Finie dans les faits il y a 60 ans, mais pas dans les esprits. En France, la guerre d’indépendance de l’Algérie est un sujet encore très clivant, comme le montre la campagne pour la présidentielle du 10 avril, au cours de laquelle il est régulièrement instrumentalisé.
Les candidats – plutôt de droite ou d’extrême droite – convoquent les questions mémorielles liées à la colonisation et les placent dans le débat, en ciblant des niches électorales, pour promouvoir leur récit national.
Éric Zemmour, par exemple, est accusé de « réviser » l’histoire lors de ses sorties polémiques : c’est le cas des massacres du 17 octobre 1961 à Paris, dont il a justifié la répression et minimisé le nombre de victimes.
La candidate de la droite Valérie Pécresse estime de son côté que la France « ne doit pas faire acte de repentance pour ses crimes coloniaux ».
Même chose pour la présidente du Rassemblement national (ex-FN) Marine Le Pen, qui déplore des « repentances à répétition », en référence à la politique de réconciliation mémorielle du président Emmanuel Macron.
Le chef de l’État français, qui a saisi, dès sa première campagne pour la présidentielle en 2017, l’importance des questions mémorielles, multiplie en effet les déclarations.
Après avoir admis certains crimes coloniaux (assassinat du résistant Maurice Audin et de l’avocat Ali Boumendjel), il a choisi ces derniers temps de se tourner vers les Français rapatriés d’Algérie à l’indépendance et les harkis (supplétifs de l’armée française pendant la guerre).
Samedi 19 mars, il a déclaré « assumer cette main tendue » à l’Algérie à l’occasion d’une cérémonie pour le 60e anniversaire des accords d’Évian.
Pour Sylvie Thénault, chercheuse en histoire au Centre national de recherche scientifique (CNRS) et auteure d’une série d’ouvrages sur la colonisation française en Algérie, dont Ratonnades d’Alger 1956 : une histoire sociale du racisme colonial (qui vient de paraître aux éditions Le Seuil), l’interférence de la guerre d’indépendance algérienne dans le débat politique, surtout en période électorale, s’explique par le fait qu’une grande partie de la société française est « directement touchée par ce conflit ».
Elle considère par ailleurs que plusieurs sujets d’actualité sont traités en référence à l’histoire de la colonisation, comme l’islam, l’immigration et, plus globalement, le sens qui est donné à la nation française.
Zemmour, qui a choisi de « déformer le passé pour développer un récit nationaliste et identitaire », vient d’être épinglé par un collectif de seize historiens, dont Sylvie Thénault. Dans Zemmour contre l’histoire (éd. Gallimard), l’historienne a choisi notamment de démonter ses déclarations sur le massacre du 17 octobre 1961.
Middle East Eye : Zemmour a légitimé la répression des manifestations du 17 octobre 1961 à Paris. Pourquoi avez-vous souhaité lui apporter la contradiction ?
Sylvie Thénault : Parce qu’il y a, dans son rapport à l’histoire, des particularités. Tous les hommes politiques utilisent l’histoire mais lui l’utilise de façon démesurée et décuplée. Il y a une violence qui transparaît dans tous ses usages de l’histoire.
Plus personnellement et au regard de mes travaux sur la colonisation et la guerre d’indépendance de l’Algérie, je suis extrêmement frappée de voir d’une certaine façon l’Algérie française ressurgir alors qu’il s’agit pour moi, historienne, d’un passé révolu.
Je trouve qu’on a beaucoup identifié la façon dont Vichy est une ressource politique pour l’extrême droite, mais on n’a pas assez compris, analysé et identifié la colonisation et l’Algérie française.
Je trouve qu’on a beaucoup identifié la façon dont Vichy est une ressource politique pour l’extrême droite, mais on n’a pas assez compris, analysé et identifié la colonisation et l’Algérie française
MEE : Les contre-vérités sur la guerre d’indépendance de l’Algérie, qu’elles soient le fait de Zemmour ou d’autres politiques, résistent bien au temps. Cela est-il dû à un manque de reconnaissance officielle des événements ?
ST : Même si je suis très critique de la politique mémorielle mise en place par le président Emmanuel Macron depuis quelques années, on ne peut pas dire qu’il n’y a pas de reconnaissance. Le président n’a peut-être pas bien fait les choses mais il a multiplié les gestes officiels.
Aussi pour moi, c’est moins un problème de reconnaissance qu’un problème de consensus. Sur Vichy, il y a plus ou moins un consensus sur le fait que l’État français et Pétain ont pris des partis condamnables au regard de l’histoire.
En revanche, les opinions sont plus contrastées dès qu’on parle de la colonisation et de la guerre d’indépendance de l’Algérie.
Historiquement pourtant, il n’y a qu’une vérité dans ce qu’est la colonisation, ses violences et son racisme. En tant qu’historienne, il fallait que je dise cette vérité. Donc, encore une fois, c’est moins une question de reconnaissance que de consensus moral, politique et dans la société. Vichy a été identifié comme le mal mais la colonisation ne l’est pas encore.
MEE : À quoi est due cette absence de consensus ?
ST : Nous sommes les héritiers, en partie, des positions des forces politiques qui, à l’époque même de la guerre d’Algérie, n’avaient pas condamné la colonisation.
En 1956, c’est un socialiste de la Section française de l’internationale ouvrière (SFIO) [Guy Mollet], à la tête du gouvernement du Front républicain, qui mène la politique d’enfoncement dans la guerre. Il n’existe pas, dans la gauche française, un héritage anticolonialiste puissant.
Des anticolonialistes français ont toujours existé et les Algériens ont pu compter sur leur solidarité. Mais dans la politique française, aucun courant anticolonialiste suffisamment fort n’a réussi à développer un discours de condamnation de la colonisation et à le perpétuer.
Par ailleurs, remarquons que c’est un homme de droite, en l’occurrence Charles de Gaulle, qui a signé les accords d’Évian qui ont conduit à l’indépendance de l’Algérie. Ceci permet d’ailleurs à Éric Zemmour de dire que c’est lui, le général, qui a donné l’indépendance à l’Algérie.
De manière générale, quand j’entends ce genre de discours de la part de Zemmour ou d’autres hommes politiques, je déduis que nos travaux en tant qu’historiens n’arrivent pas à pénétrer dans la société
MEE : Il n’est pas le premier à tenir ce discours…
ST : Tout à fait. Zemmour reproduit des discours datés de l’extrême droite. Quand il parle de Pétain, il reprend les arguments de ses avocats que les historiens ont complètement balayés.
De la même manière, quand il dit que de Gaulle a donné son indépendance à l’Algérie, il perpétue le discours des partisans de l’Algérie française à la fin de la guerre.
Un temps, il critique le général, un autre, il l’utilise comme référence en rappelant une citation qui n’est même pas authentifiée, selon laquelle de Gaulles aurait dit qu’il ne voulait pas que Colombey-les-Deux-Églises devienne « Colombey-les-Deux-Mosquées ».
De manière générale, quand j’entends ce genre de discours de la part de Zemmour ou d’autres hommes politiques, je déduis que nos travaux en tant qu’historiens n’arrivent pas à pénétrer dans la société.
MEE : Pourquoi Zemmour et Le Pen parlent-ils autant de l’Algérie ?
ST : Pour deux raisons. Le premier élément est tout simplement quantitatif. Comparée à toutes les autres colonies de l’Empire français, l’Algérie est celle qui a concerné le plus de Français.
Un million vivait en Algérie pendant la colonisation et la plupart ont été rapatriés en France après l’indépendance. Il y a aussi tous les soldats qui y ont été envoyés.
Par ailleurs, de nombreux immigrés algériens vivent en France, sans compter les harkis. En résumé, c’est une grande proportion de la population en France qui a été touchée directement par la guerre, toutes catégories confondues.
D’ailleurs, lorsqu’on consulte les biographies des hommes politiques français, on retrouve souvent un lien avec l’Algérie.
En plus de l’aspect numérique, il y a un élément qualitatif, car cette guerre se trouve liée à de nombreux thèmes d’actualité, comme le sens qui est donné à la nation française et à sa conception : est-ce qu’une nation grandit quand elle reconnaît les pages sombres de son histoire ou faut-il glorifier ce passé comme le fait Zemmour ?
Quand on parle de la guerre d’Algérie, on parle aussi de l’islam et des musulmans, du terrorisme, de la torture… À travers ce passé-là, on traite de plusieurs questions qui constituent de véritables enjeux aujourd’hui.
MEE : La guerre d’Algérie a-t-elle toujours constitué un thème de débat électoral ?
ST : La guerre de l’indépendance de l’Algérie est un thème de politique tout simplement. François Mitterrand a par exemple autorisé, en 1982, les anciens partisans de l’Algérie française à reconstituer leurs carrières pour leurs retraites.
Quand on parle de la guerre d’Algérie, on parle aussi de l’islam et des musulmans, du terrorisme, de la torture… À travers ce passé-là, on traite de plusieurs questions qui constituent de véritables enjeux aujourd’hui
Jacques Chirac s’est notamment distingué avec la loi du 23 février 2005 sur la reconnaissance de la nation et la contribution nationale en faveur des Français rapatriés, qui reconnaissait dans un article abrogé une année plus tard le rôle positif de la présence française outre-mer, notamment en Afrique du Nord.
Nicolas Sarkozy a été particulièrement actif, avec une conception de la droite clientéliste, allant vers les partisans de l’Algérie française.
François Hollande a commencé quant à lui un travail de reconnaissance, sur l’affaire Maurice Audin et les massacres du 17 octobre 1961. Il a également fait voter une loi qui introduit le 19 mars (jour anniversaire du cessez-le-feu en Algérie) comme date de commémoration dans le calendrier français.
MEE : Dans combien de temps pensez-vous que cette histoire de la guerre d’Algérie sera évacuée du débat politique ?
ST : Je n’en sais rien et je ne suis pas sûre de le vouloir parce que c’est une leçon de démocratie pour moi. C’est un passé qui fait sens pour beaucoup de monde et sur de nombreuses thématiques.
Je ne suis pas gênée par la forte présence de cette histoire dans le débat public. Ce qui me gêne, c’est son instrumentalisation pour servir des objectifs qui ne sont pas nobles. Je souhaiterais que l’on parle du passé en tenant compte de ce que les historiens ont pu établir comme faits et vérités.
https://www.middleeasteye.net/fr/entretiens/france-algerie-sylvie-thenault-histoire-colonisation-campagne-presidentielle
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