Les ministres des Affaires étrangères de Bahreïn, d’Égypte, d’Israël, des États-Unis et du Maroc écoutant leur homologue émirati pendant la réunion à Sde Boker, dans le Néguev, le 28 mars 2022. Jacquelyn Martin/Reuters
C’était il y a deux décennies à l’hôtel Phoenicia, à Beyrouth. Les 27 et 28 mars 2002, les dirigeants de la région étaient conviés à une réunion d’urgence de la Ligue arabe. Assigné à résidence par l’armée israélienne dans son quartier général de la Moukata’a à Ramallah, Yasser Arafat n’est pas de la partie. Nous sommes un an et demi après le déclenchement de la seconde intifada. Près de la moitié des chefs d’État arabes, dont le roi Abdallah de Jordanie et le raïs égyptien Hosni Moubarak qui dénonce « le chantage, les insultes et l’humiliation » des Israéliens, boycottent le sommet. Malgré ces absences, la question palestinienne est au cœur des débats. Un discours préenregistré du président Arafat est diffusé et le sommet s’achève avec l’adoption à l’unanimité d’une « Initiative de paix arabe ». Impulsé par l’Arabie saoudite, le document établit la feuille de route pour les décennies à venir : la reconnaissance d’Israël en échange d’un retour aux frontières de 1967, de la création d’un État palestinien et d’un règlement de la question des réfugiés.
Vingt ans plus tard, cette « percée historique » ressemble davantage à un aveu d’échec avant l’heure. Hasard du calendrier ou acharnement du destin, le vingtième anniversaire de l’« initiative » a eu lieu dans l’indifférence générale. Il a été éclipsé par le « sommet du Néguev », réunissant les 27 et 28 mars les chefs de la diplomatie israélienne, américaine, et de quatre alliés arabes (Bahreïn, Égypte, Émirats arabes unis, Maroc). La rencontre de Sde Boker, où repose la dépouille du père fondateur d’Israël David Ben Gourion, est placée sous le signe de la « coopération » et de la « paix ». Le chef de la diplomatie marocaine, Nasser Bourita, appelle à ce que fleurisse un « esprit du Néguev, celui de la coexistence ». Priorité est donnée au combat contre la menace iranienne, puissant moteur pour fédérer ce front en gestation depuis les accords d’Abraham d’août 2020 qui avaient ouvert la voie à la deuxième génération des « normalisations » israélo-arabes (EAU, Bahreïn, Maroc et Soudan). La nécessité de consolider l’alliance est d’autant plus pressante que Washington poursuit son désengagement progressif de la région, tandis que les pourparlers de Vienne en vue d’un accord sur le nucléaire iranien entrent dans la dernière phase de négociations.
La rencontre remplit en réalité différents rôles selon les acteurs. « C’est une sorte de buffet où chacun vient se servir pour y trouver son compte », note Khaled el-Gindy, directeur du programme Palestine-Israël au centre Middle East Institute. Pour Washington, il s’agit d’afficher un front uni face à l’invasion russe de l’Ukraine. Il s’agit également de remobiliser les troupes alors que certains alliés, dont Israël et les EAU, ont maintenu une position jugée trop clémente vis-à-vis de Moscou. Iran, Ukraine, normalisation… En réalité, on « pourrait presque dire que le sommet parle de tout, sauf de la Palestine », poursuit Khaled El-Gindy.
Malgré la présence d’acteurs impliqués sur le dossier – l’Égypte, concernée par les volets politique et sécuritaire, et le Maroc, qui préside le « comité al-Qods » au sein de l’Organisation de la coopération islamique –, la Palestine est en effet la grande absente de cette rencontre. Le secrétaire d’État américain Antony Blinken, qui a fait un détour par Ramallah afin de rencontrer le président palestinien Mahmoud Abbas, a certes tenu à rappeler l’importance de « progrès » entre Israéliens et Palestiniens. Mais outre ces quelques précautions discursives et protocolaires, la question n’avait sa place ni à la table des discussions ni dans les communiqués officiels. « Vous n’avez-pas oublié quelqu’un ? », ironisaient des pancartes brandies par une poignée de manifestants devant l’hôtel accueillant les participants à la conférence.La tendance n’est pourtant pas nouvelle. Elle était déjà à l’œuvre lors d’un sommet, la semaine dernière à Charm el-Cheikh, entre le Premier ministre israélien Naftali Bennett, le prince héritier d’Abou Dhabi Mohammad ben Zayed et le président égyptien Abdel Fattah al-Sissi. Les trois acteurs avaient alors réaffirmé leur détermination à prendre en main leur sécurité et à renforcer la coopération afin de parer au désengagement américain. Là aussi, la question palestinienne était évincée au profit de « considérations régionales ».
Élément de décor
Charm el-Cheikh et Sde Boker fournissent les dernières images en date d’un axe né de la rencontre entre une conjoncture inédite – printemps arabes, émergence de l’État islamique, désengagement américain – et des politiques nationales qui convergent sur le plan géostratégique et économique. Dans ce « nouveau Moyen-Orient », la Palestine est reléguée à un statut d’accessoire. « Le président Mahmoud Abbas n’est rien de plus qu’un élément de décor avec lequel la gauche (israélienne) aime à se faire prendre en photo de temps en temps à des fins de communication », écrit la journaliste Sheren Falah Saab dans les pages du quotidien Haaretz. La défense de la cause palestinienne n’a pas disparu des esprits, comme l’a rappelé l’élan de solidarité régional provoqué par les images du soulèvement de mai dernier dans les villes palestiniennes de Jérusalem à Nazareth, en passant par Lod et Ramallah. Mais, mise en sourdine par les gouvernements arabes, elle est devenue un instrument au service de la propagande anti-impérialiste de puissances régionales comme la Turquie ou l’Iran. Ce dernier, par la voix du porte-parole des Affaires étrangères Saïd Khatibzadeh, n’a d’ailleurs pas manqué de réagir cette semaine en dénonçant le « coup de poignard dans le dos » porté aux Palestiniens.
Vingt ans après, l’« initiative arabe » est une coquille vide. On y fait référence dans les discours officiels. Mais à l’heure où la banqueroute de l’Autorité Palestinienne et la poursuite de la colonisation ont torpillé les probabilités d’une solution à deux États, rares sont ceux qui prennent encore au sérieux l’idée « d’autodétermination ». À la place, Israéliens, Émiratis et leurs alliés vantent les bénéfices d’une « paix » kantienne, un idéal régulateur vers lequel il faudrait tendre grâce à la promotion d’échanges commerciaux et d’un libéralisme économique. Pour le philosophe allemand, « l’esprit de commerce » converge vers la paix, de sorte que « la puissance de l’argent pourrait bien être la plus fiable » pour contraindre les États sans en appeler à des considérations morales. Mais quand la « paix » devient un objectif en soit, c’est souvent au prix d’autre chose. La « paix » israélo-arabe, celle des États, s’est faite au prix d’une marginalisation de la question palestinienne, terrain impraticable devenu tabou.
Tabou, elle ne l’est pourtant que dans la sphère officielle. La rue, elle, n’accepte pas les injonctions parachutées du ciel politique et diplomatique. À l’approche du premier anniversaire du soulèvement de 2021, une série de trois attentats meurtriers de militants se revendiquant de l’organisation jihadiste État islamique (à Beer Sheva, Hadera et Bnei Brak) et ayant couté la vie à 11 personnes en une semaine a créé une crise sécuritaire qui n’avait pas été vue en Israël depuis des années, provoquant des vagues d’arrestation à travers le pays. Ce contexte explosif, auquel vient s’ajouter la simultanéité des célébrations religieuses (jeûne du ramadan, Pâques juive et chrétienne), fait craindre une résurgence de la colère populaire et une récidive du scénario de l’année dernière. Tel est le sens de la visite du roi de Jordanie. Après avoir boycotté la réunion du Néguev, Abdallah II rencontrait lundi Mahmoud Abbas à Ramallah afin d’anticiper une possible éruption de violence au cours des jours et semaines à venir.
OLJ / Stéphanie KHOURI, le 31 mars 2022 à 00h00
https://www.lorientlejour.com/article/1295344/ce-nouveau-moyen-orient-qui-parle-de-tout-sauf-de-la-palestine.html
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