ravure représentant le colonel Schauenburg du 1er régiment de Chasseurs d’Afrique qui participa au massacre de la tribu des El Ouffia en avril 1832. (WIKIMEDIA COMMONS)
En 1832, deux ans après le débarquement des troupes françaises, une tribu d’El Arrach, près d’Alger, surprise dans son sommeil, est décimée par l’armée. Récit en partenariat avec RetroNews, le site de presse la BNF.
Il a suffi d’un simple soupçon pour que le général Savary ordonne le massacre de la tribu des El Ouffia. Nous sommes en avril 1832, à El Harrach (Maison-Carrée, à l’époque coloniale), dans les faubourgs d’Alger. Les fantassins et les marins du roi Charles X ont débarqué à Sidi-Ferruch, sur la côte algérienne, deux ans auparavant, le 14 juin 1830. Les officiers ont quasiment droit de vie et de mort sur chaque bout de territoire qu’ils arrivent à conquérir. La résistance des Algériens, qui s’organise quelques jours seulement après le débarquement, est à chaque fois sauvagement réprimée. Le massacre de la tribu des El Ouffia, premier carnage d’une conquête qui sera longue et sanglante, s’inscrit dans ce contexte.
Le point de départ est un larcin. Des El Ouffia sont soupçonnés d’avoir dépouillé quelques hommes d’un cheikh qui a fait sédition et qui est désormais allié à l’armée française, un certain Ferhat ben Said. La délégation venait de rencontrer le général Savary et repartait les bras chargés de présents quand elle s’est faite agresser. La tribu des El Ouffia est déjà dans le collimateur de l’armée coloniale qui la soupçonne d’enrôler des légionnaires. On décide en quelques heures de la punition : une expédition sera menée par le 1er régiment de Chasseurs d’Afrique et le 3e bataillon de la Légion étrangère dans la nuit du 6 au 7 avril. La tribu est surprise à la pointe du jour, encore ensommeillée, sous les tentes. L’opération commando fait une centaine de victimes, toutes passées au sabre ou tuées par balles.
La presse en Algérie est alors réduite à sa portion congrue. Un premier journal, « l’Estafette d’Alger », éditée par l’armée, a vu le jour au moment du débarquement mais n’a jamais dépassé le second numéro. Un deuxième périodique est lancé, « le Moniteur algérien », en janvier 1832. C’est le journal officiel de la colonie et le seul alors autorisé, il est écrit en français et en arabe. Pour relater les événements, il va se contenter, le 10 avril, de publier le communiqué du général Savary, duc de Rovigo :
« La tribu arabe nommée El Ouffia, campée à une lieue et demie à l’est de la Maison-Carrée, s’appliquait depuis longtemps à l’embauchage des troupes qui occupent ces postes. Une dizaine de malheureux soldats étrangers, séduits par des promesses d’argent et de bien-être, ont été emmenés dans les montagnes voisines de cette tribu, où ils ont trouvé, au lieu des propriétés et des femmes qu’on leur avait promises, que des maîtres qui les gardent avec soin, et les emploient sous le bâton aux plus rudes travaux, jusqu’à ce qu’ils aient trouvé l’occasion de les vendre pour l’intérieur de l’Afrique. Cette même tribu a dépouillé avant-hier les chefs arabes qui revenaient d’Alger. Le général en chef ne pouvait tolérer ces brigandages de la part de gens qui jouissaient de la protection de la France, et dont les cheikhs avaient juré à l’Aga des Arabes de vivre soumis et paisibles. »
« Aujourd’hui, poursuit le communiqué, un corps de troupes du 1er régiment des Chasseurs d’Afrique et du 3e bataillon de la Légion étrangère, commandé par le général Faudoas, ayant sous ses ordres le colonel Schauenburg, les chefs d’escadron Marey et Gadrat, et le chef d’escadron Salomon de Musis, a été envoyé pour punir cette tribu coupable. Elle a été détruite ; les femmes, les enfants et ceux qui se sont rendus sur-le-champ à nos troupes ont seuls été épargnés. Les deux chefs faits prisonniers seront traduits au conseil de guerre. Un sergent-major de la Légion étrangère a reconnu parmi les morts un de ses camarades de la compagnie, qui était froid, et avait encore son pantalon garance, ce qui prouve qu’il avait été tué la veille ; un autre, habillé en bédouin, a été tué dans l’action et reconnu également. Le même châtiment est réservé à toutes les tribus de la régence d’Alger qui oseraient imiter celle d’El Ouffia. »
« Le général en chef témoigne aux troupes qui ont pris part à cette expédition sa satisfaction pour l’ardeur et l’intelligence qu’elles ont montrées, conclut le texte. Il compte sur elles au jour où de plus rudes combats deviendraient nécessaires pour les intérêts ou l’honneur de la France. Le butin pris sur la tribu sera vendu, et le prix en sera partagé entre les troupes qui ont fait celte expédition. »
« Ce sévère exemple a produit son effet »
Le général Anne Jean Marie René Savary, 58 ans, n’est pas un tendre. Fidèle d’entre les fidèles de feu Napoléon, marié à une parente de Joséphine de Beauharnais, il a participé, sous l’Empire, à la campagne de Prusse. En remerciements, il a reçu le titre de duc de Rovigo et a été nommé ministre de la Police en remplacement de Joseph Fouché. Il s’est montré à ce poste particulièrement dévoué. On lui doit notamment la mise en place de la politique de fichage et de censure.
Revenu en grâce sous la Monarchie de Juillet, après avoir connu l’exil, il est nommé en décembre 1831 commandant en chef des troupes françaises en Algérie. Il s’appuie sur des tribus locales pour conquérir le littoral et l’intérieur des terres, baptise un village de la Mitidja de son titre de noblesse, Rovigo, transforme la mosquée Ketchaoua, dans la casbah d’Alger, en église catholique, réquisitionne les habitations des Algériens… Très vite, la population locale le prend en horreur.
Dans le rapport qu’il rédige pour le ministère de la Guerre, et qui est publié le 30 avril par « le Moniteur universel » à Paris, le général Savary assume sa décision, se dit prêt à recommencer et minimise le nombre de victimes et les exactions de l’armée :
« La députation du cheikh Farbat, du Grand-Désert, était partie d’Alger, le 6, pour s’en retourner chez elle, et avait pris sa route par la Maison-Carrée. A deux lieues de là, environ, arrivée sur le territoire de la tribu El Ouffia, elle fut attaquée et totalement dépouillée. On ne lui laissa que la vie, et après beaucoup de prières. Elle put revenir à la Maison-Carrée, où elle était encore lorsque je fus averti de cet évènement. La veille, j’avais reçu du commandant Salomon, de la Légion étrangère, qui occupe la Maison-Carrée, un rapport sur les tentatives d’embauchage de cette tribu envers les soldats de sa légion. La chose avait été au point que les soldats auxquels on proposait de déserter, en leur offrant jusqu’à deux ou trois cents francs, étaient venus en rendre compte à leur commandant. Celui-ci organisa un piège, autorisa les soldats à répondre aux avances des Arabes, et à leur donner un rendez-vous. Les Arabes vinrent avec des chevaux pour emmener leurs nouveaux prosélytes, lorsque l’embuscade s’empara de l’un des embaucheurs. Nous apprîmes par-là qu’il y avait dans le voisinage un cheikh de tribu, allemand de nation, qu’un naufrage jeta sur cette côte il y a environ vingt ans, et qui cherche à attirer à lui des hommes de sa nation, pour augmenter son parti. Nous apprîmes de même qu’il y avait dans cette même tribu deux soldats de la Légion étrangère qui manquaient depuis quelques jours. C’est encore sur le territoire de cette tribu qu’a été assassiné le jeune pharmacien de l’armée qui avait l’imprudence de fréquenter les Arabes […]. »
« J’ai jugé que j’avais usé d’assez de longanimité, reprend le général Savary dans son rapport. En conséquence, j’ai pris des mesures pour que l’aventure des députés de Farhat ne fut point connue à Alger et, dès le jour même, j’ai pris mon parti sans rien communiquer à personne d’autre qu’à mon chef d’état-major. A 9 heures du soir, j’ai fait monter à cheval tout ce que j’ai pu réunir de ma cavalerie, au nombre de 285 chevaux […]. En arrivant à la Maison-Carrée, ils ont pris deux compagnies d’infanterie du bataillon qui s’y trouve et se sont dirigés sur la tribu El Ouffia, qu’ils ont eu le bonheur d’entourer complètement. Les chasseurs algériens, montés à leurs frais, ont commencé l’attaque, soutenus par les deux compagnies d’infanterie ; tout ce qui a résisté a été passé au fil de l’épée ; on n’a épargné que ceux qui se sont rendus, et, en une heure, tout a été fini. Il y a eu à peu près 60 Arabes tués ; 6 à 7, à cheval, se sont échappés. A 9 heures du matin, le général Faudoas était rentré à la Maison-Carrée, emmenant avec lui les deux cheikhs prisonniers, 17 hommes, 24 femmes et des enfants ainsi que les troupeaux de la tribu […]. »
« Ce sévère exemple a produit son effet : voilà déjà trois tribus que m’envoient des messagers pour me demander grâce, conclut le général Savary. Encore deux ou trois exemples semblables, et j’espère, Monsieur le maréchal, que j’aurai raison du projet de rassemblement de l’Est. »
« Impitoyablement massacrée »
Il faudra attendre encore un an pour que la presse commence à s’indigner. De l’autre côté de la Méditerranée, à Marseille, le port d’où partent tous les navires militaires pour l’Algérie, « le Revenant », une revue littéraire, est le premier journal à condamner la violence du massacre. Le récit qu’il en fait le 30 mars 1833 est nettement moins édulcoré que celui du général Savary. Le périodique met le doigt sur les fautes et les mensonges de l’armée.
« Comment la presse a-t-elle gardé le silence sur l’exécution militaire commise dans la nuit du 6 au 7 avril sur la petite tribu des El Ouffia ? Une tribu amie, qui était venue se placer depuis notre arrivée à Alger, sous la protection de la Maison-Carrée, qui alimentait ce poste de menues denrées, qui en recevait journellement les officiers et les soldats, a été surprise, encore endormie sous ses tentes, et fusillée ou sabrée au point du jour du 7 avril, sans réquisition ni sommation préalable, et pour quelle cause ? Pour un vol commis sur son territoire, la veille, par des vagabonds étrangers, sur cinq ou six aventuriers également étrangers […]. Tout le bétail épars sur le territoire qu’elle occupait et qui était en partie la propriété des tiers habitant la montagne ou la ville d’Alger a été ramassé, amené au poste et vendu à l’amiable au consul du Danemark, bien qu’on eût annoncé par un ordre du jour du 8 avril qu’il serait vendu à l’enchère […]. »
« De nombreuses femmes amenées à la Maison-Carrée ont été renvoyées le second ou troisième jour pour donner une sépulture à leurs maris ou à leurs parents, et le sein à leurs enfants. Le nombre des morts a été estimé de 80 à 100, peut-on lire plus loin dans l’article. Après cette exorbitante satisfaction exigée collectivement de la tribu, parmi les 17 ou 18 prisonniers amenés à Alger, un marabout en même temps cheikh de cette tribu et un autre notable ont été décapités le 17 avril, en vertu d’un jugement d’un conseil de guerre qui, dans la matière était incompétent et dont il a été impossible aux prévenus de décliner la compétence. »
En ce mois de mars 1833, le général Savary, atteint d’un cancer, est rapatrié en métropole. Il va mourir dans trois mois. Son action est timidement critiquée. Mais la colonisation de l’Algérie doit continuer à marche forcée. La métropole envoie un nouveau général pour lui succéder. Pas question de perdre sa suprématie par rapport à ses voisins européens. L’Angleterre a mis la main sur Malte et Corfou, deux îles méditerranéennes ; l’Autriche s’est emparée de Venise et d’une partie du littoral de l’Adriatique ; la Russie, de la Valachie et de la Moldavie. L’Algérie doit tomber dans l’escarcelle française. Seuls de très rares anticolonialistes estiment que la conquête va être excessivement coûteuse en hommes et en argent, sans être réellement bénéfique à l’économie française.
Le 29 avril 1834, « le Temps » publie l’intégralité des débats à la Chambre des Députés qui doit voter une nouvelle dépense de 400 000 francs, alors que 30 millions de francs et 30 000 hommes ont déjà été engagés. Le député Xavier de Sade, un membre de la famille du célèbre marquis, élu de l’Aisne depuis 1827 et qui siégera jusqu’à sa mort en 1846, est un opposant farouche à la conquête menée sur l’autre rive de la Méditerranée. Il prend la parole et s’appuie sur le massacre de la tribu des El Ouffia pour justifier son vote négatif à la nouvelle enveloppe financière coloniale :
« De grâce, que l’on veuille bien m’apprendre […] quelles ressources nous en tirerions dans quelque lutte européenne ? En vérité, messieurs, on raisonne toujours comme si un accroissement quelconque de territoire était nécessairement un accroissement de force. Il n’y a pas cependant d’hypothèse plus fausse et plus contredite par l’histoire. […] Une nation ne doit pas avoir les yeux seulement fixés sur son doit et sur son avoir. J’ai déjà parlé de l’espèce de guerre que vous serez condamnés à faire pour expulser les naturels, et du caractère sauvage que nécessairement elle prendra. Malheureusement, nous n’en sommes pas à conjecturer l’avenir ; nous devons regretter le passé. Nous avons dû faire porter et nous avons fait porter nos investigations sur des faits que, bien que ce soit une tâche très pénible, je dois porter à votre connaissance, parce qu’ils n’ont encore reçu presque aucune publicité. (Mouvement d’attention).
La petite tribu des Ouffias s’était rangée la première sous notre protection, et vivait en sécurité dans le voisinage d’Alger. Quelques envoyés qui étaient venus de l’intérieur furent dévalisés sur son territoire, à leur retour. On soupçonna que ce délit avait été commis par quelques-uns de ses membres. Le soupçon ne se vérifia pas : c’étaient principalement des étrangers qui en étaient les auteurs. Sans prendre d’informations, on résolut d’en tirer une vengeance éclatante. Le lendemain même, au point du jour, la tribu fut entourée, assaillie et impitoyablement massacrée. Le butin fut recueilli, vendu, et le produit partagé entre les exécuteurs de cette sanglante tragédie. Le soir même on donna ordre à tous les habitants d’Alger d’illuminer leurs maisons, et de se réjouir ; car, disait le gouverneur, dans une pièce dont je vais citer textuellement les étranges expressions : “Les Arabes, qui avaient assisté à ce jugement, se sont tous écriés que c’était une belle chose que la justice française !” (Sensation.) […]. Ainsi donc, au lieu de porter à ce peuple des leçons de civilisation, craignez d’y aller chercher des leçons de barbarie. »
Xavier de Sade ne réussira pas à convaincre grand monde dans l’hémicycle. Et les nouveaux crédits de l’expédition algérienne seront votés à l’écrasante majorité. Fils d’un savant numismate qui avait été député aux états généraux de 1789, cofondateur de la Société française pour l’Abolition de l’Esclavage aux côtés du poète Alphonse de Lamartine en 1834, il a été l’un des précurseurs du combat anticolonialiste en France.
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