Chaque année, 10 000 personnes âgées meurent des suites d’une chute. C’est trois fois plus que l’ensemble des victimes des accidents de la route. Et si « tout le monde tombe », selon les gériatres, il ne s’agit pas d’un événement banal pour autant.
Jeanne Lo, 98 ans : « Je réfléchis à chaque geste depuis que je suis consciente qu’il y a tous ces pièges qui peuvent me faire tomber. » (CHLOÉ VOLLMER-LO POUR « L’OBS »)
Le monde de Suzanne (le prénom a été changé) rétrécit. C’est moins une affaire de géographie qu’une histoire de peur. Depuis quelques années, elle tombe. Sur des plaques de verglas, des passages piétons, dans les escaliers de l’église parce qu’il n’y a pas de rampe, ou tout simplement en essayant de reculer. Ces dix dernières années, c’est arrivé « au moins cinq ou six fois », jauge cette ancienne employée de bureau de 63 ans devant son médecin, le professeur François Puisieux, chef du pôle gérontologie du CHU des Bâteliers de Lille. Dehors, c’est presque le printemps, il fait étrangement beau, les rues commencent à sentir le goudron chaud.
Suzanne, cheveux gris mi-longs, porte un jean clair, un sweat de randonnée bleu turquoise et des baskets confortables, un peu comme si l’extérieur était devenu l’aventure. Elle voit ce médecin pour la première fois, et voudrait qu’il l’aide à retrouver de l’assurance dans ses déplacements. Quand elle marche, son pied gauche est ouvert à 45 degrés vers l’extérieur et chaque pas qu’elle fait sur le lino beige du couloir de l’hôpital demande qu’elle lance doucement ses genoux et ses chevilles, pour basculer son poids d’un côté ou de l’autre. En tombant, Suzanne s’est déjà cassé une côte : « Dehors, je ne suis pas à l’aise, pas comme les enfants qui n’ont pas besoin de regarder où ils mettent les pieds. »
Une chute peut modifier la trajectoire d’une vie. Et « tout le monde tombe, explique François Puisieux. Chez les gens de plus de 80 ans, environ la moitié va chuter dans l’année qui vient ». Au point que le sujet est devenu un problème de santé publique. « Il y a 10 000 morts par an, ce qui est bien plus que le nombre de décès imputables aux accidents de la route [environ trois fois plus, NDLR] », poursuit le médecin. Un problème d’autant plus difficile à traiter que les personnes âgées peuvent perdre l’équilibre pour une foule de raisons différentes (une faiblesse générale due à la sédentarité, des maladies comme l’arthrose ou l’ostéoporose, un carrelage glissant dans la cuisine).
Plan antichute
Fin février, le ministère chargé des Sports et le secrétariat d’Etat à l’Autonomie ont présenté un « plan antichute des personnes âgées », visant à favoriser la prévention, l’aménagement des logements ou encore l’accès à la télésurveillance, sans pour autant détailler le budget qui lui serait alloué. La chute coûte 2 milliards d’euros par an, d’après le ministère de la Santé, qui précise que 130 000 personnes âgées sont hospitalisées chaque année pour cette raison.
« Il y a 75 000 fractures de l’extrémité supérieure du fémur, qui sont la conséquence d’une chute à quasi 100 % du temps », précise François Puisieux. Ces fractures-là causeront la mort de 20 % à 25 % des personnes concernées dans l’année qui suit, et précipitent les entrées en Ehpad : « Entre 15 % et 20 % de ces gens rejoignent des institutions parce qu’ils ne savent plus marcher suffisamment bien. » Le problème ne risque pas de s’arranger : l’Insee prévoit que la France comptera près de 10 millions d’habitants supplémentaires d’ici à 2070, et que l’essentiel de cette hausse sera constitué de personnes de 65 ans ou plus.
« On s’est aperçu que l’os était en perpétuelle adaptation et qu’il a une physiologie liée au régime de contraintes auquel il est soumis. Lorsque vous êtes dans un régime d’activité physique régulière, l’os se structure en déplaçant de la matière de sorte à se trouver dans un régime de contrainte équilibré. »
C’est pourquoi des études [PDF] observent que les nouvelles recrues de l’armée se blessent souvent autour du trentième jour de leur entraînement. Quand l’activité physique augmente, le processus de résorption de l’os intervient plus tôt que celui de construction, si bien que l’os n’a pas le temps de se restructurer. « Des militaires peuvent se faire des fractures de fatigue, parfois juste en s’asseyant sur un tabouret », souligne encore Pascal Picq.
L’angoisse de retomber
Si certaines personnes âgées meurent sur le coup d’une chute, d’autres décèdent peu de temps après d’un crush syndrome, le fameux « syndrome des ensevelis ». A la suite d’un écrasement ou d’une compression prolongée, les muscles du corps qui n’ont pas été suffisamment irrigués se dégradent et libèrent du potassium quand la circulation sanguine reprend, ce qui peut entraîner une insuffisance rénale aiguë.
A plus long terme, les médecins craignent aussi « la cascade gériatrique », période qui peut suivre la chute, pendant laquelle les problèmes de santé retentissent les uns sur les autres. « Des patients vont être hospitalisés parce qu’ils sont tombés et vont se dénutrir, s’infecter, faire une escarre. C’est un cercle vicieux », explique François Puisieux.
Suzanne n’en est pas là. Elle vit dans une maison de plain-pied où elle a emménagé il y a deux ans avec son chat. Les escaliers, c’est une habitude qu’elle a perdue. Elle ne sort plus de chez elle que trois à quatre fois par semaine. En face d’elle, François Puisieux fait la liste de ses antécédents médicaux : un tassement de vertèbres, une fissure de la hanche, une récente fracture de fatigue du genou ainsi que de l’ostéoporose. C’est depuis qu’elle a pris sa retraite que la perte d’équilibre est devenue une préoccupation particulière :
« Maintenant que je ne travaille plus, je ne suis plus obligée de sortir de chez moi. On ne regarde plus son corps, on se fait des angoisses plus vite. Dehors, j’évite les regroupements, j’essaie de me mettre dans les endroits où les gens sont moins pressés. »
Le monde de Suzanne rétrécit parce que les gens qui tombent une fois, deux fois, trois fois, risquent de retomber s’ils ne sont pas pris en charge, nous explique François Puisieux : « Beaucoup de sujets âgés qui sont tombés ont peur de retomber et du coup sortent moins, s’exercent moins. Et comme ils s’exercent moins, ils vont marcher encore plus mal et ils vont retomber. »
L’éventualité de la chute force à des vigilances inattendues : « L’expérience montre que les sujets fragiles ne sortent pas toujours en situation d’intempéries », souligne Christian Roux, le président de la Société française de Rhumatologie. Devant une webcam installée dans le salon de sa maison vosgienne, Jeanne Lo, une ancienne médecin âgée de 98 ans qui est déjà tombée plusieurs fois (la dernière fois, dit-elle en souriant, elle a trouvé que « le béton était plutôt mou »), explique qu’elle doit désormais décomposer chaque mouvement, ce qui demande une attention particulière :
« Je réfléchis à chaque geste depuis que je suis consciente qu’il y a tous ces pièges qui peuvent me faire tomber, des meubles par exemple, ou le réflexe que j’avais de me précipiter vers le téléphone quand il sonnait. »
Pour autant, cela ne fait pas de la vieillesse un naufrage, explique le paléoanthropologue Pascal Picq, qui sursaute toujours quand il entend certains médecins dire qu’en matière de vieillissement, l’évolution est mal faite : « La bagnole n’a pas été faite pour durer quinze ans ! Depuis la Seconde Guerre mondiale, les sociétés ont évolué comme jamais en termes de qualité de vie. On a gagné vingt-cinq ans d’espérance de vie en moyenne. L’évolution n’est pas mal faite, elle est même plutôt généreuse. » Jeanne a fait du taï-chi tous les matins pendant la majeure partie de sa vie, ce qui contribue sans aucun doute à sa longévité. Mais rien n’est acquis à l’échelle de l’espèce, poursuit Pascal Picq :
« Notre espèce est très plastique, elle peut se dégrader facilement. Ce qui m’inquiète, c’est la prévalence de l’obésité et la sédentarité chez les jeunes. Je crains que la génération des baby-boomers, qui a été complètement folle de sport, soit celle qui a atteint le potentiel maximum de qualité de vie à des âges plus avancés. »
Prévention des risques
Pouvoir vieillir, c’est bien. Encore faut-il que cela puisse se faire dans de bonnes conditions. Pierre (le prénom a été changé), un autre patient du docteur Puisieux, âgé de 73 ans, vit seul dans une ancienne ferme posée en face d’un petit village du sud de la région lilloise. Il est atteint de polyarthrite. Parce qu’il ne conduit presque plus, il est venu à son rendez-vous en taxi médicalisé, et se déplace avec une canne. « J’ai des douleurs dans les mains, les poignets, les genoux. La rotation est douloureuse. Je le sens depuis l’épaule jusque dans le coude. » Ses phrases sont souvent ponctuées d’une grande respiration, un essoufflement dû à une valve cardiaque défaillante. L’hôpital est presque sa seule sortie de la semaine.
Aux patients comme Pierre, on demande pourquoi ils tombent mais on les interroge rarement sur ce qui les fait tenir debout. La mort de son épouse, il y a quelques mois, lui a laissé « comme un grand trou » et devant son médecin qui lui demande s’il a des idées noires, Pierre parle de ses chiens qu’il regarde courir autour de la maison : « Grâce à eux, je n’irai pas vers ça… » Pierre n’a pas de famille à proximité. Il souhaite reprendre les séances de kiné, il aimerait bien apprendre à se servir d’internet. Avant les confinements, il s’était inscrit à une formation mais elle a été annulée. « J’ai acheté tout le matériel, mais j’ai peur de me tromper et de faire des bêtises. »
Au CHU des Bâteliers de Lille, on a compris tôt que la chute avait des retentissements bien plus larges qu’au seul plan moteur. De 1 000 à 1 500 personnes viennent ici chaque année pour ce motif, au point qu’une consultation spécifique d’hôpital de jour a été créée en 1995. François Puisieux, 60 ans, était déjà là. A l’époque, il y avait suffisamment peu de patients pour qu’un médecin ait le temps de se rendre à leur domicile sur une demi-journée, pour effectuer un bilan in situ.
Aujourd’hui, entre 200 et 250 patients bénéficient chaque année de ce dispositif qui implique des exercices de mise en situation dans un appartement témoin. Deux jours par semaine, une équipe médicale (un gériatre, un médecin rééducateur, un ergothérapeute, une diététicienne et un neurologue) enquête sur les facteurs de risque de chute de chaque patient. Le lieu de vie, les habitudes et les traitements sont passés au peigne fin. Y a-t-il une barre de soutien dans la salle de bains ? Du parquet lisse ? Quid de la prise de psychotropes, d’antiarythmiques ou d’hypertenseurs, qui augmentent le risque de chute ? Chaque détail a son importance : au saut du lit comme à la maison, les médecins déconseillent le port de mules.
Ce n’est d’ailleurs pas parce qu’on peut tomber facilement que la chute est un événement banal. Au contraire. « La chute prête à rire. C’est un peu un gag. Mais psychologiquement, c’est très difficile parce qu’on se vit comme des gens debout, poursuit François Puisieux. Se retrouver à terre, incapable de se relever pendant une, dix, douze ou vingt-quatre heures, c’est d’une certaine façon vivre sa propre mort. »
Souvent, les récits de patients évoquent un stress post-traumatique qui se conjugue à une fracture biographique. Dans un numéro du « Bulletin de psychologie », paru en 2007, des spécialistes suisses notaient que souvent « la chute provoque une prise de conscience brutale : le fait de se trouver à un moment décisif d’un parcours de vie et un tournant existentiel, qui marquent le début d’un déclin physique inéluctable ».
Pour justifier de l’intensité de ces événements, François Puisieux souligne le décalage entre la perception que nous avons de notre âge et notre âge réel, à mesure que l’on vieillit :
« Les enfants ont tendance à se vieillir, les gens de 20 ans se donnent 20 ans et ensuite, plus on vieillit, plus on se sent plus jeune qu’on ne l’est réellement. »
Si bien que les solutions qu’il propose sont parfois mal accueillies par ses patients. Dans le jargon, les « aides techniques » (cannes et déambulateurs, entre autres) peuvent être difficiles à faire accepter aux patients parce qu’elles sont vécues comme stigmatisantes.
Changer le regard de la société sur le vieillissement
Cet après-midi-là, une patiente qui s’est vu prescrire un déambulateur un an plus tôt reconnaît qu’elle ne l’a toujours pas commandé parce qu’elle a du mal à se faire à cette image d’Epinal de la personne âgée : « C’est vrai que je marche mieux quand j’ai un appui des deux côtés. Mais avec la canne, on est fier, on n’est pas en train de pousser un truc. »
C’est aussi la raison pour laquelle Jeanne, l’ancienne pédiatre vosgienne âgée de 98 ans, est suivie exclusivement par son généraliste, nous confie sa fille : « Elle n’aimerait pas qu’on l’emmène chez un gériatre. Elle a fait un séjour en maison de retraite pendant quinze jours quand mon mari et moi sommes partis en voyage. Elle n’a pas du tout aimé se retrouver qu’avec des vieux. »
Ce qu’il faudrait changer alors, c’est le regard « âgiste » que porte la société sur le vieillissement, et celui avec lequel une partie de la profession médicale considère la gériatrie. François Puisieux milite pour que l’on arrête de percevoir la chute comme une fatalité. Les patients qui viennent le voir sont généralement tombés trois fois dans les six mois qui précèdent la consultation. Ensuite, ils vont tomber moins d’une fois en moyenne et pratiquement la moitié d’entre eux ne retombera pas dans les six mois qui suivent. « On peut donc agir », assène le médecin.ofesseur de gériatrie Eric Boulanger a participé à la conception de l’application Tempoforme, qui permet aux usagers d’« autorepérer leur éventuelle fragilité » par l’intermédiaire d’un questionnaire. « Il y a trois possibilités de sortie de l’appli, détaille le médecin. En fonction des résultats, le premier message vous félicite et vous encourage à continuer comme ça. Le second vous invite à montrer un fichier PDF récapitulatif à votre médecin traitant. Et le dernier vous recommande de prendre rendez-vous. »
L’application, disponible depuis janvier 2022, pourrait participer à combler l’angle mort médical qu’est la prise en charge de la chute. « Il est recommandé à tous les médecins traitants de demander au moins une fois par un an à leurs patients s’ils sont tombés. Cela prend moins d’une minute. Or, on sait que ce n’est pas fait », constate François Puisieux. Même chose aux urgences : « On examine les patients qui sont tombés, on s’assure qu’il n’y a rien de grave, ils rentrent à la maison et rien ne se passe. Ils attendent juste la chute suivante. »
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