Militant communiste condamné à mort, le pied-noir Fernand Iveton reste un oublié de cette guerre sans nom. Portrait à l’occasion de la sortie du film « De nos frères blessés », qui retrace son histoire.
Photo prise le 14 novembre 1956 à Alger, pendant la guerre d'Algérie, au moment de l’arrestation de Fernand Iveton, le militant communiste sympathisant du FLN qui s'apprêtait à déposer une bombe à retardement dans l'usine à gaz d'Alger où il travaillait. (AFP)
Un visage sculpté dans l’anonymat destiné à se fondre dans la foule. Fernand Iveton avait la tête d’un figurant dans un film noir des années 1950. Il fut la tête d’affiche d’un drame bien réel qui se déroula de l’autre côté de la Méditerranée. Cet homme discret est né le 12 juin 1926 au Clos-Salembier, sur les hauteurs d’Alger. Son père Pascal a été recueilli par l’Assistance publique. L’administration française lui a donné ce nom, Iveton, souvent orthographié par erreur Yveton. Militant communiste et employé à Electricité et Gaz d’Algérie (EGA), il est révoqué par le régime de Vichy en raison de ses convictions politiques. Sa mère, Encarnación Gregori, née en Espagne, partage les engagements à gauche de son époux. Comme son père, Fernand est ouvrier tourneur à l’usine d’El-Hamma, dans le quartier du Ruisseau, aujourd’hui El-Anasser.
Comme son père, il épouse une femme d’origine étrangère, Hélène Ksiazek, une Polonaise rencontrée lors d’un séjour en banlieue parisienne. Comme son père, il est communiste. Délégué de l’Union générale des Syndicats algériens, il devient membre en 1955 des Combattants de la Libération, le bras armé du Parti communiste algérien (PCA) interdit par les autorités, aux côtés d’Abdelkader Guerroudj.
Trois jours de torture au commissariat central d’Alger
La conviction se métamorphose en combat. Fernand devient activiste. En octobre, il suggère de réaliser un sabotage dans l’usine où il travaille. Il prend contact avec Jacqueline Guerroudj, l’épouse d’Abdelkader. Elle lui remet deux bombes fabriquées par Abderrahmane Taleb et Daniel Timsit. Mais Fernand ne peut en transporter qu’une. Il laisse l’autre à Jacqueline. Le 14 novembre 1956, à 14 heures, il dépose la bombe dans un placard de l’usine. L’objectif est de provoquer une panne d’électricité à Alger. Pied-noir, il veut appeler les pieds-noirs à la révolte et ouvrir les consciences. Fernand a bien précisé à ses camarades qu’il ne veut tuer personne. La bombe est réglée pour exploser à 19h30, une heure après le départ des ouvriers. Mais un contremaître a vu Fernand entrer dans un local avec un sac de sport et en ressortir les mains vides. Il prévient son chef. En s’approchant de l’armoire du local, ils entendent une minuterie et préviennent la police. Fernand est arrêté à 16h20 et la bombe, désamorcée.
Les policiers ont trouvé sur lui un papier. Abderrahmane Taleb y donne des indications sur l’heure d’explosion des deux bombes. Pendant trois jours, Fernand est torturé au commissariat central d’Alger. Perdu dans cette machine à broyer, il donne les noms des membres de son groupe et s’effondre. En application des pouvoirs spéciaux demandés par le président du Conseil, le socialiste Guy Mollet, et votés par l’Assemblée nationale au mois de mars 1956, il est jugé par le tribunal militaire d’Alger. Fernand pense se servir du procès comme d’une tribune politique. Mais le Parti communiste français (PCF) l’abandonne. « Il n’avait qu’à ne pas faire cette connerie », tonne le responsable de la section coloniale du parti, Léon Feix. Il est donc défendu par deux avocats commis d’office. Le 24 novembre, à l’issue d’une seule journée d’audience, il est condamné à mort pour « tentative de destruction d’édifice à l’aide d’explosifs ». La presse algéroise rend compte du procès.
A Paris, on est moins loquace. Iveton n’est pas un intellectuel. Fernand est pris dans la nasse d’une histoire qui le dépasse et d’une violence qui s’installe depuis la mort, quelques mois plus tôt, de 19 appelés dans l’embuscade de Palestro, le 18 mai. Le pourvoi devant le tribunal de cassation est rejeté, mais ses avocats croient à la grâce puisqu’il n’a pas tué. Les attentats à Alger, qui font 15 morts et 68 blessés, le 26 janvier 1957, sont de mauvais augure. Le PCF a accepté qu’un avocat parisien vienne défendre Fernand. C’est trop tard. Après l’avis défavorable de François Mitterrand, garde des Sceaux, et de Guy Mollet, le président de la République, René Coty, qui hésitait, refuse le recours. A 30 ans, Fernand Iveton est guillotiné le 11 février 1957, à 5h10, dans la cour de la prison Barberousse, à Alger, avec deux militants algériens.
« Condamné autant par son acte que par l’air du temps »
En 1957, dans ses « Réflexions sur la guillotine », Albert Camus revient sur cette vague d’exécutions.
« L’ouvrier communiste français qui vient d’être guillotiné en Algérie pour avoir déposé une bombe (découverte avant qu’elle n’explose) dans le vestiaire d’une usine a été condamné autant par son acte que par l’air du temps. Dans le climat actuel de l’Algérie, on a voulu à la fois prouver à l’opinion arabe que la guillotine était faite aussi pour les Français et donner satisfaction à l’opinion française indignée par les crimes du terrorisme. »
Au mois de mars 1958, Jean-Paul Sartre, sous le titre « Nous sommes tous des assassins », dénonce l’exécution de Fernand Iveton dans sa revue des « Temps modernes ».
« Cet homme a déclaré et prouvé qu’il ne voulait la mort de personne, mais nous, nous avons voulu la sienne et nous l’avons obtenue sans défaillance. »
Puis le silence retombe sur cet homme dont la tête fut tranchée. C’est l’historien Jean-Luc Einaudi qui rappelle le destin de Fernand Iveton dans un ouvrage paru en 1986, « Pour l’exemple. L’affaire Fernand Iveton, enquête », cinq ans après l’abolition de la peine de mort en France. Pierre Vidal-Naquet a, lui aussi, bien résumé ce destin tragique.
« Fernand Iveton ne fut pas, à beaucoup près, le seul guillotiné de la guerre d’Algérie. Ils furent 222. Mais il fut le seul Européen à mourir du fait d’une décision de justice, rendue “au nom du peuple français” ; dans cette affaire, la victime est nôtre, les juges sont nôtres, les bourreaux sont nôtres, qu’ils s’agissent des tortionnaires policiers qui s’acharnèrent sur Iveton ou du bourreau officiel, “Monsieur d’Alger”. »
Au pied de l’échafaud, Fernand prononce ces derniers mots :
« Je paye victime de la société, d’une campagne de presse – Je suis sûr de la libération de l’Algérie de ses colonialistes. Les Européens et les musulmans pourront continuer à vivre sur un pied d’égalité. »
Dans le quartier d’El-Madania, à Alger, le Clos-Salembier où il est né, une simple ruelle porte son nom.
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https://www.nouvelobs.com/bibliobs/20220319.OBS55895/qui-etait-fernand-iveton-seul-europeen-guillotine-pendant-la-guerre-d-algerie.html
« De nos frères blessés », le film qui retrace le destin brisé de Fernand Iveton
https://www.nouvelobs.com/cinema/20220319.OBS55897/de-nos-freres-blesses-le-film-qui-retrace-le-destin-brise-de-fernand-iveton.html
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