Les Mérachda étaient des paysans du Constantinois. L’administration coloniale a pris leurs terres, les a réduits au rang de sujets et a même changé leur nom. Bachir a reconstitué l’histoire de ses ancêtres.
Brahim Hadjadj avec son père, Saïd, en 1921. Le jeune homme vient d’obtenir un poste de « caïd » (fonctionnaire musulman). (Archives Famille Hajdaj)
Smaïl est-il mort l’année où la flotte du roi Charles X a accosté dans la baie de Sidi Ferruch ? La légende familiale veut qu’il ait rendu son dernier soupir une nuit de cet été 1830, seul, sous sa tente ouverte, éclairée de lune, plantée en direction du sud. Il était le fils aîné de Morched, le fondateur du clan des Mérachda, des pasteurs semi-nomades qui élevaient des chevaux, des chameaux, des moutons, et avaient longtemps vécu sur les monts du Hodna, au cœur des hauts plateaux du centre de l’Algérie, une steppe chaude, aride, presque une antichambre du Sahara. Leurs ancêtres avaient connu les invasions romaine, vandale, musulmane ; ils avaient souffert, presque chaque siècle, des épidémies. Une énième attaque de criquets avait réussi à les chasser.
Ces lointaines traces, c’est Bachir Hadjadj qui les a reconstituées dans le livre consacré à l’histoire de sa famille, « les Voleurs de rêves » (Albin Michel) (1). Smaïl et la quarantaine de membres du clan des Mérachda sont partis vers le nord, dans le Constantinois, à Oued Cheir, dans la « vallée de l’Orge », à 1 100 mètres d’altitude et deux heures de marche de Sétif. Ils se sont installés sur les terres de la tribu des Ouled Ameur, en échange d’un bélier et de deux sacs de blé ; la « djemaa », l’assemblée des anciens, leur a accordé des lots à cultiver. Les frontières non écrites sont alors respectées de tous. « On ne laissait pas ses bêtes paître sur les terres d’une autre tribu », écrit Bachir Hadjadj. Son aïeul ne s’est jamais fait à la vie sédentaire. Il a refusé d’abandonner sa tente pour une cabane fixe. Il la change de place tous les soirs. Smaïl est un des 3 millions d’Arabes et de Kabyles (un chiffre estimatif, faute de recensement) qui vivaient sur cette terre quand les Français ont débarqué.
Le récit de Bachir Hadjadj est une entreprise unique en son genre. Son enquête, fondée sur de rares archives, des récits familiaux et des souvenirs personnels, donne un aperçu précieux de la vie quotidienne des Algériens pendant près d’un siècle et demi de colonisation. En cette année 1830, alors que Smaïl agonise, les troupes royales sont à 200 kilomètres du village d’Oued Cheir. Constantine tombe en octobre 1837, après de sanglants combats de rues ; Sétif, durant le mois glacial de décembre 1838. Le lieutenant général et baron Nicolas de Galbois, rejeton d’une vieille famille bretonne, prend le commandement de la province de Constantine. Il fait de Sétif une place forte militaire, sur les ruines de la cité romaine de Sitifis, verrouille les routes d’accès à l’Algérois au nord, au Sahara au sud. Les militaires sont partout. Ils enlèvent, violent, assassinent, brûlent les maisons et les récoltes, s’emparent des troupeaux, décapitent même les arbres fruitiers. Il faut détruire les liens sociaux, briser la cohésion de la société, rendre la population plus docile.
Les premiers colons débarquent
En quelques coups de canon, les Mérachda sont devenus des « indigènes », des « sujets », des Français de seconde catégorie qui n’ont pas les mêmes droits civils et politiques, qui ne sont pas des citoyens. Un décret de septembre 1848 débloque un crédit de 50 millions de francs pour l’établissement de 42 colonies agricoles et de 12 000 volontaires qu’on dote d’une concession, d’une maison, d’outils, de bétail, de semences, et de rations journalières. Les Mérachda assistent au débarquement des premiers colons, ouvriers, paysans, soldats en fin de contrat, qui partent aux champs fusil à l’épaule et rentrent le soir sous escorte militaire dormir dans un camp protégé. La Compagnie genevoise des Colonies suisses, créée par des hommes d’affaires helvétiques, s’installe dans la région de Sétif en 1853. Napoléon III a concédé par décret 20 000 hectares de terres, dont l’un des premiers bénéficiaires sera le banquier Charles-Louis Sautter. La doctrine a été définie par le général Thomas Bugeaud :
« Partout où il y aura de bonnes eaux et des terres fertiles, c’est là qu’il faudra placer les colons, sans s’informer à qui appartiennent les terres. »
Le cancer long et silencieux de la dépossession commence. Séghir, le fils aîné de Smaïl, qui était encore un enfant quand son père est mort, travaille comme « khamess », métayer qui touche le cinquième de la récolte en échange de ses bras (khamsa signifie « cinq » en arabe). C’est le métier le plus bas de l’échelle. Il dort dans un gourbi en ruine ; son épouse, Theldja, fait office de servante pour les propriétaires. Le jour de l’annonce par l’armée de la confiscation des terres des Ouled Ameur, en 1853, il emmène son unique fils de 10 ans, Saad (deux autres garçons sont morts, et il répudiera sa femme, incapable de lui donner un autre enfant mâle). La région est barricadée par les militaires, baïonnette au canon. Les officiers arrivent avec trois civils en « costume, chemise blanche et gilet gris, montre au gousset, bottines noires cirées et guêtres blanches, suant à grosses gouttes et portant de gros registres », écrit Bachir Hadjadj.
Un interprète traduit : « Pour le bien de la colonisation, la loi me permet de vous exproprier individuellement et collectivement. Bien entendu vous serez indemnisés comme le prévoit la loi. Le service des Domaines est chargé de récupérer ces terres. Je vous informe qu’à titre de première mesure contre vos rébellions répétées contre la France, nous confisquons une partie des terres “archs” de votre tribu [terres collectives inaliénables, NDLR]. » Triste ironie, la Compagnie genevoise des Colonies suisses leur louera ensuite les terres spoliées et leur accordera des crédits pour les semences et les labours.
La décennie suivante va être une des plus noires de l’Algérie coloniale. La guerre a déstabilisé l’artisanat, l’économie traditionnelle, la production agricole. Les crises économiques se succèdent. En 1863, les forêts domaniales et les exploitations de chêne-liège du Constantinois brûlent. En 1864, les premières nuées de sauterelles arrivent. « Depuis 11 heures, l’invasion est signalée à Sétif et menace la bonne récolte sur laquelle nous fondions nos espoirs, écrit le journal “Akhbar”. La crainte nous tient dans des transes mortelles. Avant-hier, elle a ravagé complètement une bonne partie de la Kabylie. » Il ne reste plus un seul brin de végétation. L’eau des puits et des abreuvoirs est infectée par les cadavres et les œufs des insectes. Les oliviers, les figuiers, les vignes ne produisent plus rien.
En 1865, c’est la sécheresse qui s’abat sur la région, en 1867, le typhus et le choléra. Les populations algériennes, les plus misérables, sont les premières victimes. « Sur les routes, dans les fossés, on rencontrait ces malheureux gisant et déjà transformés en cadavres, la tête cachée sous le capuchon de leur burnous, laissant rarement échapper un soupir, un gémissement », écrit l’abbé Burzet dans son « Histoire des désastres de l’Algérie. 1866-1868 ». Un Algérien sur dix serait mort du choléra. Theldja, l’épouse répudiée, décède à 42 ans de l’infection. Séghir était parti deux ans auparavant, à 45 ans, le corps fatigué par des décennies de labeur, de malnutrition et d’indigence.
Ni électeurs ni éligibles
Le village des Mérachda est rattaché à la commune mixte de Sétif, vaste entité administrative où les Algériens ne sont ni électeurs ni éligibles, avec à leur tête un administrateur, qui fait office de maire et d’officier de police judiciaire. On a donné aux localités alentour le nom des officiers de la conquête. Le bourg d’El-Eulma est rebaptisé « Saint-Arnaud », du nom du maréchal Armand de Saint-Arnaud, celui qui avait gagné ses galons dans les sanglantes « campagnes d’Algérie » et écrivait :
« Je me suis battu presque toujours de cinq heures du matin jusqu’à sept heures du soir ; j’ai laissé sur mon passage un vaste incendie. Tous les villages ont été brûlés, tous les jardins saccagés, les oliviers coupés. »
La révolte, en 1871, du bachaga Mohamed Mokrani, qui a pour épicentre la plaine de la Medjana, entre le Hodna et la région de Sétif, est le prétexte pour confisquer de nouvelles terres. Deux millions d’hectares sont mis sous séquestre, les Ouled Ameur sont une fois de plus dépossédés. Les lois foncières de juillet 1873 (du député d’Alger Auguste Warnier) et d’avril 1887 transforment les terres collectives et inaliénables des tribus en propriétés individuelles, donc vendables. L’organisation d’un marché foncier est la deuxième étape de la dépossession. Elle enfermera les paysans dans le cercle vicieux de la paupérisation. Un nouveau métier apparaît : les journaliers, qui vendent leur force de travail chaque jour. Ils représentent bientôt 15 % des ruraux dans le Constantinois.
Saad, le seul fils de Séghir et Theldja, n’a pas voulu devenir journalier ou métayer comme son père. A l’école coranique d’Oued Cheir, sa mémoire est prodigieuse : à 10 ans, il connaît par cœur des passages entiers du Coran ; à 14 ans, il est capable de réciter les soixante sections du Livre. Il devient « taleb », un enseignant à l’école coranique, qui fait aussi office de sage et de guérisseur pour les pauvres et les illettrés du village. Il part à deux reprises en pèlerinage à La Mecque. Trois années de voyage à pied à chaque fois, et l’obligation de demander une autorisation pour se déplacer. Il est soumis, comme tous les musulmans, au « code de l’indigénat », un monstre juridique de réglementations, d’infractions et de sanctions spécifiques pour les « indigènes ». Interdiction de quitter sa commune sans permis de voyage, de se réunir sans autorisation, jamais de propos offensant envers un agent de l’autorité, au risque d’écoper d’une amende, d’une peine de prison… (voir encadré).
Il revient de ses pèlerinages avec le titre honorifique d’Ammi el-Hadj. Lorsque la France leur cherchera un nom, les Mérachda deviendront ainsi les Hadjadj, la famille des pèlerins. L’administration coloniale ne s’y retrouvait pas dans le système nominal arabe et voulait « identifier » les populations avec des normes européennes. Un état civil est instauré en 1882-1883 et, à partir de 1885, des patronymes sont attribués aux familles, en fonction des recensements et des liens de parenté – comme si les Algériens n’avaient pas eu de vrai nom jusqu’alors… Les Hadjadj ont eu de la chance. Ils ne se sont pas retrouvés avec un nom péjoratif, vulgaire, ridicule ou avec la mention « SNP » (sans nom patronymique) comme beaucoup d’autres.
La famille était habituée aux « deux mondes » des campagnes. Aux Français, les bâtiments publics, l’adduction d’eau, les villages avec kiosque à musique, les rues asphaltées éclairées par des lampadaires, les trottoirs plantés d’arbres ; aux Algériens, les gourbis construits à l’écart, avec des toits de chaume et des sols en terre, les chemins piétonniers, boueux l’hiver, poussiéreux l’été. Quand les Mérachda, renommés Hadjadj, s’installent à Sétif au début du XXe siècle, ils découvrent que les « deux mondes » existent aussi en ville. Leur bicoque, dans le quartier en construction de la gare, n’a pas d’eau courante, pas d’électricité.
Le 2ᵉ classe Brahim Hadjadj au Chemin des Dames
Aux enfants, on explique la pauvreté des Algériens par la fable du corbeau : « Dans les temps anciens, c’était un oiseau au plumage multicolore et au chant merveilleux. Un jour, Dieu lui donna deux grands sacs, l’un rempli d’or et l’autre de poux, en lui disant : “Va jeter le sac d’or sur la tête des musulmans et le sac de poux sur les Gouer [Français, NDLR].” Comme il était étourdi et distrait, le corbeau fit exactement le contraire ; c’est depuis ce jour que les musulmans sont misérables et que les Gouer vivent dans l’opulence. » Pour le punir, Dieu a noirci le plumage multicolore du corbeau.
Brahim, un des petits-fils de Saad, qui voit le jour en 1893, est ainsi le premier enfant de la lignée à être citadin. Il est mobilisé en 1914-1918, comme 172 000 Algériens. La conscription a été instituée en février 1912. Elle fera parfois office d’« impôt du sang » pour tenter d’arracher des droits politiques. 26 000 tués, 72 000 blessés, 9 000 invalides à 100 %, mais des citations et des décorations en guise de « récompenses ». Brahim, soldat de seconde classe dans le 3e régiment de marche des tirailleurs algériens, part en octobre 1914. Douaumont, le Chemin des Dames… Il revient avec la croix de guerre, la médaille militaire, la mâchoire cassée, les poumons perforés, et un bras en bouillie ; il reste pourtant un « sujet » colonial. Une proposition de loi socialiste veut faciliter l’accès à la nationalité française pour les anciens combattants, mais les élus d’Algérie sont vent debout, et le texte de février 1919, qui crée une nouvelle procédure de naturalisation, se montre finalement très restrictif. Sur le monument aux morts de Sétif, on ne prend même pas la peine d’inscrire les noms musulmans.
Avoir combattu dans les tranchées permet juste à Brahim de décrocher un poste de caïd (fonctionnaire musulman). Le jour où il est nommé, il pose, chez le plus grand photographe de la ville, vêtu de ses habits traditionnels, avec son père. « Il se rendit vite compte que ce qui intéressait le plus son chef c’était qu’il lui rapportât ce qui se disait dans les souks et les zaouïas [établissements des confréries religieuses, NDLR], qu’il devienne les yeux et les oreilles de l’administration. Il fallait que les populations du pays profond restent “calmes”, qu’elles vivent en harmonie avec les colons qui occupaient les terres des ancêtres, qu’elles acceptent de payer des impôts sans savoir à quoi servait leur argent, qu’elles coopèrent avec les gendarmes qui recherchaient le frère ou le cousin », écrit Bachir Hadjadj. Le caïd est surnommé le « caoued », le délateur.
Brahim – cicatrice de guerre sur le bas du visage, signe « + » tatoué sur le front, épaisse moustache, toujours habillé d’une gandoura et d’un sarouel blancs – est polygame. Quatre femmes, dix-huit enfants. La seconde épouse, Delloula, est arrivée l’année de ses 15 ans, après une première union contractée à 12 ans puis rompue, quand elle jouait encore à la poupée. Mais c’est l’homme de l’« assimilation » des Hadjadj. Cinq de ses fils entrent au lycée d’Aumale de Constantine. Un score exceptionnel. Sur 1 250 000 enfants « indigènes » en âge d’être scolarisés, ils sont à peine plus de 100 000 à aller à l’école dans l’entre-deux-guerres (voir encadré). En octobre 1949, le jour de la rentrée scolaire, Brahim, qui a désormais 56 ans, pose à nouveau fièrement, avec deux de ses fils, Bachir et Mohamed, chez le photographe de la rue Caraman, la plus passante de Constantine.
Bachir est inscrit en 6ᵉ A3. Aujourd’hui, dans son salon parisien, devenu un vieil homme, il peut encore énumérer les discriminations de l’école coloniale. Tous les professeurs, les cadres, les employés administratifs étaient européens ; tous les balayeurs, les serveurs au réfectoire, algériens. On ne compte qu’une vingtaine d’élèves musulmans en 6e sur un total de 90, la plupart ont été regroupés dans la section A3. Ils ont choisi arabe littéraire, considéré comme une langue étrangère, au même titre que l’anglais ou l’allemand. La famille est entassée dans une masure de trois pièces, une pour le père, une pour les femmes et les jeunes enfants, une pour les garçons. Dans les communes mixtes, comme Sétif, le pouvoir d’achat d’un Algérien représente un quarantième de celui d’un Français. Le père, craignant que ses enfants n’attrapent le « rachitisme », les gave d’huile de foie de morue. La fratrie diminue avec les diarrhées, les rougeoles, les tuberculoses, et ce qu’on appelle les « fièvres ». Un des cinq garçons internes au lycée d’Aumale meurt.
De la 6ᵉ A3 au maquis
Devenus une famille de petits fonctionnaires coloniaux, enracinés à Sétif, les Hadjadj vont être aux premières loges de la sanglante répression de la manifestation du 8 mai 1945 dans leur ville. Bachir a encore dans la tête le bruit edes avions et des bottes militaires, la peur qu’ils avaient eue pour les frères aînés, partis défiler comme tous les scouts musulmans, pour l’oncle Ali, peintre en bâtiment, qui avait été arrêté. Neuf ans plus tard, en novembre 1954, « la Dépêche de Constantine », le quotidien local, leur annoncera les attentats qui ont « coûté la vie à un caïd, un garde champêtre et un instituteur », coup d’envoi de la guerre d’indépendance. Bientôt, à Sétif, une grenade est jetée contre le bar Chez Yvonne, en face du cinéma des Variétés. La ville n’est plus que commerces grillagés, bâtiments publics réquisitionnés, convois militaires… Deux camarades de la 6ᵉ A3 partent dans le maquis en 1956. C’était les plus brillants, et Bachir Hadjadj se souvient de leurs noms : Abdelmadjid Hihi, qui avait décroché le prix d’excellence, et Hamoud Benzine, qui avait eu droit au tableau d’honneur. Les deux jeunes hommes ne reviendront pas. Bachir rejoindra plus tard l’Armée de Libération nationale (ALN) à la frontière tunisienne.
Dans la famille, il y avait un serment. Le père, Brahim, l’avait fait lorsqu’il était poilu. Il était revenu en permission en Algérie en 1916, pour assister aux derniers instants de son grand-père, Saad, le pèlerin. Sur son lit de mort, le vieil homme lui avait dit : « Promets-moi une chose, lorsque la France s’en ira, tu iras sur ma tombe et tu répéteras trois fois : “La France est partie !” Où que je sois, je t’entendrai. » A l’indépendance, il est allé sur la tombe de l’aïeul, il a répété trois fois « la France est partie ! ». Il a juré à ses enfants qu’au cimetière, la terre avait tremblé.
(1) Né en 1937 dans les Aurès, Bachir Hadjadj, ingénieur aujourd’hui à la retraite, s’est installé en France en 1972. Il a écrit ce récit à 70 ans.·Publié le
https://www.nouvelobs.com/histoire/20220219.OBS54697/une-famille-algerienne-sous-l-occupation-francaise.html
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