En mars 1946, le philosophe et romancier français Albert Camus a traversé l’Atlantique pour prononcer un discours à l’Université de Columbia. C’était son premier et unique voyage en Amérique. Camus avait acquis une renommée mondiale avec la publication de son roman de 1942, L’étranger, et sa stature d’artiste et de membre de la résistance française s’était considérablement développée au cours de la guerre.
Les nazis avaient été vaincus l’année précédente et on croyait qu’une sorte de victoire finale sur le fascisme avait été remportée. Mais dans son adresse, Camus n’a pas obligé ce sentiment. Le philosophe, qui devait parler de théâtre et de philosophie français, s’est attardé sur les pathologies qui ont produit le nazisme. Il est allé plus loin, affirmant que le monde d’après-guerre était tombé dans la complaisance. La guerre était finie mais une certaine sorte de peste persistait :
L’homme contemporain tend de plus en plus à mettre entre lui et la nature une machinerie abstraite et complexe qui le jette dans la solitude. … Avec tant de papier, tant de bureaux et de fonctionnaires, nous créons un monde dans lequel la chaleur humaine a disparu. Où personne ne peut entrer en contact avec qui que ce soit, sauf à travers un labyrinthe de ce que nous appelons des formalités.
Le but de l’exposé était de dire que le monde occidental tout entier vivait dans une civilisation qui élevait les abstractions au-dessus de l’expérience – qui, en fin de compte, éloignait les gens de la réalité de la souffrance humaine.
Je doute que Camus change de posture s’il prononçait ce discours aujourd’hui. Le monde de 2022 est différent du monde de la barbarie nazie contre laquelle Camus réagissait, mais ce n’est pas aussi différent que nous l’espérions. Une grande puissance en Europe essaie de conquérir une puissance plus faible motivée par une prétention à la grandeur historique et une notion de sa primauté géopolitique. Il est difficile de regarder les images d’immeubles d’appartements bombardés et de fosses communes en Ukraine et de ne pas penser à l’Europe au lendemain de la Seconde Guerre mondiale.
Les premiers travaux de Camus, lorsqu’il écrivait des livres comme L’étranger et Le mythe de Sisyphea été plus sur l’étrangeté de l’expérience humaine. Mais son œuvre a pris un tournant lorsqu’il a été témoin des horreurs de la guerre, son attention étant fixée sur la manière dont les gens justifient la violence et l’anarchie. En effet, toute la philosophie de Camus est devenue une réponse à la brutalité humaine, et c’est ce qui fait de lui une voix si essentielle en ce moment historique.
Contre l’abstraction
Camus était l’une des stars intellectuelles du Paris du milieu du siècle. Mais contrairement à des contemporains comme Jean-Paul Sartre et Simone de Beauvoir, il a toujours été un outsider. Presque tout le monde dans ce milieu est allé dans l’une des universités d’élite, comme la Sorbonne ou l’École normale supérieure. Camus a grandi dans un quartier populaire de l’Algérie française et a fréquenté une université publique.
Il a grandi en tant que citoyen français en Algérie, où la plupart des habitants étaient des Arabes indigènes et des Berbères qui y avaient vécu. des siècles avant l’arrivée des Français. Vivre en tant que citoyen français dans un État colonisé a contribué à donner forme à sa philosophie et à sa politique. Il aimait les Français qui sont nés en Algérie et y ont élu domicile, mais il a également été indigné par le traitement réservé aux Arabes et aux Berbères, dont des centaines de milliers ont été tués par les forces françaises. — et a passé des années à le condamner en tant que jeune reporter pour un journal de gauche.
L’expérience algérienne a rendu Camus méfiant vis-à-vis des approches de l’un ou de l’autre en politique. Ayant été témoin de l’extrémisme des deux côtés – les occupants français et leurs résistants arabes – et des cycles de violence et de représailles, il était déterminé à trouver un espace de dialogue, ou du moins à imposer des limites au massacre.
Personne, a-t-il insisté, n’avait le monopole de la vérité ou de la justice. “Je veux que les militants arabes préservent la justice de leur cause en condamnant les massacres de civils, tout comme je veux que les Français protègent leurs droits et leur avenir en condamnant ouvertement les massacres de la répression.” Il a été largement moqué en tant que modéré pour cette position (même s’il a fait pression dans les coulisses au nom d’innombrables prisonniers politiques pendant la guerre d’indépendance de l’Algérie). Je ne suis pas sûr que Camus ait jamais eu une réponse adéquate aux critiques. Le mieux qu’il ait pu faire était de dire que l’objectif était d’arrêter la spirale de la violence et des représailles et que cela signifiait condamner les types de tactiques qui rendaient la résolution impossible.
Au printemps 1940, peu après l’installation de Camus à Paris, les Allemands envahissent la France. Il a tenté de s’enrôler dans l’armée mais a été refusé en raison d’un début de tuberculose. Il est plutôt devenu rédacteur en chef du journal de la résistance française, Combat, et y a produit certains de ses meilleurs travaux en tant que chroniqueur. C’est vraiment cette période qui a cristallisé une grande partie de sa pensée.
Dès le début de la guerre, Camus est préoccupé par les aléas de la politique idéologique et des idéaux abstraits. « Il était impossible, écrivait-il, de persuader les gens qui faisaient ces choses de ne pas les faire parce qu’ils étaient sûrs d’eux et parce qu’il n’y a aucun moyen de persuader une abstraction, ou, pour le dire autrement, le représentant de une idéologie ».
C’est ce qu’il a vu dans le nazisme : un fléau politique qui obéissait à sa propre logique implacable et détruisait les hôtes – et tous les autres. Au-delà de ce spectre, il pouvait sentir la bataille imminente entre les idéologies capitaliste et marxiste, qui, à leur manière, étaient basées sur des idées incontestables de progrès.
Après la guerre, l’œuvre philosophique de Camus devient encore plus politique. Il a publié son essai d’une longueur de livre Le rebelle en 1951, ce qui précipita sa brouille publique avec Sartre. Camus a condamné les excès des deux côtés de la guerre froide – une position qui aliénait les marxistes comme Sartre – mais il a toujours été intéressé à combler le fossé entre la théorie et l’action :
Le but de cet essai est une fois de plus de se confronter à la réalité du présent, qui est le crime logique, et d’examiner minutieusement les arguments qui le justifient. … On pourrait penser qu’une période qui, en l’espace de cinquante ans, déracine, asservit ou tue soixante-dix millions d’êtres humains doit être condamnée d’emblée. Mais sa culpabilité doit encore être comprise.
Le rebelle est un livre imparfait, et il se sent parfois trop éloigné des réalités historiques. Mais les faiblesses du livre reflètent le doute au cœur de la philosophie politique de Camus. Il ne s’agissait pas d’établir une sorte d’équivalence morale entre le fascisme et le communisme. C’était une tentative de comprendre une forme particulière de nihilisme qui avait fini par dominer le XXe siècle.
Pour Camus, le nihilisme n’était pas tant une croyance en rien ; il s’agissait de refuser de croire au monde tel qu’il est. Et tuer au service d’une idée est tout aussi nihiliste que croire que rien n’est vrai et donc tout est permis.
La persistance de la compassion
Cette tendance humaine au nihilisme était dans l’esprit de Camus lorsqu’il parla à Columbia en 1946. “Le nihilisme a été remplacé par le rationalisme absolu”, a déclaré Camus, “et dans les deux cas, les résultats sont les mêmes.”
Le résultat du discours de Camus à Columbia était de prendre toute l’angoisse des atrocités de la Seconde Guerre mondiale et de la transformer en quelque chose d’ennoblissant. Il est naturel de s’indigner face à une telle horreur, mais il y avait là une once de consolation. Camus nous demande de réfléchir à cet outrage commun, de réaliser ce qu’il dit sur la valeur de la vie humaine et de nous engager à être un être humain plus engagé.
Le roman de Camus de 1947 La peste est tout au sujet de notre vulnérabilité commune à perte et souffrance. Quelque chose comme une pandémie balaie nos vies et perturbe notre réalité. Les routines, les diversions, le confort quotidien – tout explose sous l’intensité de l’urgence. Soudain, tout le monde est confronté à la même situation et il n’y a plus qu’à résister. “Je sais que c’est une situation absurde”, dit le protagoniste Rieux à un moment donné, “mais nous y sommes tous impliqués, et nous devons l’accepter telle qu’elle est.” Il en va de même pour la guerre (Camus lui-même a insisté sur le fait que la peste dans le roman était une allégorie de l’occupation nazie).
Camus a beaucoup occupé mon esprit ces derniers mois. La grande ironie de la guerre de Poutine est qu’elle semble avoir renforcé ce qu’elle était censée détruire : l’identité ukrainienne. Dans Le rebelle, Camus dit que nous pouvons voir les racines de la solidarité humaine dans les moments de crise, lorsque les gens doivent résister à ce qui se passe, qu’il s’agisse d’un fléau biologique ou d’une occupation militaire. Et lorsque cela se produit, nous regardons autour de nous et voyons les autres faire la même chose. Nous voyons d’autres dire « non » et « oui » en même temps – non à la destruction de la vie humaine, oui à la communauté qui émerge de ce refus.
Au milieu de l’horreur se trouve le réconfort – il y a quelque chose de profondément satisfaisant à faire des choses dans le monde avec d’autres personnes. L’immédiateté d’une guerre ou d’une catastrophe naturelle effondre les barrières entre nous parce qu’il est si clair ce qui doit être fait. Et même si rien ne rachète une tragédie, il y a au moins un certain réconfort dans la solidarité qui s’en dégage.
Le problème, c’est que la solidarité se glisse souvent dans la mécanique du quotidien. Mais l’empathie et l’amour qui alimentent ce désir d’aider en cas de crise sont une possibilité constante. Camus pensait que cela ne se faisait pas automatiquement – c’était un choix que nous devions faire chacun – et que nous pouvions porter l’esprit d’action collective dans le monde de l’après-crise. Il pensait aussi qu’agir avec les autres, se soucier des autres, nous rendait heureux et était donc un antidote au désespoir.
Ce qui frappe chez Camus, c’est qu’il imagine la vie elle-même comme une sorte d’urgence dans le sens où elle peut se terminer à tout moment. La décision de vivre malgré cette prise de conscience comporte une obligation morale : ne pas ajouter à la souffrance déjà aléatoire dans le monde. Voir ce principe transgressé est une façon de renouveler notre engagement à son égard.
L’antidote au désespoir
Camus a toujours dit qu’il était pessimiste sur la condition humaine et optimiste sur l’humanité. C’est peut-être une contradiction. Mais j’ai toujours pensé que le point le plus profond était beaucoup plus simple : nous sommes nés dans un monde qui ne semble pas avoir de but, dont nous savons qu’il finira, et pourtant nous continuons à vivre quand même.
Pour Camus, cela signifiait qu’il y a quelque chose dans l’humanité qui transcende le fait de notre condition. C’est la source de notre dignité collective — et c’est la partie de l’humanité qui doit toujours être défendue.
Tout cela peut sembler un peu abstrait à distance. Qu’est-ce qu’une personne moyenne est censée faire à propos de toutes les horreurs du monde ? Vous pouvez regarder n’importe où – des conflits en Ukraine, au Yémen et en Syrie à la barbarie des fusillades de masse dans des endroits comme Uvalde, au Texas – et être horrifié par la souffrance, mais vous ne pouvez rien y faire.
Cette indignation que vous ressentez, cependant – c’est l’étincelle d’humanité commune que Camus a toujours affirmée.
À la fin de son discours, il a dit au public que leur travail consistait à prendre cette étincelle et à s’engager à être un être humain plus attentif. Cela signifiait voir les gens comme des personnes, et non comme des abstractions ou des obstacles. Cela signifiait ne pas laisser nos idées sur le monde devenir plus importantes que notre expérience du monde.
Camus est toujours revenu au mythe de Sisyphe comme modèle de la défiance humaine. Le problème n’était pas que Sisyphe devait rouler son rocher sur une colline pour toujours ; c’est qu’il devait rouler tout seul. Son point était que nous roulons tous nos rochers sur une colline, et que la vie est plus significative lorsque nous poussons ensemble.
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