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Fatima Besnaci-Lancou est née en Algérie quelques semaines avant le début de la guerre qui a commencé le 1ᵉʳ novembre 1954. Historienne, éditrice à la retraite, elle travaille sur la question de la guerre d'Algérie en général et plus particulièrement sur la question des harkis. Elle est elle-même fille de harki.
TV5MONDE : Vous êtes issue d’une famille d’agriculteurs sans aucune attache en métropole. Vous êtes née en 1954. Comment et pourquoi votre père se retrouve-t-il dans le “camp” des harkis, qui vont se battre aux côtés de l’armée française contre les indépendantistes algériens ?
Fatima Besnaci-Lancou : En fait, je pense que son histoire est très banale. C'est l'histoire des paysans algériens. Les harkis ne sont pas des urbains, c'étaient des ruraux, donc isolés. Il se trouve que le FLN avait besoin de ces paysans pour se nourrir, pour trouver de l'argent, pour avoir un lieu de repli. Il s’est donc tourné vers ces paysans isolés dans des fermes. Cela se passait la nuit. Et puis dans la journée, c'étaient les militaires qui allaient voir aussi ces paysans pour vérifier qu’ils n'aidaient pas les indépendantistes. Ces paysans vont donc basculer d'un côté ou de l'autre. Soit du côté FLN ou de son bras armé l’ALN, soit en rejoignant l'armée française.
Ma famille aidait les indépendantistes et l’armée, qui était très présente autour de chez nous, l’a su.
Un jour, début 1957, les militaires sont venus dans la ferme, ils ont ramassé les hommes de la famille pour les emmener dans le village, où il y avait une caserne française. On ne sait pas très bien ce qui s'est passé. On parle de sévices corporels, etc. Puis ils ont fini par les relâcher parce que mon grand-père était chef de tribu et s'il avait été tué, les militaires avaient compris que c'était toute la tribu qui allait rejoindre les indépendantistes.
A leur retour à la ferme, le FLN a condamné à mort mon grand-père et ses deux fils. Pour le FLN, s’ils n’avaient pas été tués, c’est soi-disant parce qu’ils avaient parlé. Heureusement, comme ils avaient nourri certains jeunes gens du maquis pendant plusieurs années, il y a eu une espèce de reconnaissance du ventre. Certains de ces hommes sont donc allés voir mon grand-père en lui disant de nous mettre à l'abri parce qu’ils avaient reçu l’ordre de tuer hommes, femmes et enfants.
Mon grand-père a donc demandé aux militaires qui nous avaient mis dans cette situation de nous protéger.
C’est mon premier souvenir, très flou, celui de militaires armés qui nous ont descendus vers le village où nous avons été logés dans une petite maison qui appartenait à mon arrière grand-mère et à ma grand-mère. Se sachant menacés, mon père et mon oncle, qui étaient plus jeunes, se sont engagés dans l'armée. Ils se sont armés, non pas pour se venger ou pour défendre le système colonial, mais simplement pour être sûrs d'avoir des armes en cas de besoin. Pour se protéger.
TV5MONDE : Cet engagement ne s’est donc pas fait par convictions.
Non, pas du tout. Et vous ne trouverez pas beaucoup de harkis qui ont fait ça par convictions.
Harki est un mot d'origine arabe qui trouve sa source dans le mot harakat, qui signifie déplacement, mouvement. Souvent considérés comme des traîtres, ils ont été chassés lors de l’indépendance algérienne. Ils sont près de 100.000 à avoir fui l’Algérie dès 1962 direction la France, sans que rien ne soit prévu pour les accueillir.
TV5MONDE : Faisons un bond vers 1962. C’est l’indépendance. Et vous, vous partez à ce moment-là, c'est ça ?
En fait, à l'indépendance, beaucoup de harkis auraient préféré rester chez eux. D'abord, un paysan est attaché à sa terre. Un paysan part, quitte ses terres parce qu'on le violente, parce qu'on veut le tuer, parce qu'on a empoisonné son puits. Donc le choix, c'était de rester. Mais il s'est passé quelque chose, c'est qu'on a massacré une partie de ma famille. Donc l'été 62, on a commencé par tuer mon grand-père. Il a été enlevé, torturé, tué. Et on ne nous a pas rendu son corps. L'idée de rester en Algérie n'était plus possible. Et voilà pourquoi ma famille est partie avec l'aide de militaires français.
On est parti assez discrètement. D'abord parce que ma maman n'avait pas le cœur à dire au revoir à ses parents et puis à ses frères et sœurs qui allaient rester en Algérie.
Entre octobre 62 et février 63, près de 90 000 personnes ont quitté l'Algérie pour fuir les violences et est à peu près la moitié ont été rapatriés par des militaires et l'autre moitié est arrivée par la voie de l'immigration économique.
TV5MONDE : Lorsque vous mentionnez ce rapatriement “par des militaires”, c’est un élément très important...
Paris avait dit non, on ne veut pas des harkis. Il faut les laisser sur place. Leur pays c'est l'Algérie. Le général de Gaulle a dit “ce ne sont pas des rapatriés, ce sont des réfugiés”. Mais certains militaires ont désobéi. Certains ont dit “écoutez, si on ne peut pas partir avec les harkis et leurs familles qu'on connaît, on reste sur place tant qu’ils ne sont pas à l’abri”. Il y a tout de même eu des massacres. Dès les premiers jours de l'indépendance, des hommes ont été ramassés, jetés dans des camps d'internement où ils ont été torturés, parfois violés. Dans un camp en Kabylie, on a jeté de l'essence sur près d'une centaine d'hommes, puis on a mis le feu. Il y a eu des massacres terribles. Certains sont restés dans les prisons ou dans les camps d'internement jusqu'en 1969.
TV5MONDE : A quel moment quittez-vous l’Algérie finalement ?
Le 21 novembre 72, on nous a mis dans les cales d'un bateau, direction Port-Vendres, dans le sud de la France, à une soixantaine de kilomètres du camp de Rivesaltes. Une noria de camions nous attendait. On nous a alors emmenés vers le camp de Rivesaltes.
TV5MONDE : Aujourd'hui, rétrospectivement, comment est-ce que vous regardez cette histoire qui est la vôtre ?
Je me dis je me dis quel gâchis ! Je pense qu'on aurait dû décoloniser très vite. Et il y a une responsabilité des gouvernements français, une responsabilité accablante parce qu'ils ont détruit la vie de millions de personnes.
60 ans après, de ce côté de la Méditerranée, des descendants de harkis luttent pour qu'on reconnaisse ce qu'on leur a fait. Et de l'autre côté de la Méditerranée, ce sont des jeunes aussi qui luttent pour avoir plus de justice, plus de droits. C'est beaucoup, beaucoup de gâchis pour moi.
60 ans après, de ce côté de la Méditerranée, je pense qu'il y a encore des personnes qui ne comprennent pas pourquoi l'Algérie est indépendante, et du côté algérien, ils se servent encore de l'histoire, ils en font parfois une question centrale. En fait, c'est juste incompréhensible.
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