontex du 18 mars dernier d’inclure de nouveaux équipements, armes létales et non létales, pour l’année 2023, questionne sur l’efficacité des mécanismes de contrôle. L’agence n’a d’ailleurs pas donné suite à nos demandes d’entretien sur ce sujet. Pour Omer Shatz, « les organes compétents censés superviser Frontex sont trop faibles, le Parlement est trop faible et face à l'échec de ces mécanismes, Frontex jouit d'une totale impunité».
OLJ / Par Emma DELAJOUX, le 04 mai 2022
https://www.lorientlejour.com/article/1298369/migration-en-mediterranee-frontex-ou-la-culture-de-limpunite.html
.
Les commentaires récents