Ces ouvrages publiés à deux ans de distance parachèvent l’œuvre que mène depuis trente ans Jacques Frémeaux, spécialiste de l’histoire de l’Algérie, et plus largement de la colonisation et des guerres coloniales. En deux volumes de quelque trois cents pages se trouve résumée une histoire complexe et polémique.
Jacques, Frémeaux, Algérie 1830-1914. Naissance et destin d’une colonie, Desclée de Brouwer, 2019, 272 p. Et Algérie 1914-1962. De la Grande Guerre à l’indépendance, Monaco, éditions du Rocher, 2021, 312 p.
L’auteur ne dissimule pas la peine qui lui en a coûté.
« L’écrivain qui s’exprime ici aurait préféré ne pas vouer une partie de sa vie à cette tâche; il aurait aimé se consacrer à une de ces études paisibles qui font les délices du monde savant, habile à dérouler sans passion, avec une précaution de collectionneur, comme disait Renan, « ces linceuls de pourpre où dorment les dieux morts », et à les exposer avec des commentaires aussi doux que le miel. Il se serait ainsi mis en mesure de présenter, au soir de sa vie, un beau texte cadencé aux accents universitaires, dédié au culte de ces passés qui passent d’autant mieux qu’ils ne gênent personne[2]. »
Pour rendre intelligible cette gênante histoire, Jacques Frémeaux est revenu « à la racine des choses » avec esprit de synthèse et distance, reconnaissant sa dette envers des précurseurs, Charles-André Julien, Charles-Robert Ageron et Xavier Yacono, qui n’ont jamais perdu de vue le fait que la guerre d’Algérie s’inscrivait dans une histoire séculaire. La pression de débats politiques contemporains a, plus tard, enfermé les historiens dans le temps court. On ne trouvera donc pas trace dans ces deux tomes de l’anachronisme qui sous-tend bien des travaux récents mais des portrait nuancés de tous ses acteurs et une solide analyse de leurs interactions[3].
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Le premier volume n’adoucit aucune des violences de la conquête, celles de l’adversaire n’apparaissant pas moindres que celles de l’armée, et n’affadit pas non plus les injustices de la paix. Si les unes et les autres ne se démarquent guère des entreprises coloniales menées par d’autres puissances, européennes et autres, elles choquent par la contradiction qu’elles apportaient au discours universaliste propre à la France. Les tensions entre les projets de l’armée d’Afrique et les intérêts des colons sont clairement exposées, quand la population rurales continue de subir disettes et crises épidémiques jusque vers 1880. Enfin, la colonie devenue départements français s’installe dans une routine propre à la république.
« En fait, le système mis en place à partir des années 1900 se caractérise par une certaine indifférence aux questions algériennes. La classe dirigeante française s’en rapporte aux parlementaires d’Algérie pour s’informer et se prononcer en matière locale, un peu comme elle a coutume de faire confiance, dans des configurations identiques, aux élus de n’importe quel département de métropole en ce qui concerne les problèmes spécifiques de leur circonscription[4]. »
En conclusion du premier tome, Jacques Frémeaux souligne la surprise qu’a représenté le comportement algérien face à l’épreuve de la Grande Guerre.
« Une conquête d’une violence inouïe, la constitution, aux dépens des possesseurs légitimes, d’un vaste patrimoine foncier, un ordre, enfin, imposé par la force, étaient de nature à nourrir une masse de ressentiments […]. Pourtant, la guerre qui éclata en août 1914 allait montrer la solidité du système colonial. Contrairement aux craintes si souvent exprimées, le pays manifesterait son loyalisme et enverrait des soldats en nombre inespéré, et de très bons soldats. L’agitation y demeurerait limitée. Sans doute l’efficacité de l’administration, la coopération des élites rurales musulmanes, mais aussi la résignation des paysans algériens expliqueraient-elles cette réussite presque inespérée. […] Il sera d’autant plus difficile d’imaginer une politique différente, destinée à répondre à la croissance de la population musulmane par une répartition moins inégalitaire des ressources, et aux revendications de ses représentants et de ses élites, pourtant francophones et francophiles, par un processus institutionnel dynamique, évoluant vers l’émancipation[5]. »
Le tome 2 s’ouvre sur deux citations en exergue, l’une extraite du livre de Jérémie et l’autre du Coran, chacune rappelant que Dieu est seul maître de donner la terre qu’il a créée à ceux qu’il a choisis. Au lecteur qui se demanderait si la conclusion de la guerre relevait d’une traslatio imperii , l’auteur affirme cependant que la catastrophe finale n’était pas une fatalité. Ce fut « le résultat d’une suite d’erreurs d’appréciation ou de négligences.[…] Illusions des Français qui croient pouvoir conserver leur place dans une Algérie qui se transforme sans mesurer les changements que ces transformations leur imposent ; illusions des Algériens pour lesquels l’indépendance est la clé de tous leurs problèmes ; confiance excessive des Français dans la violence répressive et des Algériens dans la violence émancipatrice[6]. »
Le récit qui court de 1914 à 1962 est aussi balancé que le précédent en dépit d’euphémismes qui dénotent parfois un certain inconfort (les élus d’Algérie « ne sont pas sans posséder de sérieux arguments à faire valoir », p. 245), et son déroulement révèle le même souci de rendre compte de la complexité des problèmes. Les violences, les erreurs, les contresens d’une colonisation improvisée ou la fluctuation des relations entre pieds-noirs et militaires de 1954 à 1962, finement décrite à l’occasion de la semaine des barricades en 1960, du putsch d’avril 1961 et de l’essor de l’OAS, n’empêchent pas d’évoquer aussi bien la cruauté du terrorisme que les conflits internes au FLN, au dénouement le plus souvent mortel.
Cependant, si l’on suit Jacques Frémeaux lorsqu’il affirme le poids des épisodes de la conquête dans la mémoire algérienne, on peut regretter que la trace d’accidents plus récents ne soit pas davantage mentionnée. À deux reprises, Alger a joué un rôle décisif, capitale de la France libre durant la seconde Guerre mondiale, accoucheuse de la Ve République en mai 1958, et ce qui s’y est passé a pesé sur les représentations politiques durant la période finale. La situation d’Alger à partir de novembre 1942 aurait peut-être mérité un développement moins « algéro-centré » et l’assassinat de Darlan ou l’exécution de Pucheu sont un peu vite expédiées[7].
La misère croissante de la population musulmane à partir des années 1950, cette « clochardisation » que décrivent Germaine Tillion et Jean Servier (ethnologue dont Jacques Frémeaux rappelle heureusement la qualité) pouvait être mise en perspective tant elle rappelle celle, contemporaine, de l’Amérique latine et, plus généralement, de ce qu’on appelait alors le tiers monde, dans lequel la croissance démographique s’affirmait excessivement plus rapide que celle des ressources. La prolifération des bidonvilles marquaient d’autres cités que celles d’Algérie, les solutions proposées (réforme agraire et industrialisation) étaient les mêmes outre-Atlantique[8], et la condition des yaouled, les enfants des rues d’Alger, n’est pas bien éloignée de celle des niños del Rimac à Lima ou des gamins de Bogotá.
Les projets d’intégration défendus par Jacques Soustelle, gouverneur de l’Algérie en 1955, étaient sans doute plus complexes (ou plus utopiques) que ne le présente Jacques Frémeaux[9] : il savait la différence existant entre la société mexicaine qui a pratiqué le métissage dès les premiers instants de la conquête, converti les Indiens, éradiqué des religions anciennes, et la conquête algérienne qui s’est effectuée sans conversions ni métissage.
Cette belle synthèse s’achève sur le départ violent des Européens, des juifs autochtones et d’une partie des harkis ; mais aussi sur cet exil inattendu des Algériens devenu plus nombreux en France depuis l’indépendance, qui confirme « l’exceptionnalité d’une Algérie qui les a tous forcés à vivre ailleurs[10]. »
[1] Complétés par La conquête de l’Algérie. La dernière campagne d’Abd el-Kader, éditions du CNRS, 2019, 336 p.
[2] Algérie 1914-1962. De la Grande Guerre à l’indépendance, p. 273.
[3] À l’exception de quelques comparaisons entre les modes de vie et de consommation des colons et ceux des paysans des djebels. Le modèle de société auquel adhèrent Français et néo-Français (participation de tous à la vie publique — femmes exceptées —, scolarisation des enfants, universalisme républicain) n’est pas celui auquel aspirent les habitants des douars. Certains historiens comme Eugen Weber (Peasant into Frenchmen…) datent de leur participation à la première Guerre mondiale l’intégration nationale des paysans en métropole. Que dire des Italiens de Sicile et de Sardaigne, des paysans des Asturies et des reliefs andalous ?
[4] Algérie 1830-1914. Naissance et destin d’une colonie, p. 244.
[5] Ibid., pp. 249-251.
[6] Algérie 1914-1962. De la Grande Guerre à l’indépendance, p. 10.
[7] Ibid., pp. 108-109. L’ouvrage de Gilles Antonowicz montre montre la complexité de l’affaire (L’énigme Pierre Pucheu, Paris, Nouveau Monde éditions, 2019).
[8] Mesures défendues notamment par la CEPAL (Commission économique pour l’Amérique latine et les Caraïbe, dépendant des Nations-Unies) qui dut reconnaître l’échec des remèdes qu’elle avait préconisés et les crises économiques, politiques et sociales qui s’ensuivirent.
[9] « Avec l’intégration, Soustelle, ethnologue spécialiste des sociétés d’Amérique centrale, croit pouvoir réussir un rapprochement analogue à celui que le Mexique révolutionnaire proclame avoir opéré ente la culture amérindienne et la culture coloniale espagnole. » (Algérie 1914-1962. De la Grande Guerre à l’indépendance, p. 163).
[10] Ibid., p. 267.
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