S’attaquer à un moment clef de l’histoire de la France et de l’Algérie par le biais de l’humour est un pari à très haut risque. Le putsch des généraux à Alger en 1958 qui va provoquer le retour de Charles de Gaulle au pouvoir est un moment complexe. En le traitant de façon jubilatoire et truculente, la BD de Boucq et Juncker est un somptueux feu d’artifice.
Il existe de temps en temps une BD coup de poing qui devient incontournable et qui attire bien au-delà de son lectorat traditionnel. « Un général, des généraux » fait partie de cette catégorie rare qui s’apparente à un OVNI, bien servie qui plus est par une couverture désopilante qui explose à l’œil.
En mai 1958, en pleine crise politique au cœur de la guerre d’Algérie, le général Salan investi des pleins pouvoirs civils et militaires prend le parti de l’Algérie Française. Entouré de généraux de sensibilités politiques très diverses, il se révolte et intrigue contre l’arrivée de Pierre Pflimlin à la tête du gouvernement de la IVe République. Ce dernier est, en effet, suspecté de vouloir discuter avec les Algériens indépendantistes du FLN. Le recours à un homme providentiel, Charles de Gaulle est, aux yeux de ces militaires, une solution pour tenter de garder l’Algérie Française. Ce moment de très forte tension va faire tomber la IVe République à bout de souffle et dont les gouvernements s’écroulent les uns après les autres au bout de quelques semaines. Le recours à Charles de Gaulle va induire un changement de République avec la mise en place d’un système présidentiel au pouvoir fort, par opposition au système parlementaire nécessitant des alliances de partis.
Sous la forme d’une tragicomédie
C’est sans doute la première fois que ce moment charnière de l’histoire de France est traité sous la forme d’une tragicomédie, ce qui le rend beaucoup plus facile d’accès. Passionné d’histoire, le scénariste Nicolas Juncker, qui s’est déjà fait remarquer par un passionnant « Seules à Berlin », réussit un véritable tour de force en rendant très vivant un sujet complexe et très polémique. Surtout, le dessinateur François Boucq, au sommet de son art, donne vie avec truculence, à ces généraux qui perdent la raison, ne savent plus où donner de la tête, à quel homme politique faire confiance.
Salan, Massu, Jouhaud… du côté des militaires. Pflimlin, Mollet, Soustelle, Delbecque, Moch… du côté des politiques. Tous sont caricaturés par Boucq de façon extraordinaire. On se croirait en plein vaudeville avec des portes qui claquent, des chausse-trapes, des coups foireux, des crises de nerfs, des retournements de veste incessants…
Bien évidemment, la truculence des dialogues n’est pas totalement garantie. Mais pour autant, le déroulé des événements est fidèle autant que faire se peut dans une période aussi troublée. Et le grand mérite de cet album est de démontrer de façon très vivante à quel point un système politique peut devenir fragile, face à une situation exceptionnelle.
Les origines de la Ve République
En cette période d’élection présidentielle, il n’est pas non plus inutile de bien comprendre les origines de la Ve République, née pour répondre à une situation de crise très grave. Qui plus est, le 18 mars prochain sera célébré le soixantième anniversaire des Accords d’Évian qui mirent fin à cette terrible guerre d’Algérie.
Enfin, le talent du dessinateur Boucq explose dans cet album atypique. L’expressivité de ses personnages, le rythme endiablé de son dessin, son art de la caricature… font merveille. On ressent qu’il s’est formidablement amusé avec ce travail. Grand prix de la ville d’Angoulême en 1998, auteur d’une immense œuvre graphique, protéiforme, très connu pour ses séries à succès comme « Face de Lune », « Bouncer » ou « Juanitor », il a aussi couvert de grands procès comme celui des auteurs de l’attentat contre Charlie Hebdo. Il est aujourd’hui l’un des auteurs majeurs de la BD française et ce n’est pas cet album qui va décevoir ses fans.
Publié par Marcel Quiviger le 12 février 2022 à 18h00
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Un général, des généraux, Charles de Gaulle et l'Algérie façon vaudeville
LA CASE BD - Le tandem François Boucq et Nicolas Juncker revisite le coup d'État militaire du 13 mai 1958 à Alger, en le transformant en une pièce de boulevard cocasse et dérisoire. Les deux compères décryptent la première et la dernière page de l'album.
Jamais auparavant, on avait eu l'idée de reconstituer sous l'angle de la comédie satyrique les événements historiques du 13 mai 1958, à Alger. L'album Un général, des généraux prouve qu'on avait tort.
Avec son trait fort, enlevé et courtelinesque, François Boucq s'empare de ces événements et les transforment en une tordante pièce de boulevard. C'est le scénariste Nicolas Juncker qui a fourni à l'auteur de La Femme du magicien l'occasion de relire avec autant d'humour que de sérieux, ce coup d'État militaire en pleine guerre d'Algérie, orchestré par «un quarteron de généraux en retraite» comme les qualifia plus tard le général de Gaulle.
«Cela faisait un petit moment que cette période m'intéressait, raconte Nicolas Juncker. En plongeant profondément dans la documentation relative à ces quelques jours qui voient le retour du général de Gaulle au pouvoir, ainsi que l'avènement de la Ve république, j'ai mieux compris l'intuition qui m'avait saisie. Après avoir lu une quinzaine d'ouvrages liés à la période, le côté comique de la situation m'a sauté aux yeux. La position des généraux, leurs décisions irréfléchies, les incessantes allées et venues entre Paris et Alger, tout cela possédait un côté très Pieds Nickelés.»
Un vaudeville historico-politique plein d'ironie et d'irrévérence
Juncker confesse également que son script a mis du temps à surgir sur la feuille de papier. «Le scénario a été compliqué à écrire, admet-il. Il y a eu au moins une cinquantaine de versions. Je l'ai élaboré patiemment pour qu'il soit fluide, drôle, intelligible, sans avoir des notes de bas de page interminables. C'est l'éditeur du Lombard qui a eu le coup de cœur pour mon travail. Il l'a transmis à François Boucq. Mais Boucq était surchargé. Je n'y ai pas vraiment cru, jusqu'au jour où une vingtaine de planches de BD me sont tombées sur le coin de l'ordinateur. C'était magnifique ! Boucq avait fait preuve d'une faconde et d'une truculence graphique formidables !»
Plein d'ironie et d'irrévérence, ce vaudeville historico-politique où les portes claquent autant que les répliques rappelle bien évidemment le Quai d'Orsay de Blain et Baudry. «Je me souviens que j'étais en train de terminer les couleurs de New York Cannibals lorsque j'ai reçu le scénario de Nicolas Juncker, raconte François Boucq. Je me préparais aussi à couvrir le procès Charlie Hebdo. C'était pendant le premier confinement, en avril 2020. J'ai tout de même commencé à lire et j'ai trouvé ça vraiment bien. Il y avait dans ce projet plein de choses passionnantes, un aspect pédagogique, mais aussi une galerie de portrait très tentante!»
« Les trognes des généraux m'ont beaucoup inspiré ! »
François Boucq
Et François Boucq de poursuivre : «Dans la BD, comme au cinéma, nous créons nos acteurs pour ensuite les mettre en scène. Les trognes des généraux m'ont beaucoup inspiré ! Le général Salan avait des faux airs de Louis de Funès toujours en colère, bombant le torse à tout moment. Massu est un personnage qui tient du lèche-botte. Dans Le Gendarme de Saint-Tropez, Massu serait une combinaison entre Christian Marin et Jean Lefebvre, un pleutre avec des moments de bravoure ! Bref, je me suis dit que j'allais faire un essai. Après vingt pages, j'étais accro. Alors j'ai décidé de relever le défi, et j'ai réalisé l'album en quatre mois de travail permanent...»
Lorsque François Boucq a lu le scénario d’Un général des généraux, il a immédiatement trouvé que quelque chose ne fonctionnait pas.
«François Boucq a émis une réserve concernant le scénario, raconte Nicolas Juncker. Il pensait qu'il fallait introduire l'histoire en mettant en scène le seul personnage emblématique connu de tous : le général de Gaulle ! J'ai donc dû réfléchir à une ouverture avec de Gaulle. Et je suis reparti du fait que de Gaulle, l'ermite de Colombey-les-Deux-Églises, s'ennuyait ferme en écrivant ses mémoires. J'ai donc imaginé cette première planche où un petit tailleur vient prendre ses mesures pour lui confectionner une sorte de robe de chambre d'intérieur. C'est ainsi qu'on découvre de Gaulle avec les bras en croix !»
François Boucq ne dit pas autre chose : «Dans le script de l'album, le personnage du général de Gaulle apparaît peu. C'est l'Arlésienne. C'est un peu l'ogre qu'on attend dans les contes pour enfants. Il fallait donc doser ses apparitions silencieuses, et les répartir savamment dans l'album, pour que le tempo de l'histoire possède sa propre rythmique. Une BD finalement, c'est comme une partition musicale : il y a des temps forts et des plages de calme.»
«L'image du général de Gaulle en légère plongée, de trois-quarts dos, les bras levés, s'est imposée à moi comme dans un rêve, précise Boucq. Je l'utilise donc deux fois, à l'entame du récit, au moment où il se fait confectionner sa robe de chambre à Colombey, et lors de la séquence finale, quand il apparaît en homme providentiel sur le balcon du gouvernement général, à Alger le 4 juin 1958, devant une foule massée sur la place du Forum. L'idée était que toute l'histoire puisse se nicher entre ses deux cases !»
Quand on fait remarquer au dessinateur du Bouncer que la posture singulière du général de Gaulle évoque celle du Christ rédempteur, statue de 38 mètres de haut, érigée au sommet du Corcovado, dominant la baie de Rio de Janeiro au Brésil, Boucq sourit!
«En effet, je n'y avais pas pensé, répond-il amusé. En même temps, de Gaulle n'était pas loin de se prendre pour le messie. Dans sa tête, son destin messianique était tout tracé. Entre la solitude de la première case, cette «traversée du désert» qu'a également connu le Christ, et cette case finale où il se présente seul devant la foule qui l'acclame en prononçant son fameux ''Je vous ai compris !'' avec sa voix chevrotante, on mesure la distance parcourue. D'autant que la couleur claire de son uniforme militaire évoque une aube christique !»
Quant à la célèbre petite phrase «Je vous ai compris», elle prête toujours à confusion 64 ans après les événements. «Nous avons fait du personnage du général de Gaulle une figure quasi-muette, conclut Nicolas Juncker. De Gaulle savait jouer avec le temps politique, et de la mise en scène. Avec ses phrases ampoulées, très XIXe siècle, il pouvait enfumer tout le monde. C'est ce qui se passe ici. Il trouve la formule idéale et satisfait simultanément des parties irréconciliables. Cette formule, quand il la prononce, tout le monde est médusé. Il dit Amen à tout et à son contraire ! C'est très fort.»
https://www.lefigaro.fr/bd/un-general-des-generaux-charles-de-gaulle-et-l-algerie-facon-vaudeville-20220212
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