Dieu et bourreau
omment a-t-il été à la fois l'un des vainqueurs de la Seconde Guerre mondiale, l’idole de millions d’individus et l’ingénieur du totalitarisme rouge... Les meilleurs historiens analysent le paradoxe Staline.
Un nouveau regard panoramique et transversal, Grand Angle comme le nom de la nouvelle formule d’Historia inaugurée avec ce dossier consacré à Staline. Une approche vivante avec des récits et des rubriques inédites : fact-checking, extraits de textes, témoignages, faits divers...Accessible grâce à un traitement de l’information allant à l’essentiel, un lexique et une grille chronologique. Dynamique avec un traitement visuel privilégié à travers portfolios, cartes, bande dessinée et éclairage cinématographique.
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Staline : l'Ukraine sacrifiée
L'Ukraine, mère de tous les conflits !
fin de financer l'achat de machines-outils nécessaires à l'industrialisation du pays, Staline augmente les exportations de produits agricoles et condamne les populations à la famine.
Visuel : surnommée Holodomor, mot ukrainien signifiant "extermination par la faim", la politique voulue par le Vojd entre 1932 et 1933 tue cinq millions d'individus. © Tass-Aurimages
Staline n'a personnellement rien à reprocher aux Ukrainiens, qui n'étaient pas la minorité la plus difficile à apprivoiser quand il était commissaire du peuple aux Nationalités. Le plan quinquennal d'industrialisation exige toutefois des fonds importants tirés de l'exploitation des ressources naturelles, de la vente d'oeuvres d'art et - surtout - de l'exportation de produits agricoles. Les catastrophes climatiques de l'année 1931 aggravent la crise due à la collectivisation forcée de l'agriculture, surtout dans les régions fertiles, très peuplées. Alerté par les autorités ukrainiennes que la famine se profile, Staline fait la sourde oreille et accroît les quotas livrables à l'État pour 1932-1933.
Confronté à des résistances, il décide de briser les populations de ces régions, où plusieurs révoltes avaient éclaté en 1930-1931. Il envoie des unités du NKVD empêcher les paysans de quitter leur village, les condamnant à la mort et parfois à l'anthropophagie. Staline est parfaitement informé mais il persiste, tout comme il avait refusé de suspendre la politique de sédentarisation forcée des éleveurs nomades kazakhs en 1931 : ces campagnes bordant la frontière la plus fragile de l'empire furent alors recolonisées par des Ukrainiens russophones de l'est du pays, supposément plus fiables.
Staline avait à sa disposition les moyens d'exterminer totalement le peuple ukrainien, mais cela n'était pas son objectif. Cependant, il a organisé la mort de cinq millions d'individus et durablement traumatisé la nation entière.
Alexandre Sumpf
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En 2014, la crise opposant Moscou à Kiev à propos de la Crimée est déjà un épisode de plus dans l'histoire tumultueuse de ce vaste pays carrefour dont voici l'histoire mouvementée.
Visuel : carte de 2021 indiquant en jaune les territoires revendiqués par la Russie.
La destitution du président Ianoukovitch a entraîné, en mars 2014, l'occupation par les troupes russes de la Crimée, république autonome au sein de l'Ukraine. Une action qui rappelle l'importance stratégique de cette région (à majorité russophone) pour la Russie. Et, comme à chaque fois que les relations se tendent entre les deux pays, resurgit la question du statut de cette péninsule. Cet épisode met aussi en lumière la situation paradoxale de l'Ukraine : tour à tour périphérie de l'Europe occidentale ou glacis de la Russie, ce vaste territoire (603 000 km2) a toujours été tiraillé entre de puissants voisins (Pologne, grand-duché de Lituanie, Russie...).
Le premier état slave se forme autour de Kiev
Mais, outre son intérêt stratégique immédiat, l'Ukraine est considérée par les Russes comme le berceau de leur civilisation, et sa capitale, Kiev, comme la mère de toutes les villes du pays. Car c'est bien autour de Kiev que se forme le premier État slave, sous l'autorité d'Oleg le Sage, à la fin du IXe siècle. Appelée Russie kiévienne, la principauté s'étend de part et d'autre du Dniepr. La christianisation de ces terres, sous Vladimir le Grand (980-1015), marque le début de leur développement. Grand-prince, Vladimir met également fin aux particularismes territoriaux. Poursuivie par son fils, Iaroslav Ier le Sage, cette politique d'unification permet à l'État de Kiev de parvenir au sommet de sa puissance. En 1187, le nom « Ukraine » est employé pour la première fois dans une chronique pour désigner les territoires frontaliers méridionaux de l'État de Kiev. Mais, à la fin du XIIe siècle, affaibli par des querelles intestines, puis au siècle suivant par les coups de boutoir mongols, cette entité se disloque en plusieurs principautés indépendantes, dont celles de Kiev, de Volhynie et de Galicie. C'est au cours de cette époque que les destins des peuples ukrainiens et russes divergent. En 1199, Roman, prince de Volhynie (nord-ouest de l'Ukraine), fonde un nouvel État, incorporant la Galicie et Kiev. Période faste qui culmine avec le règne du prince Daniel Ier de Galicie, vainqueur des chevaliers teutoniques et des Tatars. Mais, à l'est, les Turco-Mongols poursuivent la conquête des steppes proches de la mer Noire. Menés par le petit-fils de Gengis Khan - au sein de la légendaire Horde d'Or -, ils imposent leur domination à la population ukrainienne. Les souverains, pour sauver leur trône, se plient aux exigences du khan. Malgré cette soumission, la période courant entre le IXe et le XIVe siècle constitue, pour les historiens locaux, le fondement de la culture ukrainienne. Elle sert aujourd'hui d'appui aux revendications de différenciation ethnique, politique et culturelle de l'Ukraine. De son côté, l'historiographie soviétique, puis russe, a toujours défendu une théorie radicalement différente, celle de « l'unité des trois Russies » - qui estime que les peuples russe, ukrainien et biélorusse sont issus d'une même souche, la Rous (« terre russe ») kiévienne.
L'Ukraine, entourée de voisins menaçants du XIVe au XVIIe siècles
Du début du XIVe siècle au XVIIe siècle, le danger vient cette fois de l'ouest - l'Ukraine occidentale est conquise par la Pologne, et ses élites « polonisées » -, mais aussi du nord : les territoires orientaux sont en partie annexés par le grand-duché de Lituanie. Ces conquêtes nourrissent les animosités de ses grands voisins. Le grand-duché doit également faire face à une nouvelle menace dans le sud de l'Ukraine : la Horde de Crimée - des Tatars (du turc Tha-Ta, « bandits »), Turcs sédentarisés dans la péninsule. Constituée en khanat à la fin du XVe siècle, la Horde est vassale de l'Empire ottoman... et alliée d'Ivan III le Grand (1440-1505) - celui qui a proclamé Moscou « troisième Rome » après avoir épousé la nièce du dernier empereur de Byzance (1472). Les troupes lituaniennes sont balayées par cette coalition. Dépossédée de plusieurs de ses terres au profit de la Moscovie, la Lituanie conclut un traité avec la Pologne (1569) : les possessions ukrainiennes de la Lituanie sont rattachées au royaume polonais. Mais la politique de conversion au catholicisme, imposée aux Ukrainiens orthodoxes, conduit à la création de groupes de résistance, les confréries, soutenues par le patriarcat de Constantinople. La plus importante d'entre elles, la confrérie de l'Épiphanie de Kiev, est fondée en 1615. De nombreux Ukrainiens fuient alors la domination de la noblesse polonaise en s'installant dans les steppes inhabitées qui bordent les territoires polonais et tatar. Ces hommes, organisés en unités militaires - appelés « cosaques » (du turc quzzak, « aventurier ») - sont considérés comme les défenseurs de la foi orthodoxe et du peuple ukrainien. Ils fondent même des villes, comme Kharkov, vers 1655. La cosaquerie devient une armée régulière de 40 000 hommes, célèbre en Europe par ses campagnes contre les Tatars et les Turcs. Cependant, après plusieurs rébellions, la Pologne réduit leur nombre et exerce directement leur commandement. La réaction ne se fait guère attendre : en 1648, le peuple ukrainien et les cosaques se soulèvent, début d'une sanglante guerre de dix ans, conduite par le « chef d'armée » (hetman en polonais, ataman en ukrainien) cosaque Bogdan Khmelnitsk. À sa mort, les cosaques sont certes à la tête d'un État, mais demeurent soumis à de puissants voisins...
Au XVIIIe, l'assujettissement de l'Ukraine orientale à la Russie se poursuit
L'influence grandissante de Moscou se traduit par une russification progressive et la subordination de l'Église ukrainienne au patriarcat moscovite. L'assujettissement de l'Ukraine orientale à la Russie se poursuit au XVIIIe siècle, sous les règnes de Pierre Ier et de Catherine II. La tsarine annexe en outre le khanat de Crimée en 1774 en 1783 : tout le littoral nord de la mer Noire passe sous contrôle russe, ainsi que 80 % des territoires ukrainiens. Car la chute du royaume polonais entraîne le partage de l'Ukraine entre l'Empire russe (qui la nomme désormais « Petite-Russie ») et un nouveau venu, l'Empire autrichien (qui met la main sur la Galicie, la Bucovine et une partie des Carpates). Mais les révolutions européennes de 1848 et la défaite de la Russie lors de la guerre de Crimée favorisent la renaissance du nationalisme ukrainien. Au cours de la Grande Guerre, les populations ukrainiennes sont suspectées, par les belligérants aussi bien russes qu'autrichiens, de sympathies pour l'adversaire. La révolution de 1917 est un soulagement pour l'Ukraine qui proclame son indépendance, tandis que ses mauvaises relations avec les bolcheviks se soldent par l'invasion du pays. La République socialiste soviétique d'Ukraine (membre de l'URSS en 1922) subit les effets de la collectivisation forcée. L'Ukraine se rebelle, la répression s'abat : des milliers de paysans sont déportés et voient leurs récoltes confisquées. Les échecs de la politique agricole mise en place par les soviets conduisent à des crises frumentaires de plus en plus aiguës.
Holodomor, l'extermination par la faim
La famine provoquée entraîne la mort de millions de personnes. Les Ukrainiens l'appellent Holodomor (« extermination par la faim ») et l'ont officiellement qualifiée (en 2006) de génocide. Dès les années 1930, par haine du communisme, les nationalistes ukrainiens nouent une collaboration étroite avec les nazis. En juin 1941, les troupes allemandes attaquent l'URSS. L'Ukraine est conquise, suivie par la Crimée en 1942. Des milliers de volontaires - levés en particulier en Galicie - forment la 14e division SS, ou s'engagent dans une milice pronazie, traquant sans pitié communistes, Juifs et Tsiganes. Les Ukrainiens de l'Est - pensant être libérés de Staline - commencent par accueillir favorablement l'armée allemande, avant de vite comprendre que les nazis cherchent avant tout à les réduire en esclavage. Le bilan de la guerre est lourd : 4, 5 millions de morts et 10 millions de sans-abris. L'Ukraine est réunifiée... mais derrière le Rideau de fer. En 1954, Khrouchtchev cède la Crimée à l'Ukraine, officiellement pour commémorer le traité de Pereïaslav (1654), qui vit les cosaques d'Ukraine se soumettre à Moscou. Il s'agissait aussi d'« ukrainiser » une péninsule vidée par la déportations des Tatars (punis pour leur engagement pronazi). À la dissolution de l'URSS, en 1991, la Russie, l'Ukraine et la Biélorussie créent la Communauté des États indépendants (CEI) : la Crimée fait l'objet d'accords, et un bail - prolongé jusqu'en 2042 - autorise la présence de la flotte russe à Sébastopol, devenue ville autonome. Un ancrage, stratégique et symbolique, auquel le président Poutine ne renoncera jamais, malgré la sortie de l'Ukraine de la CEI, en réaction à l'invasion de la péninsule.
Véronique Dumas
v. 1000 Vladimir le Grand, grand-prince de Kiev, embrasse le christianisme.
1569 La principauté, qui avait été conquise par les Lituaniens, pas
https://www.historia.fr/lukraine-m%C3%A8re-de-tous-les-conflits?utm_source=sendinblue&utm_campaign=220305_EHT_HebdoConf_073&utm_medium=email
Staline n'a personnellement rien à reprocher aux Ukrainiens, qui n'étaient pas la minorité la plus difficile à apprivoiser quand il était commissaire du peuple aux Nationalités. Le plan quinquennal d'industrialisation exige toutefois des fonds importants tirés de l'exploitation des ressources naturelles, de la vente d'oeuvres d'art et - surtout - de l'exportation de produits agricoles. Les catastrophes climatiques de l'année 1931 aggravent la crise due à la collectivisation forcée de l'agriculture, surtout dans les régions fertiles, très peuplées. Alerté par les autorités ukrainiennes que la famine se profile, Staline fait la sourde oreille et accroît les quotas livrables à l'État pour 1932-1933.
Confronté à des résistances, il décide de briser les populations de ces régions, où plusieurs révoltes avaient éclaté en 1930-1931. Il envoie des unités du NKVD empêcher les paysans de quitter leur village, les condamnant à la mort et parfois à l'anthropophagie. Staline est parfaitement informé mais il persiste, tout comme il avait refusé de suspendre la politique de sédentarisation forcée des éleveurs nomades kazakhs en 1931 : ces campagnes bordant la frontière la plus fragile de l'empire furent alors recolonisées par des Ukrainiens russophones de l'est du pays, supposément plus fiables.
Staline avait à sa disposition les moyens d'exterminer totalement le peuple ukrainien, mais cela n'était pas son objectif. Cependant, il a organisé la mort de cinq millions d'individus et durablement traumatisé la nation entière.
Alexandre Sumpf
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