Il a connu Vladimir Poutine et Valérie Pécresse dans leur jeunesse, s'est inflitré à l'ENA, a été approché par la DGSI, côtoie Hanouna... Sergueï Jirnov, ex-espion du KGB, se raconte.
Devant les médias français, Sergueï Jirnov partage vobhologie de Vladimir Poutine.
En un instant, il se redresse comme un chien truffier qui vient de renifler un champignon. Son regard nous lâche pour s'aimanter sur le quadragénaire à la mine patibulaire qui vient d'entrer dans le café. "DGSI", assène-t-il. Devant notre air incrédule, Sergueï Jirnov poursuit : "Les grands espions français du ministère de l'Intérieur". Ni une, ni deux, notre interlocuteur prend ses affaires et nous propose de changer de restaurant. Comme dans le Bureau des légendes, nous voilà déguerpir à toute vitesse en regardant discrètement derrière nous avant d'entrer dans la brasserie voisine.
L'homme s'y connaît en espionnage, il a été agent du KGB pendant huit ans, avant de démissionner, puis d'immigrer en France, en 2001. Après un embrouillamini bureaucratique dont l'administration a le secret, il a fini par obtenir le statut de réfugié politique. Pense-t-il vraiment être surveillé 21 ans plus tard ou est-ce une petite mise en scène ? Avec ces professionnels de la manipulation, on ne peut être sûr de rien. Mais le transfuge semble sincèrement préoccupé derrière ses grandes lunettes : "On a fixé le rendez-vous sur mon portable. Et avec tous mes passages dans les médias..."
"Valoche" Pécresse
Sergueï Jirnov fonctionne un peu comme une cassette audio. Face A : un charisme ultra-sympathique, sublimé par un sourire chaleureux et un argot français maîtrisé à la perfection, qui peut l'amener à évoquer avec causticité "les Amerloques" ou "Valoche", c'est-à-dire Valérie Pécresse, croisée à l'ambassade de France à Moscou puis à l'ENA. L'agent de renseignement y fut admis en tant qu'étudiant étranger en 1991-1992. Dans le plus grand secret, il faisait profiter les militaires soviétiques de notes sur ses camarades, mais à l'époque, il semblait si affable que personne ne songea à le soupçonner, même quand il vint en cours de sport vêtu d'un t-shirt barré de la mention "KGB".
Face B : une propension à la méfiance et un attrait important pour des raisonnements qu'un béotien qualifierait facilement de "tordus". Lui préfère invoquer dans un sourire "l'esprit analytique des espions". On peut comprendre son inquiétude, ses ex-collègues des services russes auraient tenté plusieurs fois de l'intimider, voire de l'empoisonner, quand il a refusé de réintégrer leurs rangs, relate-t-il dans L'Eclaireur (Nimrod), l'autobiographie passionnante qu'il vient de publier. Désormais, il imagine vite le pire derrière des évènements en apparence anodins. Il nous raconte que des Russes auraient tenté de le tuer "deux fois" depuis qu'il est en France, dont la seconde en lui donnant rendez-vous via une journaliste dans des locaux de Russia Today et de Sputnik : "Si j'entrais dans le bâtiment, c'était comme Khashoggi, je ne ressortais pas et j'étais embarqué dans le coffre d'une voiture". L'ex-agent de renseignement affirme encore éviter par-dessus-tout "les organisations franco-russes", un "nid d'espions". Parole d'expert.
Chroniqueur chez Hanouna
Depuis le début de la guerre en Ukraine, le jeune sexagénaire - il fait quinze ans de moins - a changé de dimension médiatique. On le consulte comme la Pythie avant les guerres grecques. Le Figaro, RTL, Le Point, RMC, Télé 7 Jours... Tout le monde s'arrache cet ancien du KGB au français exquis, qui parle si clairement d'enjeux compliqués. Touche pas à mon poste, l'émission de Cyril Hanouna sur C8, l'invite tous les soirs, ou presque. Au point que le présentateur-homme d'affaires lui a proposé un poste de chroniqueur rémunéré, qu'il hésite encore à accepter. Une notoriété qui le protège des représailles, estime Jirnov : "Bien sûr, les Russes peuvent toujours me tuer, mais maintenant que je suis un peu connu, cela ferait du bruit. Encore plus que Skripal".
Surtout, le transfuge prend là une revanche éclatante. Car Sergueï Jirnov ne le cache pas, il a mal vécu d'être resté sous les radars pendant tant d'années, lui qui a quitté sa patrie sans plan B. "Moi qui suis une mine d'informations, on ne m'a jamais rien demandé", regrette-t-il. Ce reproche s'applique moins aux médias qu'aux services secrets, qui l'ont toujours ignoré. Une affirmation pas tout à fait vraie, puisque l'espion nous raconte dans le même temps que la DST - ancêtre de la DGSI - l'a "débriefé" comme il se doit au moment de sa demande d'asile. "Je ne leur ai pas donné ce qu'ils voulaient", raconte le réfugié, on devine qu'il n'a pas souhaité balancer ses collègues russes espions "illégaux" en France. "Sur l'ENA, ils m'ont dit : "Vous nous avez baladés". Ils n'étaient pas contents", ajoute-t-il. Aucune proposition de collaboration ne s'en est suivie.
"La DGSI l'a reniflé"
Depuis, notre espion, qui rêvait d'un poste d'interprète à la DGSE ou d'un rôle de consultant extérieur dans un service de l'Etat, en parallèle d'une place de professeur en géopolitique, peine à décolérer : "Les services secrets français sont nuls. On pense avoir affaire à de grands joueurs d'échecs mais ils sont juste arrogants. Ils négligent toutes les sources qu'ils possèdent sur leur territoire. Regardez, moi, on ne m'a jamais rien demandé, alors que j'ai fait l'ENA, et que j'ai un degré d'expertise que personne n'a". Le vétéran du KGB a probablement souffert du passage au second plan du dossier russe dans les priorités stratégiques françaises, à compter des années 1990. Sans doute aussi que son profil d'ex-"illégal" sentait le souffre. De fait, même les énarques de sa promo ont souvent snobé leur ancien camarade. Valérie Pécresse, avec qui il conversait, dit-il, quand elle était députée, l'a sèchement rembarré quand il l'a félicitée pour sa nomination comme ministre, en 2007. "Nous vous prions de ne plus chercher à prendre contact ni avec Madame la ministre, ni avec son entourage", lui a répondu son directeur de cabinet, un courriel retranscrit dans L'Eclaireur. "Elysée, Matignon, Quai d'Orsay, Défense, on ne m'a jamais rien proposé, malgré quelques rendez-vous", soupire Jirnov, qui garde quelques correspondants dans les ministères, dont il préfère taire le nom. Pendant toutes ces années, il a gagné sa vie dans le privé : "Les entreprises sont friandes de consultants qui connaissent le monde de l'espionnage".
Contacté, un ancien membre d'un service secret français nous indique que l'intéressé a en réalité été approché par le ministère de l'Intérieur, sans suite : "La DGSI l'a reniflé un temps et a jugé qu'il n'était pas intéressant ou trop instable". Un "russologue" réputé estime par ailleurs que son profil peut être facilement considéré comme suspect : "Ma conviction profonde, c'est qu'on ne quitte jamais le KGB, donc ce n'est pas un profil en qui j'aurais confiance".
Poutine, un "sous-fifre"
Difficile pourtant de contester l'intérêt de son parcours pour les "services" : Serguei Jirnov fait partie de ceux qui ont croisé Vladimir Poutine dans sa première vie. "Insignifiant, un petit sous-fifre à la carrière ratée", détaille sévèrement l'ex-espion au sujet de son ancien camarade, côtoyé au KGB dans les années 1980 et 1990. Dans L'Eclaireur, il raconte ses quatre interactions drolatiques avec celui qui était loin de laisser percevoir qu'il deviendrait l'homme fort du pays le plus étendu du monde. La première est la plus saisissante : pendant les JO de Moscou en 1980, Jirnov, qui parle déjà très bien la langue de Molière, doit répondre aux appels téléphoniques de la délégation francophone. Parce qu'il a conversé plus de deux heures avec un Français, l'étudiant est convoqué derechef par un jeune agent du KGB. S'en suit un interrogatoire crispant mené par le jeune capitaine Vladimir Vladimirovitch Poutine. "Votre parlotte de trois heures avec un ressortissant d'un pays du bloc agressif de l'Otan a été enregistrée et, en ce moment, elle est en train d'être traduite. S'il y a un écart, ne serait-ce que d'un millimètre, entre ce que vous me dites ici et ce que vont me donner les interprètes, croyez-moi, vous ne serez pas près de m'oublier", menace le futur chef d'Etat. La discussion s'arrête lorsque le francophile indique connaître le petit-fils de Brejnev. Zélé mais pas téméraire, Poutine.
Devant les médias français, Sergueï Jirnov partage volontiers sa connaissance du pouvoir russe, mais aussi de la psychologie de Vladimir Poutine, qu'il a étonnamment "outé", le 24 février, chez Cyril Hanouna, en lui prêtant une relation ancienne avec le violoncelliste Sergueï Roldouguine. "Poutine est un homosexuel refoulé", persiste-t-il devant nous, avant de lister des "indices" qui, mis bout à bout par un esprit "analytique" (sic), prendraient tout leur sens. Et de nous citer... le goût de Poutine pour le "sambo", un type de lutte qui suppose un "corps à corps" entre les compétiteurs, les nuits passées chez Roldouguine, racontées par l'actuel président russe dans Première personne, un ouvrage d'entretiens publié en 2000, le mariage annulé à la dernière minute par sa première fiancée ou encore le baiser qu'il a déposé sur le ventre d'un garçonnet, au Kremlin en 2006. Inutile de dire que l'espion ne nous a pas convaincu sur ce point.
Plan machiavélique contre l'Armée rouge
Il paraît bien plus affûté dans sa description du stratège Poutine, animal politique atteint d'un "délire de grandeur" et qui sait pour autant mieux que personne humer les faiblesses occidentales : "Il joue sur la peur des Occidentaux d'un conflit généralisé, depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. Il se dit "Ils vont tout faire pour éviter ça". Selon lui, son ex-camarade ne respecte que les dirigeants autoritaires, à savoir Xi Jinping, Recep Tayyip Erdogan et Ramzan Kadyrov, le patron de la Tchétchénie. Pour se renseigner sur les intentions du personnage, Jirnov affirme correspondre avec un général du SVR, qui l'a contacté anonymement. Depuis quelques semaines, les deux hommes conversent en direct sur YouTube, et il arriverait au mystérieux militaire de livrer des informations sur des opérations en cours.
Les commentaires récents