La longue survie du régime capitaliste est la tragédie de notre époque. L’agitation étourdie et impuissante des démocrates en est le côté burlesque. Si la politique contemporaine est tellement obscène que des millions d’ouvriers s’en sont tout à fait détournés, c’est à la vanité des poses démocratiques, à l’impudence des mensonges démocratiques qu’on le doit, plus encore qu’au cynisme du grand capital.
Les morts du 8 février ne suffiront pas à faire une chose sérieuse de la « lutte » de la gauche contre le « fascisme archaïque et brutal de l’OAS » et contre (?) le « fascisme plus moderne et subtil de De Gaulle ». Les morts ne prouvent rien. Ce qui compte, ce sont les mots d’ordre et la psychologie des combattants. Quelle que soit la cause en jeu, quand des hommes tombent devant un ennemi supérieur affronté délibérément sur le terrain de la force, ils tombent en lutteurs. Mais quand ils se font tuer faute d’avoir suffisamment cru à leur adversaire, ils ne sont que des victimes ; si cela sert des calculs électoraux, ils le sont doublement.
Le 8 février, les manifestations entendaient exprimer publiquement la peur certaine que l’OAS leur inspire non tant pour ébranler le gouvernement que pour se faire protéger par lui. Ils criaient « OAS assassins ! » comme si le terrorisme n’était pas, par essence même inaccessible à la réprobation publique — et non pas « A bas De Gaulle ! ». L’interdiction ministérielle elle-même n’a pu les convaincre qu’en République gaulliste, il était illégal de conspuer dans la rue des adversaires du gouvernement : on comprend ça. Ils sont donc passés outre par incrédulité, même s’il ne leur déplaisait pas de désobéir au pouvoir : ils lui avaient trop souvent déjà demandé aide et protection contre la terrible Alger pour être dépourvus de rancune, car se vanter chaque fois d’avoir sauvé la République ne suffisait pas à laver une humiliation pareille.
En passant outre, ils ne croyaient pas du tout affronter un pouvoir fasciste, mais seulement convaincre qu’ils en étaient capables ; pas du tout mourir pour la démocratie, mais seulement réveiller les sympathies défaillantes à son égard. En colère contre le gouvernement, ils restaient convaincus que leur « bon droit » aurait raison de sa force. Finalement, ils ont trahi bien davantage encore leur impuissance à percer le mystère du gaullisme que leur envie énorme non pas de le vaincre, mais de lui damer le pion. Et ce sont ces morts par surprise qui devraient prouver que la lutte anti-gaulliste existe ?
En réalité, continuellement fluctuants, les deux camps observaient depuis quatre ans une telle circonspection réciproque que, des deux côtés, on est resté surpris qu’au bout du compte il y ait des victimes comme dans une affaire sérieuse. Mais chez les hommes du Capital et à plus forte raison chez les philistins démocrates, l’émotion ne tue jamais le calcul électoral. Comme atout dans les prochaines élections, De Gaulle a la paix, mais la gauche a maintenant ses morts.
C’est pourquoi De Gaulle aurait fort bien pu répéter à propos des huit citoyens français que sa police piétina le 8 février au métro Charonne le mot qu’il avait eu à propos des Algériens pendus à Vincennes et noyés dans la Seine en octobre : « Inadmissible, mais secondaire » — mot superbe, mais qui aux yeux des démocrates prouve uniquement son « ambiguïté » foncière (« il serait assez démocrate, mais il penche vers le fascisme »). Il l’aurait pu, car il se sent fort.
La gauche, elle, se sentait tellement effacée dans son ombre que depuis mai 1958, on la reconnaissait principalement à sa profonde mélancolie politique, son mécontentement d’elle-même et sa colère dédaigneuse à l’égard des ouvriers qui l’avaient « trahie ». Mais en février 1962, on l’a vue se ranimer comme par miracle en moins d’une semaine. Huit cadavres peut-être convertibles demain en millions d’électeurs tout frais, quelle aubaine inespérée (tant que ça ?), quelle perspective gourmande ! Cinq cent mille manifestants dignes et silencieux à Paris, derrière des cercueils, quel exploit, dont elle ne se serait plus du tout crue capable ! Peu importe que les morts aient été les siens. Peu importe qu’un demi-million d’hommes, bien convaincus qu’il n’y aurait pas de coups, soit peu, dans une ville qui pour une lutte révolutionnaire, pourrait mobiliser trois millions de salariés. Elle revenait de loin, et le soulagement remporta. A force de se couvrir elle-même de louanges, elle finit, ma foi, par se dépeindre l’avenir sous les couleurs les plus riantes, elle dont l’horizon était si sombre, naguère encore. Atteignant même au délire dans la joie de pouvoir enfin se réconcilier avec sa conscience, n’alla-t-elle pas jusqu’à s’écrier : « La paix ? Mais ce n’est pas à De Gaulle qu’on la devra, voyons ! C’est à moi ! »
Le climat moral d’un spectacle pareil échappe totalement au démocrate « sincère ». C’est pourquoi il s’irrite de la vanité croissante de ses efforts pour y intéresser les ouvriers. C’est pourquoi il s’indigne quand ils lui répondent : « La politique ? Va donc en galère ! C’est tout de la saloperie ! »
Son aveuglement est sans remède parce qu’il croit dur comme fer que dans la vie politique et sociale, le comble de la déraison et de l’immoralité, le mal suprême, c’est le triomphe de la violence.
C’est tout le contraire.
Quand dans une société, ce sont les classes fondamentales — la Bourgeoisie et le Prolétariat — qui s’affrontent, c’est-à-dire quand les combattants luttent pour ou contre le régime social établi, les camps ennemis se dessinent nettement et loin de se ménager les coups, cherchent de toutes leurs forces à s’abattre l’un l’autre. Toute la violence potentielle comprimée dans la société de classe se déchaîne, oui. Mais aussi toutes les capacités que la division du travail étouffe ; toutes les énergies que l’oppression économique écrase ; tous les dévouements, les enthousiasmes, les héroïsmes qui n’ont l’occasion ni de naître, ni de s’employer dans le climat bourgeois ordinaire d’égoïsme maussade, de défiance réfléchie, de prudence peureuse — bref, toutes les valeurs que la société glorifie d’autant plus dans sa morale théorique que les rapports économiques la bannissent plus sûrement de la vie réelle — semblent soudain appelées comme par miracle à une existence tangible dans l’activité révolutionnaire du prolétariat. En même temps, dans la classe dominante menacée, tous les scrupules s’évanouissent, tous les faux-semblants s’écroulent — et comme par miracle encore, son unique finalité, sa véritable nature morale se révèlent : maintenir coûte que coûte sa dictature politique afin, coûte que coûte, de survivre socialement.
Alors, si les passions et les haines sont portées à leur comble, l’ironie, elle, n’a plus cours. La vie sociale peut bien présenter un aspect terrifiant aux yeux de la classe menacée et des couches sociales intermédiaires coincées entre les deux ennemis, mais il ne reste plus qu’une minorité insignifiante pour ricaner sur la « comédie humaine » du haut de son Olympe imaginaire.
Tel est le climat moral des révolutions. Mais si l’on cherche où donc se trouve son antithèse achevée et parfaite, on s’apercevra qu’elle est non tant dans les contre-révolutions violentes que dans les époques de paix sociale. La simple comparaison entre l’anti-fascisme de guerre et la farce d’aujourd’hui le prouve. Le pacifisme des petits-bourgeois n’est donc pas seulement aveugle à l’opposition fondamentale entre violence prolétarienne et violence bourgeoise : il est imperméable à toute réalité historique.
Dans son allocution du 5 février, De Gaulle a affirmé que jamais la vie politique et sociale de la France n’avait été en réalité (ce sont ses propres termes) plus calme que pendant les quatre ans de « sa » République. Le « massacre de Charonne » survenant trois jours plus tard, les philistins en firent des gorges chaudes : à quel aveuglement conduisait le pouvoir personnel ! Ils ont seulement prouvé par là l’aveuglement auquel l’importance démesurée qu’ils se donnent les conduit.
Définir comme politiquement calmes quatre années où la guerre a fait rage, c’était bien entendu du cynisme — le cynisme qui sied au bourgeois quand il ne rencontre aucune opposition révolutionnaire. Mais se lamenter éloquemment des misères et surtout de l’instabilité provoquée par une guerre que l’on a commencée, que l’on a poursuivie, mais qu’on n’a pas su finir soi-même, ni avec les moyens du pouvoir, ni avec ceux (?) de l’opposition ; ni de façon pacifique, ni de façon violente, qu’est-ce que c’est ? Hypocrisie, inconscience ou bêtise, c’est en tout cas runique différence entre le cynique gaulliste et la « saine » vision démocratique des choses.
Ceci dit, De Gaulle a eu raison. La vie sociale est calme quand les partis « ouvriers » communient avec les « monopoles » dans l’idolâtrie imbécile de l’expansion économique. La vie sociale est calme quand les syndicats préconisent la « tactique » des grèves tournantes et les revendications d’entreprise. La vie politique est calme quand les chefs « communistes » proclament « En France, à l’heure actuelle, le choix n’est pas entre capitalisme et communisme, mais entre fascisme et démocratie », c’est-à-dire se vantent publiquement d’avoir renoncé à la lutte révolutionnaire et d’être des parvenus du démocratisme, comme si cela suffisait pour dissiper la méfiance des philistins. Car si telle est la foi des « chefs » dans l’avenir historique du prolétariat, comment diable celle du simple ouvrier, de l’ouvrier apolitique et inorganisé pourrait-elle être meilleure ?
La vie politique est non seulement calme, mais grotesque quand l’opposition n’appelle plus le « peuple » à se lever que pour défendre le pouvoir légal, et ne désobéit plus au gouvernement que pour l’inciter à mieux combattre ses adversaires. Et elle l’est parce qu’elle est livrée aux petits-bourgeois.
Quelle que soit l’agitation des philistins qui se démènent d’ailleurs beaucoup plus dans leurs journaux que dans la rue, surtout quand les ouvriers ne se sentent plus concernés par leurs prophéties sinistres ; quelle que soit la force de leurs funestes pressentiments sur la montée du fascisme, la situation est en réalité calme. Elle est en réalité calme, même si la guerre continue : il y avait pour la bourgeoisie un malheur pire encore que de perdre sa colonie d’Algérie — et qui était de voir le prolétariat se dresser contre le colonialisme, mais ce malheur ne s’est pas produit. Les ouvriers laissent aux négociateurs le soin de la paix, comme s’il était « dans la nature des choses » que la bourgeoisie règle les affaires importantes. C’est pourquoi le démocrate gémit que « les ouvriers sont au fond gaullistes ». Tout simplement, il a oublié que le prolétariat a sa cause révolutionnaire à défendre, son alliance internationale de classe, surtout avec des opprimés coloniaux, à opposer à la coalition des patriotes. Ils sont donc en règle avec le démocratisme. Et De Gaulle n’est pour rien là-dedans. Mais les chefs communistes, si !
Ecoeurés du cirque politique, les ouvriers se sont détournés vers les autres jeux qu’on leur offre et qui ont l’avantage d’être dépourvus, eux, de toute prétention. Cela ne change rien à la nature de la « lutte antifasciste », mais beaucoup à son climat. Ce qui, pendant la guerre fut une tragédie s’est dégradé en farce dérisoire.
Face à lui, le pouvoir légal ne voit plus qu’une poignée de mécontents pour lesquels il est encore plus difficile d’identifier l’adversaire que de le combattre ; une opposition fluctuante, étourdie dans ses attitudes, versatile dans ses sentiments, mesquine dans ses vues, ignoble dans ses calculs, absurde dans ses espoirs ; une masse profondément divisée, mais fort infatuée d’elle-même, humble et arrogante tour à tour — bref l’impuissance incarnée des classes moyennes.
Et « les choses étant ce qu’elles sont », le pouvoir n’aurait pas le droit d’être détaché et méprisant ? Il n’aurait pas le droit de lancer cyniquement : « Tout va bien ! Tout est calme ! » ?
A défaut de combattre le gaullisme, les démocrates ont toujours épié De Gaulle avec la plus grande vigilance dans l’espoir de percer à jour sa fameuse ambiguïté (« est-ce un fasciste? est-ce un démocrate ? qu’est-ce que ça peut bien être ? »). Or, en l’observant attentivement à la Télé lors de sa dernière allocution, ils l’ont surpris en flagrant délit de « conception fasciste de l’Etat », et l’émotion fut énorme.
La Nation, avait dit le Général, est comme un navire. Sur un navire, la direction de la manœuvre incombe au capitaine, et à lui-seul ; son exécution, à l’équipage et à lui seul. Même s’ils ont le mal de mer (sic !), les passagers doivent rester à leur place. N’entendant rien à la navigation, ils n’ont pas à s’en mêler : cela ne pourrait conduire qu’au naufrage.
Quel scandale colossal dans les rangs clairsemés des démocrates, et pour-tant… Pour un navire, le raisonnement est sans réplique. Pourquoi deviendrait-il scandaleux pour la Nation, si une nation est une somme d’intérêts de classe distincts, mais conciliables et surtout solidaires à l’égard du monde extérieur. Cela les marxistes le nient théoriquement et pratiquement dans l’internationalisme prolétarien. Mais les bourgeois affirment que c’est pure vérité, et le patriotisme n’est pas propre à De Gaulle, mais bien aussi (tout le prouve) aux démocrates. Pourquoi refuser les conclusions, dors ? Mais allez donc raisonner avec une bande de vigilants déchaînés qui, tout comme des anarchistes du siècle dernier, hurlent à qui mieux mieux : « Va pour le Navire ! Mais pas de capitaine autoritaire ! Liberté de manœuvre à tous les passagers ! » se couvrant du même ridicule.
Le Navire allégorique de De Gaulle c’est très réellement la galère du Capital. Le monde, que sa petite parabole implique, est à l’image dune nuée de bateaux perdus dans un océan hostile, et dont chacun est en puissance un corsaire pour l’autre, ce qui ne figure pas mal les relations les plus habituelles entre les nations bourgeoises. Là, toute mutinerie est vaine : on coule ou se sauve tous ensemble ! Pas étonnant qu’un général se représente ainsi les choses, mais que dire de « gens de progrès » qui pensent et agissent en tous points comme si l’humanité était à tout jamais condamnée à voguer prisonnière des galères nationale ; et comme si elle ne devait jamais trouver sous ses pieds ; un sol plus ferme pour pouvoir régler ses comptes ? Résignés à ce destin terrifiant, les démocrates cultivent humblement la chimère de rendre la galère aimable.
Laissons leur rêve mesquin, et voyons quel est le programme. « Chacun à sa place », ça n’est pas du tout ambigu : le bourgeois à ses affaires (la bourgeoise à ses fantaisies) et le prolétaire au travail (la ménagère à sa marmaille, nombreuse comme la veut le Général). Le savant à sa spécialité et le journaliste à son ignorance. L’employé à son bureau et le sportif à ses exploits. La star à ses admirateurs et la putain à ses clients. Les diplomates à la Paix et les militaires à la dissuasion. Ceci dit, l’Etat à la Grandeur, les syndicats à l’humilité et la police à la concorde générale. Que ça produise et que ça rende, quelle que soit l’activité — puis tous devant la Télé, et que vogue la galère.
C’est ça que les vigilants appellent une « conception fasciste du pouvoir » ? C’est pour ça qu’ils s’écrient douloureusement : « Ah nos yeux se dessillent enfin ! » ? Mais ça, ça n’est rien d’autre que la société bourgeoise en l’absence de lutte révolutionnaire ; que la civilisation pathologique des classes aux ères de bien-être et de paix — bref que l’image glaciale et glaçante de l’humanité quand elle a perdu tous ses espoirs socialistes. Espoirs que non seulement les démocrates ne partagent pas, mais voudraient faire passer pour de l’exaltation…
Face à ça, revendiquer le communisme, c’est dire : le Prolétariat doit révolutionner cette société-là, balayer cette civilisation-là. Mais revendiquer la démocratie, qu’est-ce que ça peut bien être ? Tout au plus glapir aigrement au nez d’un censeur de presse : « Ah, ah ah ! Ne touchez pas à mon droit inaliénable, en tant que personne humaine, de critiquer la Société et de flétrir notre civilisation technique, sale fasciste ! Autrement, vous verrez de quel bois je me chauffe ! »
En politique, être communiste, c’est dire au prolétariat : si tu veux en finir avec toute cette merde, il faut détruire l’Etat bourgeois ; mais si tu veux détruire l’Etat bourgeois, il faut constituer ton parti de classe indépendant, c’est-à-dire fuir comme la pire peste la petite-bourgeoisie démocrate. Mais être démocrate, c’est dire : « voyez-vous, la société n’est pas ce qu’elle pourrait être. C’est fatal, avec les monopoles, qui sont si puissants. Mais, surtout avec le progrès moderne, ça s’est déjà bien arrangé. Et ça s’arrangera encore, à condition de ne pas avoir de doute sur l’essentiel : il faut toujours voter pour la gauche ».
Finissons par une image, à la façon du Général. Le Capitaine « que vous savez » de la galère capitaliste s’écrie de sa voix de stentor : « Larguez les amarres ! Tout le monde dans les cales ! Personne sur le pont, même pour dégueuler ! ». Depuis toujours dans la place et rompue à ses coutumes, la vieille chiourme démocratique regimbe : avant, on l’installait presque toujours en haut. Les galériens sont maussades et ils pensent vaguement : « ah putain de galère, si seulement tu pouvais te rompre ! ». Mais la chiourme, son unique désir, c’est qu’on change le règlement.
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