Humeur instable, comportements violents, cauchemars… Plus de 250 000 soldats sont revenus d’Algérie avec des troubles psychiques. Parmi eux, Jacques Inrep, qui, devenu thérapeute, a soigné ses camarades traumatisés.
Jacques Inrep à 20 ans, en mai 1959, avant son départ pour l’Algérie. (Fonds Jacques Inrep (382J)/Archives départementales de l'Orne)
Jacques Inrep est allongé sur le divan. Ce qui s’est passé il y a si longtemps, quand il était soldat pendant la guerre d’Algérie, il semble qu’il l’ait oublié. Il n’en parle pas, jamais. En réalité, il l’a juste enterré, volontairement, profondément. Nous sommes au milieu des années 1970 et ce qu’il tente de résoudre lors de cette thérapie, ce sont ses relations compliquées avec les femmes. Il a un second but, inavoué : comprendre pourquoi il est parfois submergé par des crises de violence. Au milieu de cette séance ordinaire, la psychanalyste prononce alors un mot qui va l’enflammer. En bonne freudienne, elle lui parle banalement de « castration ». Jacques explose. Trop longtemps enfouies, de violentes émotions resurgissent.
« Je me suis alors mis à trembler, se souvient Jacques Inrep dans sa villa du sud de la France, près de Nîmes. Mon corps était secoué de mouvements incontrôlés, comme soulevé par une vague de désespoir. » Sur le divan, il commence à sangloter. Il ne peut plus parler, il bégaie, il crie : « Là ! là ! » De son doigt, Jacques désigne le mur face au divan, comme un écran où se joue une scène invisible. Une chaleur lourde l’écrase, le brouhaha de la foule l’assourdit, les odeurs d’épices du marché arabe envahissent ses narines. Le voilà revenu quinze ans en arrière, il est en état de choc, de sidération. Sur le divan, il tangue, il chavire, bascule dans la folie. « Castration. » Surgit alors un flot de paroles et d’images d’horreurs ensevelies.
Algérie, 28 août 1960, 9h15 du matin. Jacques Inrep marche sous le soleil matinal en tête de patrouille. C’est une ronde ordinaire dans le centre de Batna, la capitale des Aurès et l’un des fiefs de la rébellion algérienne. Jacques a 20 ans. Forte tête, il accomplit son service national dans un « commando » disciplinaire de l’autre côté de la Méditerranée. Officiellement, il ne s’agit que d’opérations de « maintien de l’ordre ». Voltigeur de pointe, il avance en éclaireur sur le trottoir de gauche, suivi d’une quinzaine de « gus » armés. La foule les entoure. Tout est calme. Tout est paisible. Soudain, le choc. C’est une commotion si violente, si horrible qu’aujourd’hui encore, à 82 ans, Jacques n’a pas oublié. Plus de soixante ans plus tard, dès qu’un attentat se produit en France, tout lui remonte. Ses yeux se mouillent alors de larmes. Il n’arrive de nouveau plus à dormir. Quand il se réveille en sursaut la nuit dans sa villa, l’octogénaire tâtonne dans le noir. Il cherche son pistolet-mitrailleur.
Jacques n’a pas le temps de se pencher sur les détails de l’horreur. C’est la terreur qu’il vit. Il est à l’entrée du marché. Il sent les épices, voit les étalages et les chalands qui se pressent. « J’en avais le pressentiment. Quelque chose d’anormal allait se passer », raconte-t-il. Tout à coup, sur une terrasse, il aperçoit un gamin d’une douzaine d’années. D’un geste élégant, l’enfant lance vers lui un objet noir. Cette chose sombre, c’est une bombe. Une boîte de conserve bourrée de poudre, de limaille de fer, de boulons et de clous, avec une grenade scotchée sur le côté. La machine infernale tombe à une dizaine de mètres de Jacques. Elle explose dans un bruit effroyable. Jeté à terre, Jacques est groggy quelques secondes par le souffle de l’engin. Il raconte :
« Alors, comme à travers un brouillard, j’ai entendu des hurlements derrière moi, des cris stridents. Quelque chose d’inhumain. »
Autour de lui, des hommes, des femmes, des enfants déchiquetés par la bombe baignent dans une mer de sang. Il y aura huit morts et cinquante-six blessés, tous civils, tous algériens.
« Il a un grand trou dans son pantalon »
Devant lui, à deux ou trois mètres, voilà la castration. Et ce n’est pas un fantasme freudien, c’est un homme. « Il a un grand trou dans son pantalon à l’entrejambe. Il n’y a plus rien, un trou énorme », raconte Jacques. Emasculé par l’explosion, l’homme, qui l’a involontairement protégé de la bombe, se vide. Dans un dernier soubresaut, il meurt châtré. Pataugeant dans le sang, les appelés tentent de sauver les survivants. Quand Jacques rentre à la caserne, ses camarades lui demandent s’il est boucher dans le civil. Des pieds jusqu’aux cheveux, il est couvert de sang. Jusqu’à cette séance de psychanalyse, jusqu’à ce que le mot « castration » ne le fasse entrer en transe, jamais il n’avait raconté le marché de Batna.
« Les événements d’Algérie », qui en France ne seront officiellement reconnus comme une guerre que près de quarante ans plus tard, en 1999, ont fait, chez les militaires français, quelque 25 000 morts et 60 000 blessés. Mais combien sont-ils, comme Jacques Inrep, à souffrir en secret de blessures mentales, à la fois invisibles et cachées ? Sur les 1 750 000 militaires, dont 1 350 000 appelés, qui ont servi en Algérie entre 1952 et 1962, on estime que 250 000 à 300 000 hommes ont été atteints de troubles psychiques, souvent sans s’en douter. Il n’existe pas de statistiques officielles de ces dégâts psychologiques. A cette époque, la psychiatrie militaire balbutie encore. L’existence du stress post-traumatique du combattant n’est pas admise par l’armée. Ce n’est que par un décret de 1992 que les pathologies psychotraumatiques des soldats seront reconnues comme des « blessures psychiques » ouvrant droit à réparation.
Pourtant, dès la guerre de 1914-1918, avec son infernal déluge de feu, la question des « pertes psychiques », de « l’hypnose des batailles », est identifiée. Mais, longtemps, ces troubles vont être attribués à des « prédispositions » psychiques, à l’hérédité, à la faible constitution du patient, à des antécédents psychiatriques. La guerre n’est considérée que comme un révélateur de pathologies existantes. Ainsi, les crises de violence de Jacques Inrep seront mises sur le compte d’un « caractère de cogneur ». Pourtant il se souvient qu’avant l’Algérie, il était doux, qu’il restait toujours à l’écart des bagarres. Il tranche :
« Ma violence, c’était l’armée, c’était la guerre. Je suis revenu un autre homme. »
Dans un livre, l’historienne Raphaëlle Branche a retracé l’histoire de ces retards, de l’aveuglement et de l’ignorance de la psychiatrie militaire française (« Papa, qu’as-tu fait en Algérie ? », La Découverte, 2020). Il va falloir des décennies pour reconnaître une évidence : la guerre, à elle seule, peut être traumatisante. Partis en pleine forme à 20 ans en Algérie, beaucoup en sont revenus cassés à jamais. Personne à l’époque ne fait le lien entre les troubles dont souffrent d’anciens soldats et le conflit. Les psychiatres parce qu’ils ne savent rien des horreurs cachées de cette guerre atypique ou préfèrent parfois les ignorer. Les souffrants parce qu’ils veulent oublier cette sale guerre, faite d’embuscades, d’attentats, de représailles, d’exécutions sommaires, de tortures et de viols. L’Algérie est une légende sur le vide. « On est tous passés à côté des traumatismes de l’Algérie. Personne n’a vraiment identifié la cause de ces souffrances, fait le lien avec la guerre », raconte Jacques Inrep, pourtant devenu thérapeute.
Lui-même reconnaît avoir mal réagi face à un traumatisé d’Algérie. Il n’était qu’infirmier psychiatrique de garde à Alençon quand on lui demande de prendre en charge un cas difficile. L’interné, un vétéran d’Algérie alcoolique, perturbe les infirmières en leur montrant des images porno. « Il me tend les photos, raconte Jacques Inrep. Mais en fait de porno, il s’agissait d’Algériennes nues, tenues par des militaires français, violées et torturées. » Face au tortionnaire qui se vante d’avoir fait tourner la « gégène », Jacques Inrep perd son sang-froid. Pris de colère, il oblige le patient à détruire les images de sévices. En profonde souffrance, l’homme va revenir quelque temps plus tard à l’hôpital. Jacques obéit à l’ordre de ne pas l’interner. Le lendemain matin, il est retrouvé pendu.
Quarante ans de silence
C’est un peu par hasard, mais à cause de la guerre d’Algérie, que Jacques Inrep a connu le monde de la psychiatrie, qu’il est devenu thérapeute. De retour en métropole, il travaille comme ouvrier à l’usine quand un jour on lui demande de s’occuper d’un collègue qui délire, qui s’est mis à parler seul, à voix haute. C’est également un ancien d’Algérie. Jacques Inrep l’amène à l’hôpital psychiatrique. Un médecin lui propose alors de l’embaucher comme infirmier psychiatrique et de le former. Jacques accepte et va mener en parallèle des études de psychologie clinique, jusqu’au DESS. Le traumatisé des Aurès devient thérapeute. Parce qu’il est un ancien d’Algérie, mais peut-être aussi parce qu’il est devenu « psy », quand Jacques croise d’autres ex-soldats du contingent, ils se confient souvent à lui. Des grands-pères aux cheveux blancs se mettent tout à coup à pleurer devant lui. D’anciens tortionnaires s’effondrent. Après quarante ans de silence, ce sont des dizaines d’hommes qui craquent nerveusement en se livrant pour la première fois à Jacques, sans doute parce qu’ils reconnaissent l’un des leurs, qui ne les jugera pas.
Tous lui disent la même chose. Jacques Inrep explique :
« Ils n’ont pas pu en parler, même à leur famille, même à leurs amis. Alors que pour s’en remettre, il aurait fallu pouvoir s’exprimer librement au retour. »
L’ex-commando en a fait personnellement l’expérience. Lors d’une fête organisée pour son retour au pays, on lui avait demandé de narrer ses exploits. Mais ce sont des horreurs qu’il raconte. Choqué, on lui fait comprendre qu’il doit se taire. Seul son père, un vétéran de la Grande Guerre, saisit la situation. « Ce sont des civils, ils ne peuvent pas nous comprendre », lui dit-il. En réalité, c’est pire. Car si, comme toutes les guerres, l’Algérie est une expérience indicible, c’est aussi un conflit non conventionnel, de guérilla, une guerre sale, pas même reconnue, une guerre perdue, honteuse. Même si le conflit du Vietnam ne fut pas glorieux, les Américains avaient, eux, mis en place des « Vet Centers » où les anciens combattants et leurs familles pouvaient venir consulter.
Comme beaucoup, Jacques s’est alors emmuré dans le silence. Pour tenter d’exorciser ses démons algériens, il finira, en 1996, par écrire un livre de souvenirs ( « Soldat, peut-être… tortionnaire, jamais ! », préface de Pierre Vidal-Naquet, Ed. Scripta, 2009). Le mutisme imposé aux soldats du contingent fabrique de la souffrance. En apparence, ils sont rentrés sains et saufs. Personne ne souhaite en savoir plus. Enfouis sous une chape de dénis, les chocs traumatiques tournent souvent à la névrose solitaire. Tandis que la nation française s’enferme, elle, dans une névrose collective face à sa sanglante histoire coloniale. Tout est noyé dans le plein-emploi, les loisirs, les vacances et la consommation débridée des Trente Glorieuses. Mais, comme le font remarquer des chercheurs dans un article publié en 2018 dans la revue « Guerre et santé » (1), les stratégies d’évitement et celles centrées sur l’expression des émotions « favorisent des symptômes psychotraumatiques, leur maintien, voire leur exacerbation ».
Dans les hôpitaux psychiatriques, il y a bien quelques patients qui souffrent clairement des séquelles de la guerre d’Algérie. Ils ne sont que la partie émergée de l’iceberg. Beaucoup d’anciens soldats tentent de vivre avec leurs traumatismes. Ils ont l’humeur instable, sont irascibles, dépressifs. Ils ont des comportements violents et autodestructeurs. Le premier symptôme, le plus évident, c’est un alcoolisme chronique. Les pathologies mènent parfois au suicide, en passant par la violence, souvent conjugale. Les souffrants ont des comportements à risque, se tuent parfois au volant. Les nuits de certains sont hantées de cauchemars.
Un autre ancien appelé d’Algérie, Yves Salvat, avait raconté à la télévision avoir les images d’une embuscade gravées à jamais dans son cerveau. Elles le hantent. Des dizaines d’années plus tard, il sent encore l’odeur des chairs brûlées, des corps calcinés comme du charbon. Les traumatisés de la guerre souffrent aussi de maladies somatiques, de troubles physiques, cardiaques, intestinaux, etc. Le plus souvent, ces hommes ne font pas de rapprochement entre leurs souffrances et la guerre. Leurs blessures d’un conflit occulté sont invisibles, même pour eux-mêmes.
(1) « Conséquences de la guerre d’Algérie sur la santé psychique des anciens combattants âgés. Le rôle des ressources individuelles et sociales », d’Emmanuel Monfort, Gilles Tréhel, Mohammad H. Afzali, revue « Guerre et Santé », 2018.
https://www.nouvelobs.com/histoire/20220312.OBS55602/j-ai-entendu-des-hurlements-derriere-moi-les-traumatismes-des-anciens-d-algerie.html
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