Quand il parle du passé, le pamphlétaire accumule erreurs, dérapages et mensonges. Des historiens ont choisi de décrypter l’idéologie et les arrière-pensées qui les sous-tendent.
La rencontre de Montoire, le 24 octobre 1940. (Rue des Archives/Tallandier
Parmi toutes les cibles que s’est choisies le haineux M. Zemmour, les historiens d’aujourd’hui tiennent une bonne place. Pour l’homme qui prétend remettre le pays d’équerre, ces fourriers de la « propagande antifrançaise », à force de « repentance » et de « déconstruction », sapent la grandeur de notre passé. Comme le pamphlétaire ne fait jamais les choses à moitié, il n’hésite jamais au passage à insulter également la discipline de ceux qu’il exècre. Quand il se pique de raconter l’Histoire, dans ses livres, à la télé ou en meeting, le pamphlétaire-candidat égrène les contre-vérités à un rythme de marathonien. Face à cette outrance, quelle position devait tenir la communauté concernée ? Devait-elle rester sagement au chaud de ses bibliothèques, le nez plongé dans l’étude des siècles, en attendant que le vent mauvais se calme ? Un certain nombre d’historiens ont estimé que le péril était trop grand pour ne pas l’affronter, l’escroquerie trop manifeste pour la laisser passer sans réagir. Ils et elles le font savoir en librairie. A quelques semaines d’intervalle, deux livres courts, nerveux, brillants et diablement efficaces témoignent de ce combat.
Le premier de ces ouvrages, sorti en janvier chez Grasset, a un titre qui annonce son contenu de façon frontale : « la Falsification de l’histoire ». Sous-titré « Eric Zemmour, l’extrême droite, Vichy et les juifs », il se concentre sur un épisode particulier des élucubrations historiques du mini-Maurras de CNews : sa relecture de la période de l’Occupation et, derrière elle, sa tentative de réhabilitation de Philippe Pétain. Laurent Joly, qui en est l’auteur, sait de quoi il parle. Il est un des éminents spécialistes de la question de la persécution raciale sous Vichy.
Au cœur de son propos, on trouve bien sûr la réfutation implacable des faussetés manifestes énoncées à ce sujet. Non, contrairement à ce qu’a publiquement prétendu le trublion à plusieurs reprises, le maréchal chef de l’Etat français n’a pas été ce stratège finaud qui a joué « double jeu » entre Berlin et Londres. Dès sa poignée de main à Hitler, en octobre 1940, dans la petite gare de Montoire, il fait, comme il l’annonce lui-même, le choix de la « collaboration » avec les nazis, tout simplement car il pariait alors sur une victoire de l’Allemagne hitlérienne, et essayait de mendier auprès d’elle une petite place pour le pays dont il tenait les rênes. Non, ce même vieillard n’a pas accepté de donner aux occupants des juifs étrangers pour « sauver les juifs français », comme s’est obstiné à le répéter M. Zemmour à de nombreuses reprises. En établissant pour eux un « statut particulier », promulgué durant ce même octobre 1940 sans demande allemande, en mettant, plus tard, sa police à la disposition des occupants pour effectuer les rafles, il a au contraire intensifié leur persécution. Si les trois quarts des persécutés ont échappé à la déportation, ils ne le doivent en rien à Vichy, mais en tout aux réseaux d’entraide mis en place par des milliers d’autres Français qui eurent précisément le courage de se dresser contre les volontés de ce régime indigne.
La thèse fausse « du glaive et du bouclier »
Ces mises au point factuelles sont évidemment salutaires. Le livre de Joly, toutefois, va bien au-delà. Pour montrer le rôle central que cette obsession pour une période tient dans le dispositif politique et intellectuel zemmourien, il élargit le contexte historique dans lequel elle s’inscrit. Il revient sur les maîtres revendiqués par le pamphlétaire lui-même, les pères français du nationalisme, Maurice Barrès, Paul Déroulède, l’Action française, chez qui il pioche ses lubies, la hantise de la décadence, la xénophobie, la recherche d’un bouc émissaire sur qui placer tous les péchés du monde. Quand on aime ces gens-là, on ne peut qu’apprécier le régime qui se mit en place en juillet 1940 : il fut le seul de notre histoire qui mit leurs idées au pouvoir. Non moins intéressante la façon dont l’actuel candidat a fait sienne une théorie qui apparaît après Vichy : l’idée qu’en réalité le général de Londres et le maréchal de Montoire étaient de mèche, qu’ils ont chacun servi la France en se répartissant les rôles, l’un tenant celui du combattant opiniâtre, l’autre celui du protecteur du pauvre peuple occupé. De livre en livre, l’auteur du « Suicide français » ne cesse de distiller cette thèse dite « du glaive et du bouclier ». Sur le plan des faits, elle est sans fondement. Elle circule pourtant depuis fort longtemps. Laurent Joly en refait pour nous la passionnante généalogie. Elle naît dès 1945, chez les avocats de Pétain, gagne un peu de force grâce à quelques mauvais historiens des années 1950 et ne cesse d’être reprise par les milieux d’anciens pétainistes pour des raisons évidentes : en faisant d’eux aussi des crypto-résistants, elle sert avant tout à les dédouaner de l’indignité où leur position les avait conduits. Zemmour, nous explique Laurent Joly, renouvelle cette antienne pour la mettre au service de son grand projet politique, la recomposition politique autour d’une union de la droite et de l’extrême droite. Depuis 1944, en effet, Vichy était le grand fantôme qui y faisait barrage. Qui, dans une droite se revendiquant de l’homme de Londres, pouvait accepter l’alliance avec les défenseurs de celui qui l’avait fait condamner à mort par contumace ? En tentant de réécrire l’histoire de l’Occupation, en noyant dans le brouillard du confusionnisme les rôles des uns et des autres, Zemmour tente de lever le dernier tabou qui s’oppose à son rêve politique. La neutralisation de Vichy, ajoute l’historien, présente un autre avantage, non moins redoutable : préparer le terrain à ce qu’il rêve de faire, y compris sur le pire des terrains. Il « cherche à banaliser la politique antijuive de Vichy pour pouvoir mener des politiques d’exception contre les étrangers et les musulmans ».
A lire l’autre petit livre dont nous voulions parler, on comprend vite que le candidat-trublion est, sur tous les plans, un homme qui voit large : sa volonté de réécrire le passé ne se limite pas au XXe siècle, mais remonte autrement plus loin. L’ouvrage qui le démonte a, lui aussi, un titre qui a le mérite de la clarté : « Zemmour contre l’Histoire ». Sa genèse n’est guère différente de celui dont nous venons de parler. Là encore, nous explique par exemple le médiéviste Florian Besson – un des jeunes chercheurs à l’origine du projet –, on trouve des historiens atterrés ou effrayés par le nombre de faussetés émises par l’ex-vedette de « télé-Bolloré » et terrifiés par le projet qu’ils sentent poindre derrière ces approximations très pensées. Miracle des réseaux sociaux. En quelques clics, à l’automne dernier, sans forcément se connaître auparavant, ils réussissent à former un petit comité de rédaction qui établit le plan d’attaque : chaque spécialiste sera chargé, de façon simple, courte et claire, de démonter une des contre-vérités pointées dans les livres ou les interventions du candidat. D’Alya Aglan, historienne de la Seconde Guerre mondiale, à André Loez, qui travaille sur la Première ; de Catherine Rideau-Kikuchi, médiéviste, à Gérard Noiriel, célèbre auteur du « Creuset français » (Seuil), seize noms ont répondu à l’appel. Nicolas Offenstadt, un des plus médiatiques d’entre eux, a proposé l’idée à Gallimard, qui l’a acceptée.
Histoire de l’Algérie coloniale
C’est ainsi qu’en quelques semaines ce brain-trust de la mémoire a produit un « Tract » qui nous semble d’utilité publique. Son espoir, nous explique en substance Sylvie Thénault, grande historienne de la guerre d’Algérie et contributrice, était de donner des arguments de raison aux profs ou encore aux journalistes, souvent démunis sur les plateaux face aux bombardements de fausse culture du vibrionnant extrémiste. Le pari est réussi. Leur livre est remarquable de clarté, de pédagogie. Il court de Clovis au procès de Maurice Papon (que Zemmour juge « idéologique ») et à chaque étape réussit à la fois à démonter le mensonge émis et l’arrière-pensée qui le sous-tend.
Dans l’étonnant univers parallèle que l’on découvre ainsi, tout n’est pas neuf. Dans les affirmations de cet homme qui déteste la modernité au point de sembler ne jamais avoir ouvert un livre publié après 1944, on retrouve beaucoup de poncifs de la littérature nationaliste, déjà datés d’il y a un demi-siècle, comme, par exemple, la relecture complotiste de la Révolution française, qui serait le fruit d’une conspiration franc-maçonno-jacobine. Les doutes émis sur la probité du capitaine Dreyfus – dont l’innocence est établie de façon absolue depuis plus d’un siècle ! – témoignent sans doute d’une volonté acharnée de défendre les maîtres de l’Action française, les plus célèbres des antidreyfusards. Partout ailleurs courent au long de la relecture des siècles les mêmes obsessions. Des approximations sur les Croisades – son grand moment – aux guerres de religion – dont il se sert pour transformer les protestants en coupables ! –, Zemmour réécrit l’Histoire pour la mettre au service de ses phobies, les minorités, la diversité, du fantasme d’un pouvoir fort. Dans le panorama, l’histoire de l’Algérie coloniale tient une place de choix. Pas moins de quatre articles y sont consacrés. Avec Vichy, nous explique Sylvie Thénault, elle représente une autre matrice de l’idéologie zemmourienne, celle où il puise aussi sa haine de l’islam et sa peur de la subversion.
Puisque l’ambiance est crépusculaire, reprenons un classique, le très sombre ouvrage de Gustave Le Bon, « Psychologie des foules », paru en 1895 et considéré comme l’annonciateur des totalitarismes du XXe siècle : « La puissance des mots est si grande qu’il suffit de termes bien choisis pour faire accepter les choses les plus odieuses. » C’est sous l’ombre portée de cette citation que la sémiologue Cécile Alduy dissèque le vocabulaire zemmourien dans la toute nouvelle collection « Libelle » du Seuil (qui vient concurrencer les « Tracts » de Gallimard). Professeur à Stanford, elle s’est fait connaître en concassant les discours des politiques, avec l’appui de logiciels et de méthodes statistiques. De la langue de Zemmour, elle note – c’est nous qui simplifions – qu’elle est à la fois dure et molle.
Dure quand elle évoque la « guerre » (le troisième mot le plus utilisé dans ses livres) et enjoint de choisir son camp. Dure quand elle sépare en blocs, quand elle amalgame (« tous » les mineurs isolés sont des « violeurs » et des « assassins ») et qu’elle manie l’antithèse pour écraser la complexité du réel dans des catégories anhistoriques et essentialisées (la « race », le choc des civilisations). Mais le candidat sait aussi dissoudre les concepts, inverser le sens et répandre le doute ; c’est le côté mou de l’affaire. Lorsqu’il enlace en permanence les noms de Pétain et de De Gaulle, lorsqu’il pioche à la volée des citations chez ses adversaires pour leur faire dire l’inverse de leur thèse, lorsque, enfin, il pratique le « retournement » (les immigrés « colonisateurs ») ou l’exagération hyperbolique (le « totalitarisme » féministe).
Rémi Noyon
« La Langue de Zemmour », Cécile Alduy, Seuil, 60 p., 4,50 euros.Selon un sondage Harris d’octobre dernier, 61 % des Français croient que « les populations blanches, européennes et chrétiennes » (soit 728 millions de personnes en Europe) sont « menacées d’extinction, à la suite de l’immigration musulmane provenant du Maghreb et de l’Afrique noire » (soit actuellement 8 millions de personnes, 1,1 % du total). Ciselée par l’idéologue d’extrême droite Renaud Camus et propagée par le candidat Eric Zemmour, la théorie du « grand remplacement » est donc largement acceptée, malgré ces chiffres qui devraient suffire à la réfuter. Dans cet essai à paraître début mars, le démographe Hervé Le Bras s’emploie à lui tordre le cou définitivement. Il retrace la généalogie de ce fantasme depuis les années 1970 (et le roman « le Camp des Saints », de Jean Raspail) et démontre qu’à l’échelle d’une génération une telle « submersion » est inimaginable, sauf à tordre les chiffres et à faire l’hypothèse absurde d’une absence complète de mélange des populations.
Pascal Riché
·Publié le
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