Héros national pour les Algériens, l’émir Abd el-Kader a longtemps incarné en France le combattant vaincu de l’empire colonial. Le prêtre Christian Delorme, un des initiateurs de la marche pour l’égalité et contre le racisme de 1983, est à l’origine de l’exposition au Mucem de Marseille consacrée à ce penseur musulman humaniste.
Portrait de l’émir Abd-El-Kader, Damas, 1852. (- / AFP)
Depuis son compagnonnage avec le pasteur Jean Costil en 1983, lors de la marche pour l’égalité et contre le racisme, le père Christian Delorme n’a rien perdu de ses engagements en faveur du dialogue interreligieux et de la défense des droits des étrangers. Celui qui fût surnommé dans les années 1980 le « curé des Minguettes » (ce qu’il n’a jamais été : sa paroisse jouxtait seulement cette cité de Vénissieux), aujourd’hui prêtre du diocèse de Lyon, s’est improvisé conseiller scientifique de la nouvelle exposition du Mucem, à Marseille, (« Abd el-Kader », du 6 avril au 22 août 2022) consacrée à l’émir Abd el-Kader (1808-1883), père du nationalisme algérien et symbole de la résistance à l’armée coloniale française.
Avec son ami Ahmed Bouyerdene, historien, spécialiste de la vie d’Abd el-Kader, ils ont apporté leurs expertises, parfois leurs collections de documents anciens et leur exaltation pour cet homme de la « médiation » dont sont retracées les mille et une vies, de sa résistance aux Français à son exil à Damas où il a protégé plusieurs milliers de chrétiens menacés par de violentes émeutes, en passant par sa captivité dans le château d’Amboise. Parce que cette figure a été « un combattant de la justice » qui n’a jamais renoncé à « la réconciliation », elle peut représenter un « phare » pour notre société estime l’homme d’Eglise de 72 ans.
Le personnage, mort il y a plus d’un siècle, habite déjà le père Delorme depuis de longues années, quand il soumet l’idée d’une exposition au directeur du Mucem, Jean-François Chougnet, au cours d’une rencontre à Amboise en 2019. Il avait 20 ans lorsqu’il a croisé pour la première fois le visage de son héros, qu’il compare volontiers à Giuseppe Garibaldi ou Simon Bolivar. A cette époque, il lit les brochures et journaux que l’on se passe entre gens impliqués dans le monde de l’immigration algérienne, comme la revue de l’Amical des Algériens d’Europe, issue de la liquidation de la Fédération de France du FLN, créée en 1962, et proche du mouvement ouvrier français. Dans leurs pages, « l’émir » y est régulièrement évoqué et glorifié.
C’est le temps où le prêtre côtoie aussi Bachir Boumaza, un des ministres d’Ahmed Ben Bella, premier président de la République algérienne (1963-1965), et qui racontera, dans « la Gangrène » (Les Editions de minuit, 1959) les tortures à l’électricité et à l’eau subies en 1958, en plein Paris, dans les locaux du ministère de l’Intérieur. Mais aussi l’écrivain philosophe Lanza del Vasto, proche de Gandhi, et le pasteur Jean Lasserre, tous deux apôtres de l’action non-violente.
« Trésor mémoriel »
S’il n’avait qu’une petite dizaine d’années pendant la guerre d’Algérie, Christian reste marqué par ses retombées à Lyon, où il habitait, à la lisière du quartier qu’on appelait « maghrébin ». Il se souvient du racisme, des manifestations, des arrestations et des meurtres. Il apprendra que l’émir Abd el-Kader est passé dans sa ville en 1852 après sa libération du château d’Amboise, avant d’embarquer depuis Marseille pour la Turquie. Un séjour de trente-six heures dont il tirera un livre : « L’Emir Abd el-Kader à Lyon » (Mémoire active, 2008). « Abd el-Kader était très populaire en France. Il était le grand adversaire de la conquête mais reconnu aussi comme un esprit chevaleresque, un homme qui avait respecté les prisonniers de guerre français », explique Christian Delorme. En 2007, au moment de la célébration du deuxième centenaire de la naissance de l’émir, il se met en tête de réunir, avec ses modestes moyens, tout ce qu’il peut trouver sur son histoire auprès des bouquinistes, des marchands de documents et d’objets anciens. Il s’inscrit sur des sites d’enchères en ligne.
« Mon but était de rassembler un trésor mémoriel auprès duquel pourraient venir se ressourcer tous ceux qui ont un lien fort avec l’Algérie. Abd el-Kader est celui qui a connu l’horreur de la conquête mais qui ne renonce pas à l’avenir et à la fraternité car il a une dimension spirituelle. »
Sa collection s’agrandit : une vingtaine de photographies uniques de l’émir, des tirages en formats cartes de visite pour la plupart, quelques lettres dont l’une écrite à Winston Churchill alors consul anglais à Damas, deux armes d’apparats offertes en gage de paix à des officiers français, deux esquisses du peintre du XIXe siècle Jean-Baptiste-Ange Tissier (représentant deux compagnons de captivité à Amboise) qui ont servi au tableau conservé au château de Versailles montrant l’annonce de la libération d’Abd el-Kader par Napoléon III, des dizaines de journaux d’époque, des centaines de gravures, des ouvrages… Avec Michel Brochier, ami et mécène des Beaux-Arts de Lyon, il fait le tour des musées, à Versailles, au Louvre, au château d’Amboise pour trouver un lieu pouvant accueillir son butin de guerre.
Source d’inspiration pour Rimbaud
C’est finalement au Mucem que l’on peut retrouver une partie de cette collection personnelle venue s’ajouter à quelque 250 œuvres et documents issus de collections publiques et privées des deux côtés de la Méditerranée, parfois jamais exposés. Alors que l’on commémore cette année le 60e anniversaire des accords d’Evian, signés le 18 mars 1962 et qui ouvrent la voie à l’indépendance de l’Algérie le 5 juillet suivant, l’exposition dresse le portrait d’un homme idolâtré en Algérie mais largement méconnu en France, malgré la grande renommée dont il a joui pendant la colonisation et juste après la guerre d’indépendance.
On peut notamment voir le « Traité de Tafna » signé en 1837 par le général Bugeaud, commandant des troupes françaises, et Abd el-Kader. Le texte accordait à l’émir le gouvernement d’une grande partie de l’Algérie où pendant deux ans il a fondé les prémices d’un Etat avec une monnaie, une armée régulière et une administration. Egalement présentée, sa déclaration solennelle du 30 octobre 1852 à Louis Napoléon Bonaparte par laquelle, en échange de sa libération après ses cinq ans de captivité à Amboise, il s’engageait à ne plus exercer de pouvoir politique ou militaire et à ne pas retourner en Algérie.
De nombreux portraits en noir et blanc sont exposés. On a aimé le photographier, il a aimé être photographié et en a joué, comme sur le premier cliché dû au photographe Gustave le Gray à Amboise en 1851. « C’est un des personnages du XIXe siècle qui a été le plus représenté », explique Florence Hudowicz, commissaire de l’exposition – avec Camille Faucourt –, et qui a piloté entre 2010 et 2014 à Montpellier le projet avorté d’un musée d’histoire de France et d’Algérie, en passe d’être ressuscité. « On trouve aussi de très nombreux écrits. Il a inspiré les poètes Victor Hugo et Arthur Rimbaud, dont le père a combattu en Algérie, et qui comparera Abd el-Kader dans un poème en latin écrit à 14 ans en 1869, qui lui fît gagner son premier prix de poésie, au nouveau “Jugurtha” [légendaire roi berbère qui défia l’autorité et l’oppression de la puissance romaine, NDLR]. Cela montre bien l’aura qu’il avait en France. »
Si la commissaire d’exposition a, un moment, caressé le rêve de déplacer la célèbre toile d’Horace Vernet aux dimensions hors du commun (21 mètres de large et 5 mètres de haut) de « la Prise de la smala d’Abd el-Kader », du musée de Versailles, elle a finalement opté pour une transposition du tableau dans un dispositif multimédia. « Cette toile représente la volonté d’installer la légitimité de la conquête de l’Algérie par la France par des victoires. C’est l’apogée des tableaux d’histoire, le plus grand jamais réalisé. La monarchie de Juillet, de Louis Philippe, tenait à magnifier et préciser sa politique en Algérie alors que les débats à l’Assemblée nationale montrent qu’on n’était pas unanimement pour cette conquête », explique Florence Hudowicz. On peut également découvrir le « burnous » blanc (un caftan en réalité) d’Abd el-Kader, conservé au musée de l’Armée, donné par un de ses fils en 1897 à la France, et réclamé par l’Algérie depuis deux ans.
« Un chemin d’apaisement »
« Pour nos concitoyens porteurs d’une mémoire algérienne blessée, Abd el-Kader montre un chemin d’apaisement » estime Christian Delorme. Pour celui qui a côtoyé « le peuple de l’immigration en France » comme il aime à dire, « Abd el-Kader représente la dignité algérienne alors que le regard sur l’Algérie est souvent méprisant. On a quand même entendu un président dire que l’histoire de ce pays était toute récente [Emmanuel Macron, en janvier, NDLR]. C’est à peine s’il n’a pas dit que l’existence d’un Etat algérien ne serait pas advenue sans la présence française ! » Il reconnaît que le locataire de l’Elysée, en confiant à l’historien Benjamin Stora un rapport sur « les mémoires de la colonisation et de la guerre d’Algérie », a eu le souci de travailler à la réconciliation. Mais il n’est pas dupe non plus. Selon lui, cette réconciliation ne peut pas avoir lieu tant qu’il n’y aura pas de reconnaissance des injustices et des souffrances. « Ce moment n’est pas encore arrivé quand on voit les réticences dans la société française. »
Comme en témoigne la dégradation, à peine inaugurée, d’une sculpture en métal à l’effigie de l’émir Abd el-Kader, au pied du palais royal d’Amboise, le 5 février dernier. Soutenue par l’Elysée, sur préconisation du rapport Stora, l’œuvre (de l’artiste Michel Audiard et inspirée d’une photographie conservée par la Bibliothèque nationale de France) avait été ciblée par l’extrême droite sur les réseaux sociaux. L’ancien député du Gard, Gilbert Collard, soutien d’Eric Zemmour, qualifiant l’émir « d’adversaire historique de la France ». Le saccage n’avait pas été revendiqué.
Le père Delorme avait alors pris sa plume, avec Ahmed Bouyerdene, pour dénoncer dans une tribune publiée dans le « Monde » un « véritable outrage contre l’art, contre l’histoire mais également contre la culture de paix et de la réconciliation ». Pour ce révolté, qui avait imaginé la « marche des beurs » – comme avait été rebaptisée la marche pour l’égalité et contre le racisme – en s’inspirant de la « marche du sel » conduite en 1930 par Gandhi, il y a une continuité entre ses combats d’antan et son rôle dans la réalisation de cette exposition. « Actuellement, les générations issues de l’immigration algérienne ne maîtrisent pas cette histoire. Elle ne leur a pas été enseignée et ils n’ont plus de contact direct avec les témoins. Mais ils sont dans le même mal-être identitaire que la génération que j’ai connue dans les années 1980. Ils voient qu’on ne les considère pas toujours comme des Français au même titre que les autres. Faire vivre les mémoires est important. Pour comprendre, pas pour excuser, car ils sont le fruit d’une histoire douloureuse. J’aime à penser que la mémoire de l’émir Abd el-Kader peut nous permettre de discuter, de regarder l’avenir de manière sereine, sans s’enfermer dans les rancunes. »
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