Soixante ans après l'indépendance de l'Algérie, les acteurs et héritiers de cette guerre peinent à s'entendre autour d'une histoire douloureuse et conflictuelle. Franceinfo a interrogé l'historien Benjamin Stora, auteur d'un rapport sur ces questions mémorielles.
Le 18 mars 2022 marque le 60e anniversaire de la signature des accords d'Evian, qui proclamèrent un cessez-le-feu et ouvrirent la voie à l'indépendance de l'Algérie, en juillet. (PIERRE-ALBERT JOSSERAND / FRANCEINFO)
"Il ne s'agit plus de déchiffrer pas à pas un destin déjà écrit au ciel mais d'écrire le présent comme une histoire que les siècles futurs sauront lire", écrit Alice Zeniter dans son roman L'Art de perdre, qui retrace l'épopée d'une famille de harkis durant la guerre d'Algérie. Soixante ans après la signature des accords d'Evian, le 18 mars 1962, qui proclamèrent un cessez-le-feu et ouvrirent la voie à l'indépendance de l'Algérie en juillet, les acteurs de cette guerre et leurs descendants continuent de se diviser sur cette histoire douloureuse.
Quelles sont les traces et les effets des mémoires de la colonisation et de la guerre d’Algérie sur la société française ? Quel statut donner aux souvenirs de chacun ? Comment écrire un récit commun ? Franceinfo a interrogé l'historien Benjamin Stora, auteur d'un rapport sur la mémoire de la colonisation et de la guerre d’Algérie. Il est également l'auteur de France-Algérie, les passions douloureuses (2021, Albin Michel).
Franceinfo : En France, combien de personnes sont aujourd'hui concernées par la guerre d'Algérie ?
Benjamin Stora : Parmi ceux qui ont vécu la guerre d'Algérie, il y a le groupe le plus important, celui des appelés du contingent. Plus d'un million et demi de soldats ont été envoyés de métropole en Algérie. Ensuite, il y a eu un million d'Européens d'Algérie, les pieds-noirs. Pendant la guerre, il y avait déjà 400 000 immigrés algériens en métropole, auxquels s'ajoutent 500 000 autres Algériens venus après l'indépendance. En 1962, il y avait donc en France environ 3,5 millions de personnes nées en Algérie ou qui y ont vécu.
Il faut bien sûr ajouter le groupe important des harkis (supplétifs musulmans de l’armée française) et leurs enfants, soit 200 000 personnes environ, puis tous les gens mêlés, les opposants, ceux qui ont construit leur parti politique durant la guerre, les "porteurs de valise" (militants soutiens du Front de libération nationale). Avec les descendants, on estime qu'il y a entre 6 et 7 millions de personnes concernées aujourd'hui en France par la guerre.
A l'indépendance de l'Algérie, quelle a été l'attitude de la France vis-à-vis des acteurs de cette guerre ?
Très vite, il a fallu tourner la page de cette guerre pour différentes raisons. La France sortait de plusieurs décennies de conflits, la Seconde Guerre mondiale, la guerre d'Indochine, puis la guerre d'Algérie. Il y avait une volonté très nette d'une immense majorité de la population de connaître la paix. Même si la guerre d'Algérie, qu'on a longtemps appelé "les événements", "la guerre sans nom", semblait lointaine depuis la métropole, la France vivait en situation d'angoisse, d'anxiété de la guerre, et il y avait un grand désir d'oubli.
Puis les années 1960 marquent le début des Trente Glorieuses, il y a une volonté de consommation, de voyages. La France veut entrer dans la modernité économique. Le général de Gaulle veut réorienter le poids géopolitique de la France vers la construction européenne et l'axe Paris-Bonn (Allemagne). Pour les dirigeants politiques, il y a un désintérêt vis-à-vis de l'ensemble des populations du Sud, témoins d'une époque qui représente l'ancien temps, le temps de l'Empire, de la colonisation.
Dans votre ouvrage La Gangrène et l'oubli, vous expliquez comment l'Etat a organisé cet oubli…
Il y a eu une volonté de l'Etat d'effacer cette histoire. De nombreuses mesures d'amnistie sont instaurées dès 1962. La première figure dans les accords d'Evian, où il est décidé qu'on ne peut pas juger les responsables des exactions commises durant la guerre. Ensuite, il y a la loi de 1968 qui attribue l'amnistie pénale aux militants de l'Algérie française et de l'OAS, et qui leur permet de revenir en France.
En 1974, sous Valéry Giscard d'Estaing, des lois effacent toutes les condamnations prononcées pendant ou après la guerre d'Algérie. En 1982, François Mitterrand réintègre dans l'armée française les principaux généraux putschistes, avec grades, pensions et décorations.
"Il n'y a jamais eu de procès sur la guerre d'Algérie en France. Personne n'a été poursuivi."
Benjamin Storaà franceinfo
A l'époque, l'oubli est aussi voulu par la société française. Les personnes qui ont vécu la guerre avaient "intérêt" à oublier, il y avait une volonté de surmonter le deuil, les épreuves. Il n'y a pas eu d'opposition sur ces lois d'amnistie, pas de revendications. La demande d'abrogation de ces textes viendra plus tard avec le réveil mémoriel des enfants et petits-enfants dans les années 2000.
Quelle a été l'évolution du discours des présidents français à ce sujet ?
Pour le général de Gaulle, Georges Pompidou, Valéry Giscard d'Estaing et jusqu'à François Mitterrand, le discours a été très simple. Il s'est focalisé sur le partenariat économique avec l'Algérie, pays qui restait très important, notamment avec l'exploitation du gaz et du pétrole dans le Sahara. Il y a aussi eu des accords sur la gestion des migrations entre les deux pays.
Au début des années 2000, le discours change avec Jacques Chirac. En 2005, l'ambassadeur de France en Algérie, Hubert Colin de Verdière, condamne pour la première fois les massacres de Sétif, Guelma et Kherrata [répressions sanglantes survenues le 8 mai 1945, en Algérie, pendant des manifestations indépendantistes]. En 2008, à Constantine, Nicolas Sarkozy condamne le système colonial. En 2012, à Alger, François Hollande reconnaît les souffrances infligées par la colonisation. Ces discours sont des gestes de reconnaissance de l'histoire, ils condamnent le colonialisme, mais sans nommer des actes précis.
Emmanuel Macron marque-t-il une rupture ?
Contrairement à ses prédécesseurs, Emmanuel Macron nomme des personnes et des lieux. Il reconnaît l'assassinat de Maurice Audin [mathématicien communiste militant de l'indépendance de l'Algérie] par le système colonial français, l'assassinat d'Ali Boumendjel, avocat et militant nationaliste. Il reconnaît la fusillade de la rue d'Isly, le 26 mars 1962 contre les Européens, le massacre des Algériens à Paris le 17 octobre 1961, l'abandon des harkis…
Il y a un changement de tonalité opéré par des choses concrètes. Cela permet d'avancer de façon pratique dans la connaissance de l'histoire, c'est un changement important. Depuis la remise de mon rapport [sur "les mémoires de la colonisation et de la guerre d'Algérie"] en janvier 2021, il y a eu plus d'actes concrets qu'en soixante ans. Ces gestes sont une réponse à des mouvements citoyens, des associations d'enfants d'immigrés, de harkis, de rapatriés, de pieds-noirs, qui se sont battues durant des années pour qu'on reconnaisse ces événements et ces personnalités.
"Ces reconnaissances permettent de nommer les choses. Comme disait Albert Camus : 'Mal nommer les choses, c'est ajouter au malheur du monde'."
Benjamin Storaà franceinfo
Il y a eu aussi l'ouverture plus large des archives, résultat d'une bataille mémorielle livrée par les historiens depuis très longtemps. Bien sûr, il reste encore beaucoup de choses à faire. Dans mon rapport, j'ai proposé également de se pencher sur les essais nucléaires réalisés en Algérie et leurs effets. Je propose d'améliorer l'entretien des cimetières européens en Algérie, de rédiger un guide des disparus pendant la guerre.
Quel est l'état de la souffrance des personnes qui ont vécu la guerre et de leurs descendants ? Vous parlez de "communautarisation des mémoires" et de "compétition victimaire".
Depuis la fin de la guerre, il n'y a pas eu un discours fort et commun sur la guerre, mais des lois d'amnistie, qui ont provoqué un fort ressentiment. Chaque groupe s'est fabriqué une identité à partir d'un personnage, une date, mais il n'y a pas eu de récit commun. Des fractures existent même au sein de ces groupes.
Aujourd'hui, nous sommes certes sortis de l'oubli, mais pour tomber dans une sorte de "guerre des mémoires" qui s'est faite dans le désordre et dans le repli identitaire. Je lis aussi cette situation comme l'affaiblissement des batailles citoyennes qui profitent à un groupe particulier. On est désormais plus habitué à être dans un statut de victime que de combattant.
"Chaque groupe souhaite qu'on reconnaisse sa vérité de manière exclusive au détriment des autres. Le grand danger est de ne pas trouver de passerelles, de séparer les mémoires."
Benjamin Storaà franceinfo
Il faut reconstruire ces passerelles. "Les mémoires divisent, l'histoire rassemble", comme le dit l'historien Pierre Nora.
Comment cette mémoire est-elle traitée en Algérie ?
Cette mémoire de la guerre s'enracine dans un temps très long, de plus de 130 ans, depuis le début de la colonisation en 1830 jusqu'en 1962. La guerre d'indépendance y est appelée "révolution". La mémoire est anti-coloniale, elle se caractérise par la dépossession des frontières, des massacres, des exactions, des déplacements de populations. Contrairement à la France, il n'y a pas d'aspect positif, c'est une mémoire douloureuse.
Après la guerre, différentes mémoires se sont confrontées. Il y a eu d'un côté ceux qui ont été les pionniers du nationalisme algérien – Messali Hadj, Ferhat Abbas – et de l'autre ceux qui ont déclenché la guerre – Mohamed Boudiaf, Krim Belkacem – et qui n'ont pas eu leur place après l'indépendance et ont été écartés de la scène politique. L'Algérie doit se réapproprier le travail des pères fondateurs de la guerre et du nationalisme algérien.
Elle doit aussi voir comment elle situe la mémoire française dans son histoire, trouver une place pour les Européens d'Algérie, les Juifs indigènes (au sens de l'époque) séparés des musulmans par le décret Crémieux. C'est un travail très difficile dont on a commencé à avoir des traces dans les revendications du mouvement Hirak.
L'Algérie place la question de l'excuse comme préalable à toute discussion avec la France. Qu'en pensez-vous ?
Je ne suis pas contre le principe de l'excuse, mais en général c'est utilisé comme un argument idéologique qui empêche concrètement d'avancer. Tous les grands discours de condamnation ou d'excuses que l'on a pu observer dans d'autres guerres n'ont pas permis de régler l'héritage du passé. Les Japonais ont fait beaucoup d'excuses aux Chinois, aux Coréens, après la Seconde Guerre mondiale, les Américains aux Vietnamiens après la guerre du Vietnam. Cela n'a pas empêché les mémoires de saigner, les revendications de continuer à s'exprimer.
"Je suis plus partisan des travaux pratiques que des condamnations morales."
Benjamin Storaà franceinfo
Il y a des gens qui ne peuvent exister qu'en tenant cette posture. Rester dans le conflit les fait vivre, et ce, des deux côtés de la Méditerranée. Pour moi, il faut avancer sur des actes concrets. J'ai notamment proposé la construction d'un musée d'histoire de France et d'Algérie à Montpellier pour centraliser sur un lieu les savoirs de cette guerre.
En France, certains refusent de regarder ce passé colonial en face et avancent le thème de la "repentance". Qu'en pensez-vous ?
C'est un discours idéologique, fabriqué et porté par une partie de la classe politique française. Personne n'a jamais demandé de repentance, mais une reconnaissance de ce qu'il s'est passé. Il faut sortir de ce piège par des mesures concrètes, comme celles que je propose dans mon rapport.
Que pensez-vous des questions de réparation ?
La réparation est nécessaire, mais il faudrait d'abord savoir de qui on parle. Combien de personnes ont disparu ? Combien ont été touchées par les essais nucléaires au Sahara ? Les réparations doivent s'articuler sur des faits argumentés. Une autre forme de réparation pourrait être l'enseignement de la guerre d'Algérie. L'enseignement a commencé à prendre en compte cette histoire depuis une vingtaine d'années. Il faut maintenant s'intéresser davantage à la colonisation.
Publié Mis à jour
Propos recueillis par - Elise Lambert
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