Timbre et affiche témoignent…
Les historiens ont tracé les grandes lignes et les moments-clefs de la décolonisation : c’était le propos des trois premiers épisodes du documentaire, « C’était la guerre d’Algérie » de Georges-Marc Benamou et de Benjamin Stora, diffusés le 14 mars 2022. Toutefois, ils s’attardent peu sur ce qu’on pourrait nommer les faits culturels et socio-littéraires. C’est pourtant leur manifestation qui témoigne de l’effervescence d’une société et de ses aspirations profondes, même s’ils sont à l’initiative d’avant-gardes.
On peut se demander si, au lendemain du Centenaire de l’Algérie française, la colonie se réveille ou se laisse bercer par les flonflons des fêtes ? Les Européens ne peuvent alors être ébranlés quant à la légitimité de leur présence dans ce pays conquis tant se célèbre la pérennité de l’œuvre de la France ; les Algériens subissent la domination et une marge consciente en dénonce la fatuité et le mensonge. On a pu exhiber quelques « indigènes » – femmes et fillettes dans des ouvroirs de couture et de tissage, centres professionnels pour les garçons, fantasia, méchoui et
autres festivités –, mais non une adhésion.
Le monde colonial demeure ce monde coupé en deux où les communautés se côtoient sans se mélanger ; compartimentation essentielle à avoir à l’esprit si l’on veut comprendre initiatives et faits dans la vie culturelle et dont Frantz Faon a rappelé la réalité dans toute colonie, dès 1960,
lorsqu’il écrit Les Damnés de la terre : mnés de la terre : « Le monde colonial est un monde compartimenté. Sans doute est-il superflu, sur le plan de la description, de rappeler l’existence de villes indigènes et de villes européennes, d’écoles pour indigènes et d’écoles pour Européens, comme il est superflu de rappeler l’apartheid en Afrique du Sud. Pourtant, si nous pénétrons dans l’intimité de cette compartimentation, nous aurons au moins le bénéfice de mettre en évidence quelques-unes des lignes de force qu’elle comporte. Cette approche du mode colonial, de son arrangement, de sa disposition géographique va nous permettre de délimiter les arêtes à partir desquelles se réorganisera la société décolonisée ».
Ce n’est pas un monde de bisounours et d’occasions ratées qui aurait permis d’amender le système colonial et d’éviter l’indépendance. Le système colonial ne se réforme pas par plus de justice car alors il disparaît en tant que tel. Comme le dit Benoît Falaize, il faut enseigner l’histoire longue de la colonisation, « celle d’un système de domination où la République a bafoué ses propres valeurs » (Télérama, 16/03/22). Nous nous proposons donc de recenser les faits culturels, de part et d’autre, pour être au plus près d’une réalité qui dépasse largement la stature d’un seul, en l’occurrence celle d’Albert Camus. Car l’Algérie de la recherche d’une jonction des communautés ne se résume pas à ses prises de position. Nombreux sont ceux qui, sur place, ont œuvré pour détourner la violence.
Après les célébrations du Centenaire
En 1931, Abdelhamid Ben Badis fonde l’Association des Oulémas Musulmans Algériens. Son mensuel al-Chihab publie ses articles en arabe, bien évidemment. En face, pourrait-on dire, un journal hebdomadaire d’obédience catholique, L’Effort algérien, (1927-1950) est un des premiers à faire connaître des écrivains algériens comme Mohammed Dib ou Mouloud Feraoun.
Cette année-là, Ferhat Abbas édite Le Jeune Algérien. De la colonie vers la province, à Paris. L’année précédente il a été actif pour recevoir des étudiants français aux fêtes du centenaire en sa qualité de Président des étudiants musulmans d’Afrique du Nord.
Il veut croire alors en la possibilité de l’assimilation. Sa trajectoire évoluera vers l’indépendance avec différentes étapes dont le Manifeste du peuple algérien en 1943 et la fondation de l’UDMA (1946) jusqu’à son ralliement au FLN et sa nomination à la présidence du premier gouvernement de la République algérienne. Connaître son parcours est indispensable si l’on veut comprendre l’évolution d’un intellectuel et d’un homme politique, du désir d’être reconnu par le dominant à l’affirmation d’une autonomie politique absolue.
Le temps est encore à la formation de ceux qui deviendront les acteurs culturels de la période : Mouloud Feraoun entre, en 1932, à l’École Normale de Bouzaréa, à la « section indigène ». Emmanuel Roblès à la « section européenne ». Malgré cette discrimination, « Bouza » sera un espace de rencontre et d’amitié entre des membres des deux communautés. Son histoire est connue et peut être suivie dans les trajectoires d’écrivains mais aussi d’acteurs politiques, dans cet entre-deux-guerres et après.
En lien avec ce monde de l’enseignement, l’organe des instituteurs d’origine indigène, La Voix des Humbles, créé en 1922, écrit en 1932 : « Le « Centenaire » a été l’une des plus grosses déceptions que le peuple indigène algérien ait jamais éprouvée. […] L’indigène algérien crut que le Parlement français allait enfin se pencher sur ses misères ». Sa devise, « Loin des partis, loin des dogmes », avait comme projet de concilier les intérêts légitimes des indigènes avec la souveraineté française. Le régime de Vichy dissoudra la revue, très modérée pourtant, mais ayant à cœur de défendre une égalité entre fonctionnaires « européens » et « indigènes », preuve s’il en faut que le régime colonial ne peut s’accommoder d’aucune égalité entre dominants et dominés, même si le nombre de ces derniers est limité. C’est ainsi que les réformes proposées comme le projet Blum-Violette, par exemple, se casseront les dents sur l’intransigeance du grand colonat dès lors que les colons sentent la moindre remise en cause de leurs privilèges. Face à cette force, les gouvernements à Paris céderont toujours.
En 1932, le mouvement algérianiste, formé lui aussi au lendemain de la guerre par Jean Pomier et Robert Randau, au sein de la communauté française d’Algérie, sous l’influence de Louis Bertrand, lui-même dans la mouvance des idées de Charles Mauras, veut qu’on reconnaisse sa spécificité algérienne et réclame une démocratie locale et organisée, dans le giron français. Il se voit doté d’une nouvelle publication, un dialogue entre Robert Randau et Abdelkader Fikri, Les compagnons du jardin. A. Fikri est le pseudonyme d’Abdelkader Hadj Hamou, fils du Caïd de Miliana, vice-président de l’Association des Ecrivains Algériens fondée par Jean Pomier. Louis Bertrand, champion de la Latinité reprenant ses droits en Algérie, préface l’ouvrage qui se veut « la bible de la coexistence entre communautés européennes et indigènes ». Il est à noter qu’un des organes de presse dit indigénophile, L’Akhbar de Victor Barrucand, cesse de paraître. Depuis 1902, il prônait l’association des races sous la souveraineté de la France. Isabelle Eberhardt y a collaboré ainsi que Mohamed Ben Rahal. Une tentative de « pont » disparaît. Trois noms dont il faut visiter les parcours si l’on veut avoir une perception nuancée et complexe de la vie culturelle en Algérie.
En 1934, Jean Amrouche publie ses poèmes, Cendres, à Tunis où sa famille réside depuis le départ de Kabylie. Emmanuel Roblès est nommé instituteur en Oranie et collabore à Oran Républicain. En 1935, Mouloud Feraoun, son ami et condisciple, est nommé instituteur à Tizi. Mohammed Dib l’est, pour sa part, à la frontière algéro-marocaine en 1938.
En 1935, Mohammed Soualah publie L’islam et l’évolution de la culture arabe depuis l’Antiquité jusqu’à nos jours, à Alger. Il est un des « médiateurs effacés », ces arabisants acquis à la présence française mais qui n’en défendent pas moins leur culture d’origine. Évidemment, ils ne sont pas inclus dans le rêve que Gabriel Audisio publie, la même année, Jeunesse de la Méditerranée où il s’affirme comme écrivain de la Méditerranée, voulant rassembler toutes les cultures du bassin pour une union Orient/Occident. En 1936, Mohamed Ould Cheikh, lettré et écrivain, publie un roman à Oran, Myriem dans les palmes, sur la difficulté de la fusion des cultures en présence.
Deux événements de cette année se côtoient sans interférer : le 7 juin 1936, la fondation du Congrès Musulman Algérien (CMA), réunit toutes les formations algériennes (les communistes, les socialistes, la Fédération des élus, les Oulémas), à l’exception de L’Etoile Nord-africaine de Messali Hadj. Il est dissous dès l’été 1937 après refus par le Front populaire des propositions faites. Il est à noter qu’après cet échec, la question de l’indépendance devient primordiale. La popularité de Messali Hadj qui a fondé le premier parti nationaliste indépendantiste ne fait que s’accroître : il est le symbole de l’aspiration des Algériens à leur liberté.
En mai 1936, commence la belle entreprise d’Edmond Charlot qui publie Révolte dans les Asturies, pièce de théâtre collective sous la direction de Camus. En hommage à Giono et avec son accord, il ouvre ensuite le 3 novembre 1936 au centre d’Alger, une librairie « Les Vraies richesses » bibliothèque de prêt, édition et galerie d’art, elle devient l’un des principaux lieux de rencontre des intellectuels « européens » d’Alger, écrivains, journalistes et peintres. Camus y publie deux œuvres d’essais et nouvelles aux accents lyriques, Noces et L’Envers et l’endroit (1935, 1937). Audisio y publie Amour d’Alger. D’autres écrivains d’Algérie y sont édités comme Claude de Fréminville, Max-Pol Fouchet, Jean de Maisonseul. Le peintre Benisti fait partie du groupe comme Roblès, après sa rencontre avec Camus.
Camus se lance aussi dans deux expériences théâtrales : d’abord avec Le Théâtre du travail (1936-1937, parallèlement à son engagement au PCA), puis avec Le Théâtre de l’équipe (1937-1939). Période particulièrement active pour lui sur le plan culturel : il donne aussi le 8 février 1937 une conférence pour inaugurer la Maison de la Culture à Alger : « La culture indigène – La nouvelle culture méditerranéenne ». Pierre-Louis Rey commente : « la Méditerranée arabe ne saurait faire partie du même « pays » (suivant l’étonnante expression de la conférence) que celle des nations de l’Europe occidentale »… petit air connu d’une grande actualité dans la France d’aujourd’hui !
C’est Audisio qui lancera l’expression « École d’Alger », rectifiée par Camus et fermement contestée par Jean Sénac en janvier 1947 dans un article d’Oran-Républicain : « Au latinisme de Louis Bertrand, Robert Randau opposait son algérianisme, lequel se voyait attaqué dès 1937 par les « Parisiens d’Alger » (Fouchet et Audisio). N’empêche que toutes ces expériences, toutes ces recherches sincères et passionnées ont permis au groupe actuel de s’affirmer. Camus, Roblès, de Fréminville, Amrouche n’ignorent pas ce qu’ils doivent à leurs illustres prédécesseurs ».
Enfin, en 1938, Alger
Républicain est créé dans la mouvance du Front Populaire ; progressiste de gauche, il représente une presse quotidienne indépendante des puissances financières. Le conseil d’administration comprend trois Algériens. En septembre 1939, Pascal Pia et Albert Camus fondent Le Soir Républicain, après l’interdiction du précédent. Le premier titre sera interdit de 1939 à 1943 ; le second, interdit en janvier 1940, disparaît. Dans les deux journaux, Camus publie une soixantaine d’articles politiques dont ceux de l’Affaire Hodent et de « Misère de la Kabylie » ; et une trentaine d’articles littéraires dont des notes de lecture sur des publications-Charlot, sous le titre « Littérature nord-africaine ». Roblès y publie en feuilleton, L’Action, son premier roman. Dib et Kateb Yacine y collaboreront dans les années 50, après la guerre.
Entre ses écrits journalistiques, son activité à la librairie Charlot, ses activités théâtrales et ses premiers essais, Camus est bien le jeune écrivain de la colonie algérienne le plus en vue. Son départ pour Paris en 1940 va progressivement changer la donne et le consacrer comme écrivain français parmi les écrivains de la métropole. Lorsque Charlot le sollicitera plus tard après la guerre pour revenir dans cette maison, Camus choisit de rester chez Gallimard, au centre parisien de l’édition française.
La Seconde Guerre mondiale
La période de la guerre voit se disperser les acteurs du monde culturel en gestation. Les Algériens qui sont envoyés combattre pourront se reconnaître, en 1955, dans Le Sommeil du juste de Mouloud Mammeri, nouveau venu dans le monde littéraire. Dib vient à Alger où il est interprète-traducteur. Jean Pélégri qui ne publie son premier roman qu’après la guerre, est engagé volontaire. Roblès est à Alger, à l’État-major. Lorsque Charlot est interrogé sur les écrivains algériens, en 1942, il confie : « Dib, Mammeri, Feraoun à l’époque, on ne les connaissait pas ». À Constantine, le 16 avril 1940, survient le décès d’Abdelhamid Ben Badis : 20 000 personnes suivent sa dépouille ainsi que tous les notables musulmans.
En 1942, L’Étranger propulse Camus au cœur du champ littéraire français avec la reconnaissance éditoriale de NRF-Gallimard, avec la reconnaissance critique de toutes les grandes voix ; reconnaissance qui se confirme par ses éditoriaux et articles à Combat, de 1944 à 1947. Février 1944, la conférence de Brazzaville confirme le bien-fondé de l’empire colonial français. Le Code de l’indigénat n’est aboli que le 1er janvier 1946.
Mais l’événement de cette année est le 8 mai 1945 à Sétif. Plusieurs milliers de manifestants « indigènes » se retrouvent dans le centre européen de la ville pour obtenir la libération de Messali Hadj, déporté à Brazzaville et pour défendre le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes. Le bilan est lourd. En 1956, Kateb Yacine en donnera un témoignage inoubliable dans Nedjma : lui jeune lycéen, arrêté à 16 ans : « Je n’étais plus qu’un jarret de la foule opiniâtre ». Notons qu’Albert Camus, dans Combat, est un des rares journalistes à dénoncer la répression du 8 mai 45 en Algérie : « Devant les actes de répression que nous venons d’exercer en Afrique du Nord, je tiens à dire ma conviction que le temps des impérialismes occidentaux est passé ».
Avec l’immédiate après-guerre, on assiste à une véritable explosion d’essais et de créations où les mondes en présence vont affirmer leurs spécificités. En 1946, Jean Amrouche publie en France, un essai « L’Eternel Jugurtha » ; Saadeddine Bencheneb, à Oran, ses Contes d’Alger. En 1947 le premier roman féminin algérien, Leïla, jeune fille d’Algérie de Djamila Debèche paraît à Alger. Elle a donné de nombreuses conférences sur l’enseignement de l’arabe et l’émancipation des femmes. Elle est combattue par l’Union des femmes musulmanes qui la considère comme pro-française.
En 1947, La Peste de Camus connaît un succès immédiat. Ce roman, bien que situé à Oran, propose une lecture vers l’Europe et le conflit qui vient de se terminer, faisant de l’Algérie un cadre, un décor sans incidence sur le plaidoyer présenté. Camus est désormais sur la rive nord de la Méditerranée.
Des initiatives freinées par le statut colonial du pays
Les colonisés savent combien il est difficile de trouver à éditer sans censure. Abdelkader Mimouni, de Laghouat, décide de créer une maison d’édition indépendante à Alger. Cheikh Bachir El Ibrahimi – successeur de Ben Badis – l’encourage. En 1946, naissent ainsi les éditions algériennes En Nahda. Elles publient les essais nationalistes de Mohammed-Cherif Sahli, Le Message de Yougourtha (1947) et L’Algérie accuse. Le calvaire du peuple algérien (1949). La même année aux Cahiers du Sud, Mostefa Lacheraf publie « Petits Poèmes d’Alger », recueil de poésie orale féminine citadine.
Une autre naissance, sans lien avec la précédente : celle de la revue Forge, créée par Roblès, avec Louis Julia et El Boudali-Safir. Elle aura une vie courte (décembre 1946 – novembre 1947). Elle marque néanmoins un tournant important : revue de gauche, rendant visible le groupe d’Alger, elle ne publia aucun auteur métropolitain ; elle accueillit la grande poésie arabe, en version bilingue. Dib y publie « Véga », un des ses premiers poèmes. Cela pouvait-il perdurer sous un régime colonial ?
En 1948, une initiative prometteuse est prise par Charles Aguesse du Service des Mouvements de jeunesse et d’Education populaire (créé en 1944) pour faire se rencontrer écrivains de France et d’Algérie. Roblès soutient avec conviction ce projet de rapprochement des deux communautés en lien avec la France : ce sont les Rencontres de Sidi Madani : des écrivains des deux rives séjournent là à partir de décembre 1947, reçus « dans le double but d’assurer en Algérie le rayonnement de la pensée française et faire connaître l’Algérie aux écrivains métropolitains ». Quelques noms : Francis Ponge, Michel Leiris, Louis Guilloux, Jean Cayrol, Albert Camus, Emmanuel Roblès. Du côté des Algériens, le plus remarqué a été le jeune poète Mohammed Dib ; ces derniers ont été hébergés au sous-sol… Néanmoins des amitiés naissent : celle de Dib et de Jean Sénac. Dib fait la connaissance de Camus, de Jean Cayrol, à l’origine de son entrée au Seuil pour la publication en 1952 de son premier roman.
Le programme de la journée du jeudi 26 février « offert(e) à la littérature algérienne » est intéressant : « autour de Jean Cayrol, de Louis Guilloux, de Brice Parain, de Louis Parrot et de Jean Tortel se réunirent Robert Randau, Robert Migot, Jean Pomier (Charles Courtin et le Général Weiss n’avaient pu venir), et, avec eux, Edmond Brua, Mohammed Dib, Kouriaa Nabhani, Emmanuel Roblès, Jean Sénac, Mohamed Zerrouki. » On voit bien la démarcation idéologique entre les acteurs répartis en groupes, tout à l’honneur de Roblès et Sénac qui ne sont pas confondus avec les Algérianistes. On note aussi la présence de l’artiste-peintre Baya Mehiedine, âgée de 17 ans, orpheline, autodidacte. Elle sera exposée à la galerie Maeght en novembre 1947. Elle figure désormais parmi les grands de la peinture algérienne. Toutefois cette expérience malgré ses maladresses et ses présupposés était encore trop ouverte pour le pouvoir colonial et elle n’a pas été renouvelée.
L’autre événement notable est le prix Femina décerné à Emmanuel Roblès pour Les Hauteurs de la ville. On sait qu’E. Roblès écrit son roman sous le coup de l’émotion ressentie lors des événements de Sétif du 8 mai 1945. Lors de la réédition en 1960, il écrit une préface substantielle dont ces lignes : « Aux jeunes Algériens, l’avenir n’offrait aucun espoir. L’esprit, comme les structures mêmes du régime colonial, les destinaient à buter contre un mur, sans la moindre possibilité de percée, d’ouverture sur un monde plus équitable. Une découverte de ce genre conduit déjà, presque à coup sûr, à la violence. […] Six ans à peine après la publication des Hauteurs de la ville, l’Algérie prenait son visage de guerre. Par milliers, des Smaïl, décidés à conquérir leur dignité, ont surgi du fond de leur nuit, la torche au poing ».
Écrit et publié après L’Etranger, le roman de Roblès dialogue avec celui de son prédécesseur, en en transformant l’horizon. Il fait du meurtre une nécessité et un acte conscient. Il nous place du côté de jeune Smaïl et de son lent cheminement, choisissant une autre mise en scène que celle de Camus, et met en garde contre le danger d’une trop forte oppression où se forgent les révoltes les plus profondes. C’est Smaïl, le colonisé, qui tue le colon. En 1951, Roblès, poursuivant sa recherche d’un dialogue entre tous les « Algériens », crée la collection « Méditerranée » au Seuil où plusieurs auteurs seront édités.
En 1950, Mouloud Feraoun fait paraître à compte d’auteur, Le Fils du pauvre aux Cahiers du Nouvel Humanisme. Ce récit reçoit le Grand prix littéraire de la ville d’Alger en décembre 1950 ; pour Mouloud Mammeri, ce prix était un piège, pour récupérer un écrivain algérien au bénéfice du régime colonial. Cette année-là, c’est aux éditions de la jeunesse de l’UDMA que paraîtra un poème poignant et tellement révélateur d’Ismaël Aït Djafer, Complainte des mendiants arabes de la Casbah et de la petite Yasmina tuée par son père. Les Temps Modernes le publieront en 1954.
Jean Sénac, dès avant 1954, a été un de ceux qui a le plus œuvré pour une Algérie faisant sa place, culturellement parlant, à tous. Il a fréquenté le milieu des écrivains « algériens » et s’est lié d’amitié avec Robert Randau, Edmond Brua et Emmanuel Roblès. Il a des relations avec toutes sortes de revues et a une volonté obstinée pour faire exister une vie culturelle algérienne multiculturelle. De 1950 à 1952, il crée à Alger, avec les encouragements de René Char et Albert Camus, les 8 numéros de la revue Soleil, rassemblant poètes, prosateurs et peintres de tous horizons, avec des inédits. Un exemple : dans le n°6, on trouve une traduction d’Avicenne par Tahar Bouchouchi et Emile Dermenghem, un texte de Char, un de Jean Grenier, d’Armen Tarpinian, Jean Breton, Gabriel Audisio, « Douze prophéties », etc… avec des illustrations de Louis Nallard, Serge Trucco et Sauveur Galliero. En 1953 il lance une nouvelle revue Terrasses qui n’aura qu’un seul numéro.
Les trois années qui précèdent le 1er novembre 1954 sont riches de créations : La colline oubliée de Mouloud Mammeri et La Grande maison de Mohammed Dib, (1952), La Terre et le sang de Mouloud Feraoun et Chansons des jeunes filles arabes de Mostefa Lacheraf (1953). En moins de trente ans, l’Algérie littéraire a pris un nouveau visage : expériences d’autonomie dans chaque communauté avec parfois, grâce à des médiateurs, la recherche d’un dialogue constructif par des revues et des rencontres. Mais la réalité de la colonisation gangrène tout. Dès 1954, Camus entre dans Le Petit Larousse illustré (rédigé en 1953), reçoit le prix Nobel en 1957 et devient la référence en matière d’Algérie.
Pourtant, au regard strict de la vie culturelle algérienne dans la recherche d’un vrai rapprochement entre communautés, ce rôle pionnier est celui d’Emmanuel Roblès. Cinq ans plus tard, il sera de ceux qui feront pression sur Camus pour qu’il lance son « appel pour une trêve civile en Algérie », appel dont il n’est pas l’initiateur mais l’orateur principal. Il est dû au groupe des « Libéraux » et à quatre d’entre eux : Emmanuel Roblès, Charles Poncet, Jean de Maisonseul et Louis Miquel. Notons aussi qu’après l’indépendance en Algérie, la date du décès de Ben Badis, le 16 avril, est devenue « Youm el’Ilm », (la Journée du savoir).
Une œuvre-palimpseste : le monument aux morts du jardin de l’Horloge florale d’Alger
En remontant au-dessus de la Grande Poste, on voit un monument très dépouillé, en lieu et place de l’ancien monument aux morts que le Président de la République de l’époque, Gaston Doumergue, avait demandé au sculpteur français, Paul Landowski (1875-1961) et qui fut inauguré le 11 novembre 1928, « Le Grand Pavois » : c’était un hommage aux combattants français et algériens de la Première Guerre mondiale : « Il représente des cavaliers français et nord-africains portant à bout de bras la dépouille d’un soldat inconnu. Des frises évoquent les deux peuples, dans des scènes de guerre ou de la vie coloniale (Sophie Cachon, Télérama, 16/03/22)
En 1978, au moment où l’Algérie s’apprête à accueillir les jeux Africains, le maire d’Alger demande au peintre M’hamed Issiakhem (1928-1985) de le faire disparaître. Celui-ci, admiratif du travail du sculpteur, a l’idée d’enrober le monument, sans le détériorer, d’une gangue de béton. « Le Grand Pavois » enfermé, disparaît aux yeux des passants.
En 2012, Amina Menia, artiste, entend dire que des fissures sont apparues dans le coffrage. A travers la fente, elle voit tout le travail initial de sculpture et elle rassemble les matériaux pour une exposition multimédia au Centre Pompidou en 2013 : « L’emboîtement de l’œuvre dans l’œuvre est très métaphorique des rapports entre la France et l’Algérie quant à notre passé, dit-elle. Ne pas vouloir voir les choses en face, ne pas parler ouvertement, remettre toujours à plus tard ». [voir le site : www.aminamenia.com/?browse=Enclosed]
On peut aussi penser à un geste de protection de la part du peintre algérien qui enrobe et ne détruit pas, confiant peut-être dans une évolution de l’Histoire qui tienne compte des couches superposées de l’art et ses symboles en Algérie.
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