Article paru dans La Voix du peuple, février 1962, p. 1 et 4
En ce début de l’année 1962, le monde entier est plus que jamais convaincu du caractère inéluctable de l’indépendance algérienne. Les soucis de tous les gouvernements, conscients de leurs responsabilités internationales, concernent bien plutôt les moyens et méthodes d’obtenir rapidement le rétablissement de la paix en Algérie, que l’issue finale du conflit. Car personne ne doute plus de la volonté des Algériens de vivre libres et de reprendre leur place au sein des nations souveraines. En France même, l’immense majorité du peuple appelle de tous ses vœux la paix et l’ouverture d’une nouvelle ère de coopération entre les deux rives de la Méditerranée.
Une seule voix discordante dans ce concert raisonnable et quasi-unanime : celle d’un groupe de fanatiques rétrogrades, de fascistes et d’assassins, qui se parent du titre de « patriotes » et se cachent sous le sigle OAS. Ces gens, qui en 1962 veulent imposer une politique coloniale digne des plus beaux temps de l’impérialisme du siècle dernier, qui tentent misérablement de faire reculer la roue de l’Histoire, qui prétendent contraindre tout un peuple à continuer de vivre sous le joug et cherchent même à obliger par la force leurs propres compatriotes à les suivre dans le gouffre, ces gens, où veulent-ils en venir en vérité ? On peut se demander en effet s’ils croient eux-mêmes à leur slogan « Algérie française », objet de mémorables symphonies de casseroles. Leurs chefs seraient-ils à ce point atteint d’infantilisme – ou de sénilisme – politique ?
Pour notre part, nous doutons fortement de leur bonne foi. La France, l’Occident et même la Chrétienté – nous voici revenus au temps des croisades ! – ne sont là que de beaux prétextes, qui dissimulent une réalité bien plus matérielle. Le vrai but des excitations au meurtre, des provocations en tous genres auxquelles se livre l’O.A.S. c’est – et nous avons déjà attiré l’attention de nos lecteurs à ce sujet – de semer la haine entre les communautés algériennes, d’anéantir à l’avance toute possibilité d’entente, de créer un fossé de sang infranchissable. Car, au fond, certains n’ont pas abandonné l’idée du partage et ils essaient ainsi de la justifier. Les gros colons, ceux de l’Oranie en particulier, y voient leur dernier espoir de pouvoir continuer à « faire suer le burnous » en toute tranquillité ; et c’est d’ailleurs pourquoi ils figurent en bonne place parmi les commanditaires de l’OAS qui n’est que leur sanglant instrument.
Ces messieurs, qui ne sont préoccupés que de leurs gros sous, ne sont pas difficiles quant aux méthodes. Ils ont choisi des hommes de main qui se mettent à cent pour assassiner un passant musulman attardé, ce qui est considéré comme un « acte patriotique » et une grande victoire. Des aventuriers haineux montent de toutes pièces des provocations dont ils s’empressent de fuir les conséquences. On ne peut même pas leur reconnaître le moindre courage personnel car, finalement, ils sont sûrs de l’impunité.
De hautes complicités protègent en effet les assassins. Puis, ils s’évadent avec une facilité stupéfiante ; toutes les mesures qui pourraient leur nuire leur sont connues d’avance ; ils ont des armes en abondance car il leur suffit de puiser dans les magasins de l’armée française. Le gouvernement français proclame quotidiennement qu’il va « prendre les mesures appropriées », mais son action se limite à ces proclamations. Comment expliquer, dans le cas contraire, que tout l’appareil policier et répressif de l’Etat français – qui s’exerce si volontiers contre les nationalistes algériens – soit si lamentablement impuissant contre la clique qui constitue l’OAS ? En vérité, si le gouvernement français voulait réellement agir, il n’aurait sans doute pas à chercher très loin les responsables qui se cachent bien près de lui.
Quoiqu’il en soit, le peuple algérien pour sa part est loin de craindre l’OAS. Mais il en a assez de ces « ratonnades » et autres agressions et est fermement décidé à en finir au plus tôt. Salan et compagnie ne trouveront pas de complices qui puissent les protéger de la juste colère des Algériens. Pendant sept longues années, notre peuple a tenu tête à toute une armée et il ne s’effraie pas aujourd’hui de la poignée de tueurs qui veulent lui en imposer. Car il ne s’agit là que d’un petit nombre, qu’il convient de ne pas confondre avec la communauté européenne toute entière où règne surtout la peur. Bien que certaines calomnies aient tenté d’accréditer l’idée contraire, le Mouvement National Algérien, défenseur du peuple, a pris sa place dans ce combat pour faire œuvre de justice. Il affirme clairement que les assassins n’échapperont pas à leur châtiment.
Toutefois, ceux qui ont le plus à perdre des activités de l’OAS sont avant tout les membres de la communauté européenne. Ne voient-ils donc pas que chaque meurtre amoindrit les chances qui leur sont réservées dans l’avenir ? Attendront-ils que tout soit perdu pour réagir et chasser de leur sein les brebis galeuses qui, par la menace, veulent leur faire endosser les pires infamies ? Comment pourraient-ils avoir foi en les affirmations hypocrites ou insensées des provocateurs ? L’Algérie « française » est morte et notre territoire national ne sera pas partagé. Ce sont là des évidences, des réalités que le peuple algérien saura faire respecter. Jouer sur un autre tableau, c’est jouer perdant !
Dans notre Algérie future, la communauté européenne à sa place ; le MNA l’a maintes fois affirmé. Mais cette place, il convient que les Européens d’Algérie la préservent eux-mêmes. Qu’ils ne souffrent donc pas qu’une clique de meurtriers et de gros colons – dont la retraite est d’ores et déjà assurée – hypothèquent si sombrement leur avenir ! Et c’est ce à quoi le Mouvement National Algérien les convie en les appelant à joindre leurs efforts aux siens et à ceux des Musulmans pour neutraliser et anéantir l’Organisation des Assassins de Salan.
Funeral at Pere Lachaise cemetery of 8 people killed during anti Algerian war demonstration at Charonne subway station on February 13, 1962 in Paris, France. (Photo by Keystone-France/Gamma-Keystone via Getty Images)
LES EVENEMENTS
Les manifestations des 8 et 13 février sont au centre des discussions. Elles peuvent paraître dépassées par les évènements. Mais en fait, elles débordent largement leur cadre particulier et permettent de saisir leur sens par rapport au mouvement ouvrier.
QUE SIGNIFIENT les « GRANDIOSES OBSEQUES » du 13 FEVRIER ?
Voici les positions exprimées par les camarades d’entreprise :
– Un métallo O.S.-Renault : » J’y suis allé, mais presque à regret. Cette marche funèbre n’apporte rien. Ça m’a vraiment fait mal au ventre de me retrouver derrière les Thorez et les Mendès-France. Et tous ceux qui étaient là les retrouvera-t-on demain pour une lutte ouvrière ? Comme m’a dit un ouvrier : « tu vois, ils pensent si la cantine sera ouverte ou fermée ». En fin de compte, c’est un encadrement encore plus grand des travailleurs. Il n’y a qu’à voir la déclaration au dernier Comité Central du P.C. sur la « nécessité de renforcer le survire d’ordre du parti ».
Ce même camarade avait développé son opinion dans Tribune Ouvrière Renault-janvier 62, à propos de la manifestation du 19 décembre :
« … les manifestations des mois de décembre et de janvier ont pour but de rassembler le plus de monde possible pour demander au gouvernement de prendre des mesures contre l’O.A.S., mais à la fin du compte, le véritable but est le soutien du gouvernement « contre le fascisme » . Aujourd’hui, le P.C. prétend que c’est le fascisme, et que celle-ci veut instaurer ce régime en France. Or le PC a toujours pactisé avec le fascisme QUAND CELA SERVAIT SES INTERETS : en 1930 en Allemagne, en 1939 par le pacte Molotov-Ribbentrop pour le partage de la Pologne, en 1954 par la lutte contre la C.E.D. avec Soustelle. Mais le plus grotesque est le façon qu’a le P.C. de baptiser n’importe quoi de fasciste. Des ouvriers sont en désaccord avec lui ? C’est des fascistes. Tito n’accepte pas la dictature de Staline ? C’est un fasciste. Le 28 MAI 1958, aux cris du « Fascisme ne passera pas » nous avons marché de la Nation à la République : il s’agissait alors de la prise du pouvoir par De Gaulle. Et aujourd’hui pour défendre ce même gouvernement gaulliste, on crie de plus belle : « Le fascisme ne passera pas ». Si la plupart des travailleurs se désintéressent actuellement de la lutte « anti-fasciste » c’est parce qu’ils n’y comprennent plus rien : c’est parce que l’anti-fascisme est une fumisterie.
« … Après tout cela, l’O.A.S. peut assassiner, plastiquer en toute liberté, car ils se savent impunis ; ils sont partie intégrante de ce qu’on appelle « le beau monde » et de l’armée française. Les gens de l’O.A.S.sont connus du pouvoir gaulliste. Ils collaborent ensemble au maintien en Algérie de la « civilisation française ». Non l’O.A.S. n’est pas le fascisme car la bourgeoisie française n’a pas besoin de fascisme actuellement, elle est capable de nous exploiter sans fascisme. »
– un employé, comptable en usine : « un vieux délégué ouvrier CGT (oppositionnel du PC) de ma boîte n’y est pas allé, n’a pas débrayé et m’a dit : « quand on voit au dos du tract appelant aux obsèques « en accord avec la Préfecture de Police » on comprend tout de suite le sens de la manifestation ». Cependant, la réalité est beaucoup plus complexe.
– le camarade de Bordeaux (Dassault) : « A Bordeaux, il y a eu un rassemblement important à le Bourse du Travail, qui répondait à une réaction assez spontanée contre la violence de la police. Mais l’exploitation tapageuse du P.C. a donné lieu à une véritable mise en scène (catafalques, portraits, discours des seules organisations communistes).
– un camarade de Jeumont (technicien) : « il ne faut pas chercher dans les manifestations « une pureté révolutionnaire ». On constatera toujours cette ambiguïté. Si nous participons, ce n’est pas pour marcher derrière quelqu’un, mais pour nous-mêmes en tant que travailleurs.
– lettre d’un camarade postier :
« Je pense que sur la situation, les communistes ont eu leurs morts, les socialistes leur manifestation : il faut bien prendre position pour un éventuel changement de gouvernement ; de son côté, le gouvernement et les futurs gouvernants ne sont pas mécontents de voir une telle foule participer à une telle mystification. Jusque là les travailleurs se trouvaient éparpillés dans la nature, ils réagissaient ou pouvaient réagir de façon anarchique, là grâce à ce mouvement, syndicats ou partis vont récupérer des éléments, les encadrer et, dans quelques mois, lorsque cela sera nécessaire, il sera plus facile de manier, de manœuvrer cette foule.
« Dans les PTT, nous avons fait grève de 24h le 13 février à l’appel des trois organisations syndicales. Dans le bureau, sur le plan général, il y a eu environ 20% de cadres qui ont débrayé et 80% pour les trieurs et préposés. Dans le service où je suis, sur une trentaine, douze sont restés ; il y a quatre auxiliaires de 18 ans qui sont là depuis le 16 décembre, et naturellement ils ont peur, à mon avis, ils ne peuvent compter (dans les chiffres administratifs, évidement ils comptent toujours pour diminuer le pourcentage des grévistes). Les autres, il y en a quatre qui sont nettement « Algérie Française », ils ne le disent pas, ils ne font pas de propagande, mais nous le savons par leurs réactions ; ce qui est curieux c’est que tous les quatre sont cotisants à la grande centrale CGT (il est vrai que le délégué de ce service CGT est un ancien para). Donc pour les quatre Algérie Française : l’un a cinquante ans, il revient d’Alger depuis deux ans, il a été postier là-bas 25 ans et cela compte sur sa mentalité ; un autre a 35 ans, c’est un ancien enfant de troupe, qui a fait l’Indochine ; le troisième a 39 ans, il a quitté l’armée en 1959, il a fait l’Allemagne en 1945, et tout le reste ensuite ; le quatrième a 25 ans, il n’a jamais caché ses opinions d’extrême droite, et c’est le plus sympathique. (Ce qu’il y a d’intéressant, c’est que pour le boulot ( injustice, rendement, chronométrage, etc…) les camarades, même ces huit qui n’ont pas fait grève, débrayent immédiatement, avec les autres, ce qui rend fous nos supérieurs). Il est clair que ce noyau a permis aux autres de rester, c’était une occasion unique. Je ne veux pas en tant que « chef » les influencer, le camarade de la CFTC les aurait certainement entraînés mais il a depuis huit jours une angine ; ce qui est curieux c’est que les gars de la CGT n’ont rien essayé, ils sont partis sans explication, sans discussion avec les autres (ils étaient évidemment mal placés puisque quatre de leurs moutons restaient au travail, il semble bien qu’ils ne voulaient pas insister, il n’y a pas de représentant CGT-FO dans mon coin. Ceux qui sont partis n’ont pas fait grève pour les victimes, mais simplement en disant : » il y a longtemps qu’ils nous emmerdent (gouvernement et administration) c’est une excellente occasion de leur montrer ». Un autre fait ridicule, la CGT a fait une collecte pour la couronne, limitée à 50 anciens francs par tête de pipe !!!
– Réflexions sur la situation française actuelle : (d’un camarade employé dans un service d’études et de documentation).
« Commençons par la manifestation du 8 février qui a fait 8 morts. Je n’y suis pas allé, car je ne lui voyais aucune utilité. Envoyer des militants disputer le pavé à la police ne me paraissait pas le bon moyen pour hâter la fin de la guerre d’Algérie, et pour décourager le terrorisme O.A.S. D’autant qua je sentais, pour avoir participé à la précédente manifestation, qu’un certain nombre de manifestants n’avaient pas digéré le « tabassage » de l’autre fois, et qu’il y aurait de la revanche dans l’air, c’est-à-dire de nombreuses chances pour que ça tourne mal. D’autre part, le mot d’ordre était parti du P.C. et l’on voyait bien que les intentions de ce parti, après une attitude si longtemps molle et équivoque, étaient essentiellement opportunistes : voler au secours de la paix, et en même temps donner satisfaction aux jeunes du parti qui voulaient faire quelque chose. Je pensais aussi que ce genre de manifestation, en mettant un peu plus de confusion dans la situation, ferait plutôt le jeu de l’O.A.S.
« En fait, les choses ont tourné encore plus mal que je ne le craignais, puisqu’il y a eu 8 morts dans un mouvement de panique et de sadisme policier épouvantable. Mais en même temps, ces 8 morts sont venus changer les données de la situation, et bouleverser les calculs savants et mesquins de ces manieurs d’hommes que sont les appareils du gouvernement, de l’O.A.S., des partis.
« Car ces 8 morts, en même temps qu’ils faisaient naître une vague d’indignation (dont les conversations dans les ateliers, les bureaux et devant les kiosques laissaient bien, le lendemain, présager l’ampleur), ont fait sentir à beaucoup que le moment était venu pour faire quelque chose. Bien plus, ils ont donné l’occasion de faire quelque chose. Et voilà, me semble-t-il, pourquoi il y avait tant de monde à ces obsèques et pourquoi j’y suis allé moi-même avec quelques employés de mon bureau qui n’avaient jamais participé à aucune manifestation de rue.
« Si nous n’avions été que quelques milliers alignés derrière les catafalques, derrière les bonzes de la gauche, ceints de leurs écharpes tricolores, derrière la D.S. de Maurice Thorez, notre présence n’aurait pas eu plus de sens que celle de quelques milliers de manifestants à Charonne le 8 février. Mais voilà, nous étions à peu près un demi-million. Et ça, c’est quelque chose qu’on ne voit pas tous les jours, et qui ne peut pas ne pas avoir un sens.
« Ce sens, bien sûr, n’est pas très clair, et c’est pourquoi les « spécialistes » s’interrogent tant depuis le 13 février.
« Interrogeons-nous à notre tour. Et voyons d’abord ce que cette manifestation n’était pas.
« Elle n’était pars une approbation pour le Parti Communiste. Certes plusieurs des victimes étaient membres du Parti, et Maurice Thorez était là. Mais les idées des participants, autant que j’ai pu m’en rendre compte en parlant autour de moi, étaient ailleurs. Pour beaucoup d’entre nous, Thorez est mort depuis longtemps et l’on se soucie fort peu de son fantôme.
« La manifestation ne marquait pas non plus, un renouveau d’engouement pour les partis de la gauche non communiste : la grande masse des participants les ignore, ou presque, et n’est pas près de se laisser embrigader dans l’un ou l’autre d’entre eux.
« La manifestation n’était pas une manifestation à caractère révolutionnaire. Ln masse des participants n’était animée d’aucune volonté de transformer radicalement la société, n’avait aucun objectif révolutionnaire. Et comment en serait-il autrement ? L’ambiance générale n’a jamais été aussi peu révolutionnaire : la situation économique est relativement satisfaisante, le chômage est très faible, la plupart des adultes commencent à vivre, après la grande épreuve des années 1939-45. Ils se débattent avec des problèmes personnels : comment organiser leur cadre matériel, leur vie de couple, leurs relations avec leurs enfants, leurs loisirs ; comment gagner l’argent qui conditionne tout le reste ? La plupart ne connaissent du socialisme que les caricatures qu’en ont données le national-socialisme d’Hitler, ou le national-communisme de Staline. Les quelques rares qui ont cru au socialisme sont pris par l’ambiance générale et doutent. Oui, mais il y a les jeunes. C’est vrai. Certains sont prêts à tout casser et n’hésitent pas à tout casser. Et après ? C’est de la révolte pure et simple, c’est-à-dire un ingrédient indispensable à la révolution, l’élément moteur par excellence de la révolution, mais qui, s’il ne s’intègre pas à un mouvement remuant le tréfonds de la société, ne peut déboucher sur rien.
« Et c’est bien ce que la situation actuelle a de déroutant. La guerre d’Algérie et le double terrorisme FLN-OAS ont crée un climat de violence qui est particulièrement propre à « émouvoir » la jeunesse mais qui me paraît insuffisant pour créer une vague de fond sociale analogue à celle qu’a connue Paris à l’époque de la Commune, Moscou-Léningrad en 1917, Berlin-Est en 1953, Budapest en 1956. Bien sûr on ne sait pas ce qu’il peut advenir si le situation continue à se détériorer, si la tension continue à monter. Pour le moment, il faut bien constater que le « climat » est très différent de celui qui a précédé les explosions que je viens d’évoquer.
« Ceci étant, la manifestation avait quand même un caractère positif.
« Elle était un désaveu des méthodes policières, de l’arbitraire gouvernemental, du terrorisme O.A.S., des querelles de partis.
« Elle était l’affirmative, vague mais profonde, de l’attachement du peuple français à un certain respect de l’homme et de ce qu’on appelle les principes fondamentaux.
« Elle était une sorte d’avertissement, qui semble avoir été assez bien entendu de divers côtés, à savoir que l’on ne peut pas éternellement et impunément, jouer avec les hommes comme avec des objets.
« Cela n’est peut-être pas considérable, quand on songe à ce que pourrait erre une société sans classe, et sans exploitation. Mais dans la période historique concrète que nous vivons, c’est déjà beaucoup, car c’est une sorte de coup d’arrêt à un néo-franquisme dont nous aurions eu autant de mal à nous remettre que nos camarades espagnols ont du mal à se remettre du franquisme lui-même.
Replacer les événements dans leur contexte (d’un camarade employé d’assurances)
L’exploitation politique de la fin de la guerre d’Algérie est évidente. Il n’est pas nécessaire de rappeler l’attitude des partis et notamment du PC au cours des sept années de guerre pour découvrir tout l’artifice des manifestations de dernière heure pour « imposer la paix » alors qu’elle est pratiquement faite.
Le PC ne voulait certainement pas les violences du 8 février. Quelle que soit l’origine de cette violence (réseaux O.A.S. de police, réponse des jeunes qui en ont assez de se faire matraquer), le PC tient des martyrs qu’il exploite politiquement et qui lui redonnent, vis-à-vis des jeunes notamment, une façade « révolutionnaire ». Les autres partis se sentent à leur tour « menacés politiquement », à la fois par de Gaulle (et sa paix) et par le PC (et ses martyrs) ; d’où l’attitude – purement électorale – de la SFIO, des radicaux, des syndicats.
La leçon, elle ne concerne pas les partis : ils sont ce que chacun peut savoir déjà d’eux. Elle concerne les opportunistes de la « révolution » et de la lutte « pour l’indépendance de l’Algérie », tous ceux qui cherchaient constamment dans la situation la base agitation, d’un dépassement des organisations dans les manifestations de masse : Comme s’il suffisait « d’amorcer la violence » pour déclencher une réaction en chaîne à l’échelle du pays tout entier.
C’est finalement au PC, parti le mieux structuré politiquement, que profite toute cette agitation purement politique qui n’a aucune correspondance sociale profonde.
Pourtant, il existe une agitation sociale, mais elle est bien trop localisée, bien trop diffuse pour sous-tendre un mouvement révolutionnaire ; elle est suffisante pourtant pour placer les partis et notamment le PC dans une situation délicate dans leurs rapports avec le pouvoir.
Dans les huit années de la guerre d’Algérie, il y a eu des poussées sociales, contre les conséquences de la guerre (mouvement des rappelés, des étudiants), pour des revendications de salaires (cheminots en 60, fonctionnaires en avril 61, cheminots et EDF en décembre 61) ; la grève de Decazeville, grève sur le tas de deux mois est significative d’un climat social.
Mais les organisations ont bloqué tous les mouvements revendicatifs : chacun peut voir qu’aujourd’hui tous les mouvements sociaux sont effacés derrière la « lutte contre l’OAS ». Ce courant (assez fort, mais dont nous ne prétendons nullement qu’il soit puissant), renforcé par le courant général d’hostilité à la guerre, a été transformé en un mouvement politique diffus canalisé vers les manifestations contre la guerre transformées à leur tour en manifestations contre l’OAS. C’est cette poussée des travailleurs, dispersée et divisée, mais aussi s’exprimant à la base des partis et des syndicats, qui a finalement forcé ceux-ci à organiser des manifestations de rue (manifestations politiques et non sociales comme la grève par exemple).
Le 27 Octobre 60, la CGT et le PC pouvaient refuser de s’associer à une manifestation et la dénoncer comme « provocation fasciste ».
En décembre 61 et Janvier 62, ils sont contraints de s’associer ou d’organiser de telles manifestations. Il faut considérer les difficultés qui peuvent en résulter pour le P.C. Car si ces manifestations prennent trop d’ampleur ou débordent les organisations, elles risquent de faire apparaître la contradiction fondamentale du P.C. : la soumission totale de son attitude sur le plan français intérieur, aux impératifs de la politique extérieure russe.
En ce sens, les manifestations du 19 décembre, ou du 8 février, risquaient peut-être de déborder « l’encadrement »(certains de nous en ont été témoins). Celle du 13 février, par son ampleur même peut amener à l’avenir une situation nouvelle : pour les travailleurs, la conscience d’une force agissante ; pour les partis qui exploitent cette « révolte », l’obligation de se montrer sous leur visage réel, car ils ne peuvent satisfaire les espoirs mis en eux. L’étroitesse de la marge de manœuvre du P.C. apparaît clairement dans le rapport Ansart au Comité Central du P.C. du 10/2/62 (Humanité du 12/2). Passons sur la politique du parti qui n’attaque que Papon et Frey et ne parle que « d’obliger le gouvernement à… » ou « imposer à… » c’est-à-dire en fin de compte confiance à De Gaulle.
Dans la lutte contre l’O.A.S. la logique même voudrait des groupes de protection qui se transformeraient éventuellement en groupes d’action puisque la carence du pouvoir est dénoncée constamment ; et l’efficacité de la lutte voudrait une organisation de ces groupes. Mais il s’agit avant tout et surtout d’une « grande activité politique des comités dans les masses »… « cette lutte est totalement étrangère à toute idée d’agissement de petits groupes »…
Autrement dit, il ne faut pas former de groupes d’action capables de se substituer au pouvoir, mais agir politiquement, par les voies légales.
A voir comment le rapport proscrit toute action commune des comités anti-fascistes, comment il dénonce toute fédération de ces comités, on comprend la hantise qui lui fait écrire propos des assises des comités de lycées et d’étudiants… » la prétention de régenter la lutte anti-fasciste et de la dévoyer vers des ornières aventuristes d’une ligue composée de quelques personnalités sans mandat… Les universitaires, les chercheurs, les étudiants, et lycéens n’ont nul besoin d’un état-major préfabriqué »…
On comprend d’autant mieux que des camarades des Voix Ouvrière ont été attaqués à la SAVIEM à St Ouen, par un commando du PC, alors qu’ils distribuaient un tract affirmait que « la lutte contre l’O.A.S. ne peut se mener qu’indépendamment de tout recours à l’appareil d’Etat bourgeois ».
Pour le PC, la légalité, la lutte politique légale seule compte : il ne faut de comités que politiques, il ne faut de directives que venant les partis. Tout ce qui risque d’avoir une autonomie propre, de sortir des jeux politiques traditionnels est à combattre, par la violence au besoin, ou à salir avec l’épithète de provocateurs ou de fascistes.
Le gouvernement garde à droite, le P.C. garde à gauche. Le statu-quo en France correspond au statu-quo mondial. Chacun espère que la fin de la guerre d’Algérie démobilisera les dangers, de l’O.A.S. pour le régime « républicain » d’une poussée sociale autonome pour partis et syndicats. En réalité la fin de la guerre lèvera beaucoup d’équivoques, et fera apparaître plus clairement les rapports réels du pouvoir et des « organisations ouvrières ».
A l’occasion du 60e anniversaire de la fin de la guerre d’Algérie, l’INA et ARTE proposent une série documentaire intitulée « En guerre(s) pour l’Algérie ». Un projet construit sur les témoignages inédits de celles et ceux qui ont vécu le conflit en France et en Algérie, témoignages que l’INA a recueilli pendant 2 ans. Cette série offre une multitude de regards sur un moment particulièrement sensible de notre histoire commune. Rencontre avec Anne Gènevaux, productrice à l’INA et architecte du projet.
Anne Gènevaux - Tout est parti d’une rencontre avec ARTE France. Nous évoquions avec eux notre capacité à recueillir des témoignages comme nous le faisons depuis 2016 auprès de 1000 témoins pour le projet «13 novembre 2015 ». Nous sommes conscients, depuis des années déjà, qu’il est nécessaire de collecter les mémoires qui ont forgé notre histoire. C’est cette conviction qui nous a amené à concevoir la série « Les grands entretiens » dans laquelle des hommes et des femmes qui ont marqué le XXe siècle retracent pour le grand public, leur parcours, leur travail, leurs idées, leurs expériences. Côté ARTE, ils étaient en pleine réflexion sur un documentaire à produire sur la guerre d’Algérie pour les commémorations de 2022, mais lequel ? Beaucoup de films ont déjà été faits mais bien souvent leur récit est centré sur un aspect spécifique de la guerre, un événement précis ou un groupe de populations en particulier. Il nous a donc semblé que la meilleure façon de raconter ce conflit majeur du XXe siècle était de la faire avec une diversité de voix, une diversité de mémoires, qui parfois, peuvent être opposées. Il y avait, de notre part et de celle d’ARTE France, la volonté de ne pas laisser disparaître les mémoires individuelles de celles et ceux qui ont vécu la guerre d’Algérie. Ils ont aujourd’hui entre 78 et 88 ans
INA - Pouvez-vous nous expliquer votre démarche pour réaliser les 66 entretiens dont 56 sont au cœur du récit de la série ?
A. G. - Il était indispensable de nous appuyer sur la compétence d’historiens ou d’historiennes. C’est à Raphaëlle Branche que nous avons naturellement pensé puisqu’elle est une spécialiste de la guerre en Algérie. Nous lui avons proposé non seulement de porter cette collecte inédite avec nous, mais aussi de devenir co-autrice de la série (avec le réalisateur Rafael Lewandowski). D’emblée, nous voulions que le panel de témoins soit le plus représentatif possible de la diversité des expériences de la guerre. Il a donc fallu commencer par établir la liste des différents « profils » directement impactés par le conflit : appelés du contingent, combattants de l’ALN, Français d’Algérie, militants du FLN, membres de l’OAS… Puis Raphaëlle Branche a lancé un appel auprès de ses consœurs et confrères, qui dans le cadre de leurs recherches avaient pu rencontrer, voire interviewer des témoins qui seraient peut-être prêts à témoigner. Avec Marks Edwards (chargé de programmes d’ARTE France à l’époque), nous avons également rencontré l’équipe de l’ONACVG (Office National des Anciens Combattants et Victimes de Guerre). Je savais que depuis 8 ans, ils menaient une campagne de témoignages oraux à travers toute la France. Et l’ONACVG nous a beaucoup aidés.
Chaque interlocuteur sollicité nous communiquait un petit résumé du parcours de chaque témoin potentiel. C’est ainsi que nous avons pu procéder à une première sélection pour nous assurer une diversité de récits. Après un premier contact avec chacun d’entre eux, Agathe Gilbergue, notre assistante-réalisateur, est allée à leur rencontre pour leur présenter le projet dans le détail et commencer à compléter avec eux un questionnaire mis au point par Raphaëlle Branche pour chaque catégorie de témoins. Ce questionnaire avait comme intérêt majeur de permettre aux futurs intervieweurs de faire connaissance avec le témoin qui leur serait confié.
Ce sont principalement à des historiens ou doctorants, connaisseurs de ce conflit, que nous avons choisi de confier les entretiens. Il fallait que les intervieweurs soient en capacité de réagir à des propos qui pourraient parfois être imprécis ou « déformés » par la mémoire. Nous les avons spécialement formés, sur 2 jours, à l’entretien filmé, exercice complètement nouveau pour eux toutes et tous. Raphaëlle Branche leur a exposé le cadre de la collecte et les difficultés liées à la fragilité du récit de mémoire. Rafael Lewandowski, le réalisateur, les a initiés au tournage en studio. Ce qui était intéressant avec cette équipe d’intervieweurs, c’est qu’aucun ou aucune n’avait vécu la guerre d’Algérie. Pour leurs propres travaux de recherches, ils avaient été amenés à réinterroger ce conflit. Et ce regard-là était très intéressant pour nous.
Puis en juin 2019, nous avons réussi à tourner 4 entretiens par jour. A Bry-sur-Marne dans les locaux de l'INA, les équipes de Francisco Camino avaient monté 2 studios en parallèle. Nous avons repris les tournages en juin 2020, peu de temps après le 1er confinement. Ça n’a pas été simple ! Mon obsession était de protéger les équipes et les témoins. Mais tout le monde a joué le jeu !
Les entretiens durent en moyenne 2h / 2h30. Il s’agissait pour nous, non pas de faire des entretiens « classiques » de documentaires, mais bien de recueillir des récits de vie. Certains témoins nous ont dit : « Il y a 20 ans je ne vous aurai pas raconté ça », ou « je n'essaye pas de convaincre, j'essaye juste de dire » ou encore « Il était temps que je raconte »… Trois témoins ont disparu aujourd’hui. Nous en avons tous été affectés.
INA - Par la suite, il y a eu des tournages en Algérie
A.G - En plein Covid ! Impossible que Raphaëlle et Rafael puissent se rendre sur place comme nous l’avions imaginé. Nous avons confié l’ensemble du travail à une production exécutive à Alger, Akham Films. Eux aussi ont fait un véritable travail d’enquête pour trouver des témoins sur place. Brahim Djaballah, notre assistant réalisateur, a sillonné l’Algérie pour aller à la rencontre des uns et des autres et tâcher de les convaincre. Nous avons trouvé des historiens et des journalistes sur place, que nous avons formés sur une journée, à distance. Lors de la première phase de tournage là-bas, il était impossible de se déplacer d’une région à l’autre à cause du Covid. Une grande partie des entretiens a pu être réalisée en studio à Alger. Pour la 2e phase de tournage, entre 2 périodes de restriction sanitaire, l’équipe d‘Akham films a pu aller directement filmer les gens chez eux, à travers toute l’Algérie. Pendant ces tournages, Raphaëlle, Rafael et moi suivions les entretiens en direct via WhatsApp, ce qui nous permettait parfois d’envoyer des questions en direct à l’intervieweur.
INA - Les témoins ont-ils parlé facilement ?
A.G - Le sujet est toujours sensible aujourd’hui. La concurrence mémorielle fait encore rage. Mais dans le cas de cette collecte, il est important de comprendre que ces gens qui ont tous des parcours et des expériences extrêmement différentes ont participé à cette démarche, en sachant qu’ils inscrivaient leur récit dans un récit choral ou certains points de vue pouvaient être complètement opposés au leur. Je crois que le fait que ce projet ait été porté par l’INA, institution publique, réputée pour son rôle de préservation du patrimoine, et ARTE, très regardé en Algérie et plutôt avec confiance, a beaucoup joué. Les témoins nous ont légué leur mémoire en quelque sorte.
INA - A titre personnel, que retenez-vous de ces entretiens ?
Nous avons tous de nombreux clichés sur cette guerre, souvent par manque de connaissances. Tous les miens ont été balayés. Tous les a priori que je pouvais avoir sont tombés. Lorsqu’on écoute le récit d’un vécu, qu’on l’écoute à l’aune du contexte dans lequel il se situe, celui d’une guerre, qui plus est d’une guerre coloniale, notre regard s’attache à la personne qui se livre. On n’est pas plongé en plein cours d’histoire, mais au cœur d’un récit personnel, du parcours d’un individu dont la vie a été bouleversée. Les choix que certains ont fait ou les événements qui se sont imposés à eux, on ne les observe plus de la même manière. Cette guerre a été violente et si on n’excuse pas la violence, on arrive en tout cas à la comprendre. Ici toutes les expériences sont différentes, parfois très opposées mais toutes et tous ont traversé ces mêmes années de violence extrême. Le choix du titre de la série, et de la collecte patrimoniale, « En guerre(s) pour l’Algérie », a été choisi à dessein. Chacun s’est battu POUR l’Algérie, pour son pays, pour SA vision de l’Algérie. Et cette guerre n’a pas été uniquement un conflit bilatéral. Il y a bien eu DES guerres dans ce qu’on appelle ici en France « La guerre d’Algérie » ou en Algérie « La guerre d’indépendance ». L’une de nos intentions de départ avec ARTE était de tenter de sortir de ce carcan de la concurrence mémorielle.
INA - Quelles archives avez-vous utilisées ?
A.G - Nous avons fait appel à plus de 60 fonds d’archives différents : des archives françaises et des archives étrangères, des fonds professionnels mais aussi beaucoup de fonds amateurs. Dans le fonds de l’INA, nous avons même déniché des films amateurs que des personnes privées avaient confiés à l’INA dans le cadre de l’opération « Mémoires partagées ». Tous ceux à qui nous l’avons demandé, nous ont autorisés à les utiliser. Nous avons essayé d’avoir accès aux archives algériennes mais aujourd’hui encore, j’attends des nouvelles… Les 66 témoins nous ont aussi prêtés leurs archives personnelles. Il y avait des choses incroyables ! Au total, plus de 200 heures d’archives (hors documents des témoins) ont été livrées au réalisateur et à l’équipe de montage. Sans compter les 198 heures d’entretiens. Avant même de démarrer le montage, il a fallu passer plus de 2 mois à derusher et à trier.
Propos recueillis par Benoit Dusanter et Caroline Ninkovic - Publié le 02.02.2022
Le conseiller de la Maison Blanche pour la sécurité nationale Jake Sullivan lors d'une conférence de presse, à Washington, le 11 février 2022. REUTERS/Leah Millis
Les Etats-Unis ont affirmé vendredi que la Russie pourrait envahir l'Ukraine avant la fin des Jeux olympiques de Pékin prévue le 20 février, ravivant plus que jamais le spectre d'une guerre en Europe dans une accélération dramatique des événements après une phase d'intense diplomatie.
"Nous continuons à voir des signes d'escalade russe, y compris l'arrivée de nouvelles forces à la frontière ukrainienne", a prévenu le conseiller de la Maison Blanche pour la sécurité nationale Jake Sullivan après une réunion virtuelle du président américain Joe Biden avec ses principaux homologues occidentaux.
"Une invasion pourrait intervenir à tout moment si Vladimir Poutine en donne l'ordre", a-t-il ajouté. "Elle pourrait commencer pendant les Jeux olympiques, malgré toutes les spéculations selon lesquelles elles n'interviendrait qu'après les Jeux", a-t-il martelé. Selon lui, une telle offensive est une "possibilité très, très réelle", mais le renseignement américain ne sait pas si le président russe "a pris une décision définitive" ou non.
Dans la foulée de ces annonces, Wall Street a accusé un fort repli, tandis que les cours du pétrole montaient en flèche.
Sanctions 'drastiques'
Le conseiller de Joe Biden a réaffirmé que les Occidentaux étaient "prêts à tous les scénarios", avec une riposte sans précédent en cas de guerre mais aussi une main tendue diplomatique pour continuer les négociations avec Moscou sur la sécurité en Europe. Quelque 3.000 soldats américains de plus vont être prêts en Pologne "dans les prochains jours", a par ailleurs annoncé un autre haut responsable américain.
Le président Biden pourrait ainsi s'entretenir prochainement au téléphone avec son homologue russe. Le chef de l'Etat français Emmanuel Macron va lui parler à Vladimir Poutine dès samedi midi, selon l'Elysée, avant une visite à Moscou du chancelier allemand Olaf Scholz en début de semaine prochaine.
Les dirigeants occidentaux se sont entretenus vendredi après-midi alors que s'enlisent les efforts diplomatiques européens pour tenter d'éviter que la crise russo-occidentale autour de ce pays ne dégénère en guerre.
"Les alliés sont déterminés à prendre ensemble des sanctions rapides et drastiques contre la Russie en cas de nouvelles violations de l'intégrité territoriale et de la souveraineté de l'Ukraine", a tweeté le porte-parole du chancelier allemand, à l'issue de cette réunion. "Tous les efforts diplomatiques visent à persuader Moscou d'aller vers une désescalade. Le but est d'empêcher une guerre en Europe".
La téléconférence a réuni Joe Biden, Emmanuel Macron et Olaf Scholz, le secrétaire général de l'Otan, Jens Stoltenberg, la présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen, et le président du Conseil européen, Charles Michel, ainsi que le Premier ministre britannique, Boris Johnson, le président polonais, Andrzej Duda, ou encore le président du Conseil italien Mario Draghi et le Premier ministre canadien, Justin Trudeau.
'Bombardements aériens'
Ursula von der Leyen a réaffirmé que "toutes les options étaient sur la table et que les sanctions concerneraient les secteurs financier et énergétique, ainsi que les exportations de produits de haute technologie", ont précisé ses services. Le Premier ministre britannique Boris Johnson a lui déclaré à ses alliés "craindre pour la sécurité de l'Europe".
La Maison Blanche a loué l'unité "remarquable" des Occidentaux face à ce qu'ils considèrent être le moment le plus dangereux pour l'Europe depuis la fin de la Guerre froide il y a trente ans. Les Américains, qui ont partagé avec leurs alliés les analyses de leurs services de renseignement, ont esquissé un scénario dramatique en cas d'offensive russe. Celle-ci "commencerait probablement par des bombardements aériens et des tirs de missiles qui pourraient évidemment tuer des civils", a dit Jake Sullivan devant la presse. Elle pourrait aussi inclure "un assaut rapide" contre Kiev.
Le conseiller a appelé les Américains se trouvant en Ukraine à quitter le pays "d'ici 24 à 48 heures", relayant l'avertissement très direct lancé la veille par Joe Biden, qui avait prévenu que "les choses pourraient très vite s'emballer".
Le président américain avait toutefois répété qu'il n'enverrait pas de soldats sur le terrain en Ukraine, même pour évacuer des Américains dans l'hypothèse d'une invasion russe, car cela pourrait déclencher "une guerre mondiale".
Plusieurs séries de pourparlers ces derniers jours n'ont pas permis de progresser pour résoudre la crise, née du déploiement ces derniers mois aux frontières de l'Ukraine de plus de 100.000 militaires russes avec des armes lourdes.
Discussions sans résultat
Vendredi, le Kremlin a relevé que des discussions réunissant la veille à Berlin des représentants de la Russie, de l'Ukraine, de l'Allemagne et de la France -- dans un format surnommé "Normandie" -- n'avaient produit "aucun résultat".
Ces discussions portent sur le conflit dans l'est de l'Ukraine qui oppose depuis 2014 des séparatistes appuyés par la Russie à l'armée ukrainienne, et a fait plus de 14.000 morts. Elles ont duré près de dix heures et ont été "difficiles", selon des sources proches des négociateurs français et allemands.
Moscou, qui a déjà annexé la Crimée en 2014, dément toute velléité agressive envers l'Ukraine, mais conditionne toute désescalade à une série d'exigences, notamment l'assurance que Kiev n'intégrera jamais l'Otan. Inacceptable, jugent les Occidentaux.
En parallèle de ce constat, la Russie a annoncé de nouvelles manoeuvres militaires à la frontière ukrainienne. Alors qu'elle mène déjà depuis jeudi des exercices d'envergure au Bélarus, également voisin de l'Ukraine, Moscou a annoncé vendredi d'autres entraînements aux "missions de combat" dans la région frontalière russe de Rostov, avec des centaines de soldats et des chars.
Par ailleurs, la marine russe conduit des manoeuvres en mer Noire dont l'Ukraine est aussi riveraine.
AFP / le 11 février 2022 à 20h51, mis à jour à 22h15
Le 4 janvier 1960, Albert Camus mourait à l’âge de 46 ans. Pour Ronald Srigley, c’est un penseur capital qui a eu très tôt l’intuition de la face sombre de la modernité.
Ronald Srigley est professeur de religion et de philosophie politique classique à l’Université laurentienne, au Canada. Il a traduit en anglais le mémoire du diplôme d’études supérieures de Camus, « Métaphysique chrétienne et néoplatonisme » (University of Missouri Press, 2008) et publié un essai très remarqué, « Albert Camus’ critique of Modernity » (UM Press, 2011). Il est à l’origine d’un furieux débat toujours en cours, sur l’état, qu’il juge inquiétant, du système universitaire en Amérique du Nord. Entretien.
L’OBS. Vous montrez dans votre livre que l’œuvre de Camus, des écrits de jeunesse jusqu’au « Premier Homme » , a suivi une trajectoire très particulière, révélatrice de l’ampleur et de l’ambition de son entreprise. Qu’est-ce que cette évolution a de spécial ?
Ronald Srigley. En étudiant de près cette œuvre qui m’inspire une immense admiration, j’ai été frappé par une bizarrerie. Les premiers textes de Camus rendent compte d’intuitions lumineuses sur la nature destructrice de la modernité et le besoin d’un retour à la sagesse des Anciens. Puis, avec les grandes œuvres «cycliques» que tout le monde connaît, il traverse une phase paradoxalement plus confuse et contradictoire. Avant de renouer, dans ses derniers ouvrages, avec la clarté et la prescience de ses débuts.
Pourquoi, ayant démasqué très tôt la face sombre de la modernité, ayant rejeté les déclinaisons qu’en proposait l’époque – l’absurde selon Sartre, la révolution totale prônée par la gauche extrême –, pourquoi s’est-il lancé dans l’élaboration de sa grande œuvre de démystification de la modernité, en s’appuyant sur ces mêmes interprétations – l’absurde, la révolte – dont il savait déjà qu’elles étaient défaillantes ?
Était-ce dans un esprit pédagogique ? Déblayer le fatras dominant pour passer aux bonnes questions ?
Il y avait sûrement un souci de pédagogie. Mais pas seulement. Comme il l’écrit dans un essai tardif (« Retour à Tipasa », 1954), il a lui aussi été un de ces êtres « infirmes, complices et bruyants », qui « criait parmi les pierres » et les tombes. Dans une préface, il écrit : « Si j’ai beaucoup marché, je n’ai pas tellement progressé. Souvent, croyant avancer, je reculais. » Sa pensée s’est troublée au contact des drames de son époque. Par exemple, en tant que résistant, il doit admettre le recours à la violence. Dans « Lettres à un ami allemand », il explique que la France a été contrainte d’user de la violence pour pouvoir vaincre la violence plus grande de l’Allemagne – mais sans sombrer dans le même abîme : « Nous vous détruirons, dit-il à cet ami imaginaire, mais, contrairement à vous, nous ne chercherons pas à détruire votre âme. »
À la Libération, Camus est favorable à l’exécution des collaborateurs, mais devant les excès de l’épuration, il fait volte-face et reconnaît publiquement que c’est son adversaire François Mauriac, apôtre du pardon, qui a raison. On voit que les expériences de la vie, après l’avoir fait vaciller, l’amènent finalement à retrouver la clarté de ses principes initiaux. Au fond, il n’a jamais cessé de se coltiner le problème capital qu’il traite dans « les Justes », dans « l’Homme révolté » : que celui qui emprunte les méthodes d’un ennemi haïssable pour lui résister finit par devenir tout aussi haïssable. Ses intuitions originelles étaient si justes que ses expériences ultérieures n’ont pu que les confirmer.
Ronald Srigley, professeur de religion et de philosophie politique à l'Université laurentienne, Canada.
Pensez-vous que sa critique de la modernité est liée au fait qu’il trouvait la pensée grecque plus belle, plus enrichissante?
Je le crois. Mais cela aurait pu être les Sumériens, l’Inde antique, les philosophes chinois ou bouddhistes… S’il se tourne vers les Grecs, c’est simplement parce qu’il est né dans cette filiation, qu’ils sont notre héritage. Cette tradition avait ses violences, ses stupidités, ses excès. Mais ce qui la rend précieuse aux yeux de Camus, c’est qu’elle est indemne de la folie apocalyptique qui a donné sa pleine mesure avec les totalitarismes du XXe siècle, et qui prend sa source dans le christianisme. Camus reconnaît que l’Église s’est efforcée d’atténuer les excès de ces aspirations apocalyptiques.
Dans « la Cité de Dieu », saint Augustin cherche à décourager leur transposition dans la sphère politique. Elles ont pourtant réussi à se transmettre au fil des siècles et ont fini par se glisser au cœur de la pensée politique moderne. Ce sont elles qui ont rendu l’action politique plus utopique, moins pragmatique, et surtout beaucoup plus virulente qu’il n’était nécessaire. Camus admet que la violence est inévitable dans le champ politique, bien qu’il faille tout faire pour la réduire. Mais les aspirations apocalyptiques choisissent au contraire de la faire flamber en lui fournissant un fondement philosophique.
Comment expliquez-vous alors la trajectoire en boucle de l’œuvre de Camus ?
On peut la comprendre grâce à la belle métaphore qu’il utilise, celle d’Ulysse descendant aux Enfers pour que l’âme du devin Tirésias lui enseigne comment rentrer à Ithaque. Camus plonge dans ce magma qu’il voit comme maléfique, il décide de descendre tout au fond pour en comprendre le fonctionnement, en délimiter le périmètre, avec l’intention de s’en servir pour sortir de notre enfer existentiel et trouver finalement un lieu où il puisse se sentir chez lui.
Camus a été perçu aux Etats-Unis comme un « quasi-chrétien ». Or, dites-vous, il tenait le christianisme pour la source des désastres de la modernité.
L’erreur sur le christianisme supposé de Camus vient de ses écrits les plus anciens, et spécialement son mémoire de diplôme d’études supérieures (1936) sur les Pères de l’Église et le néoplatonisme. Il y présente en effet le christianisme comme l’alternative aux dérives de la modernité. Comparé aux ravages de la pensée apocalyptique du monde moderne, le christianisme, affirme-t-il, a au moins maintenu un principe moral qui mettait une borne à ces aspirations destructrices. C’est notre seul espoir, dit-il, car les Grecs sont trop éloignés dans le temps, trop différents de ce que nous sommes devenus.
Il finit pourtant par comprendre que retourner au christianisme revient à contracter la maladie à son stade précoce. Ce n’est qu’un palliatif incapable de résoudre le problème. Il faut rompre avec l’esprit apocalyptique. Il faut un nouveau départ. Il écrit dans « le Premier Homme » : « Nous sommes tous le premier homme. » Et c’est dans ce livre qu’il accomplit la rupture capitale (après l’avoir planifiée dans « la Chute »). La question qui se pose alors est : que faire de son propre mysticisme, ce qu’il appelle son « sens du sacré » ? Ces expériences et ce langage ont été tellement marqués par l’Église qu’il est très difficile d’en parler sans utiliser le vocabulaire chrétien… Ce qui explique pourquoi certains chrétiens ont cru voir en lui « presque un des leurs ».
Mais il suffit de lire « Noces » pour voir qu’il avait une vive conscience du mystère et de la sacralité du monde. Il a d’abord exprimé ce sentiment en termes de transcendance et d’immanence, avant d’abandonner cette dualité issue d’une tradition qu’il rejette, et qui ne permet pas de rendre compte de son expérience. Celle qu’il connaît par exemple quand, marchant parmi les absinthes et caressant les ruines de Tipasa, il comprend que le mystère de l’existence est ici, non ailleurs. Quelle est cette expérience ? Difficile de la qualifier, mais elle me semble proche de ce que décrit l’essayiste britannique Malcolm Muggeridge, qui a beaucoup écrit sur les questions religieuses et morales : « Le monde entier dans un grain de sable, et l’univers aussi ; si je comprends un seul grain de sable, je comprends l’univers. »
Le site archéologique de Tipasa, en Algérie.
Une sorte de panthéisme, d’immanence ?
Peut-être. Je préfère dire que Camus voit le monde moderne, les chrétiens y compris, comme profondément irréligieux, au sens ancien du mot « religieux » : la reconnaissance que l’esprit de tout ce qui existe est apparent dans chaque chose. En tant qu’artiste, qu’écrivain, Camus ne cesse de nous pousser à regarder, à voir, à ressentir ce qui est autour de nous, avec la conviction que cette perception est une expérience profondément ordonnatrice.
C’est une de ses exigences capitales: être présent au monde, le regarder, être interpellé par lui, lui répondre. Dans sa préface à « l’Envers et l’Endroit », il définit ainsi le jeune homme qu’il fut : « Changer la vie, oui, mais non le monde, dont je faisais ma divinité. » C’est sa réponse à Marx qui critique les philosophes occupés à « interpréter diversement le monde, alors qu’il s’agit maintenant de le changer ». Rien n’est moins camusien.
Dans « Retour à Tipasa », Camus écrit : « Oui, il y a la beauté et il y a les humiliés. Quelles que soient les difficultés de l’entreprise, je voudrais n’être jamais infidèle ni à l’une ni aux autres. » Ce thème de la sacralité et de la beauté du monde – malgré l’injustice – est en fait une argumentation contre la pensée apocalyptique, toujours à la recherche d’un nouvel endroit où tout serait parfait, contre la pensée chrétienne, toujours en quête du ciel ou du paradis perdu.
Dès ses premiers essais, Camus affirme que ce monde est parfait, si plein de sons, d’images, d’odeurs et de beauté qu’un arrangement plus parfait ne peut être imaginé. En revanche, les humains peuvent le transformer en cauchemar. Ils peuvent prétendre corriger ce mal par un système encore plus pernicieux, le totalitarisme. Même alors, je suis persuadé que Camus continuerait à trouver le monde où le totalitarisme est possible préférable à n’importe quel paradis imaginaire.
Parce que toute chose réelle est pour lui préférable à toute chose imaginée ?
Non. Camus dirait au contraire que les créations humaines peuvent être belles, qu’il existe une infinité de façons de répondre au réel. Mais il pense que rien ne vaut la conversation avec le monde. Ce qui l’inquiète, c’est que le monde, c’est-à-dire tout ce qui n’est pas notre œuvre, se trouve aujourd’hui en voie d’extinction. Il dit qu’il y a une folie en nous, un sens de soi exagéré, une sorte de narcissisme collectif, qui nous pousse à nous voir partout. Où que nous nous tournions, nous ne trouvons rien qui n’ait été déjà contaminé par notre contact. Nous vivons dans un monde où il n’y a plus rien d’intangible ni d’intouché.
Quand on perd le lien avec la réalité, avec la nature, les animaux, les autres êtres humains, dit Camus, une sorte de folie nous tombe dessus. Or nous y sommes. Voyez comme nous passons à côté du monde sans le voir. Nous ne photographions plus les paysages, nous faisons des selfies pour être vus dans ce paysage. Le lieu, notre relation à ce lieu, ne comptent plus. Cette rencontre, que Camus chérissait, avec les choses authentiquement « autres » n’existe presque plus. Nous ne rencontrons plus que nous-mêmes. En langage scientifique, on appelle cela l’ère anthropocène. Un des nouveaux noms que revêt aujourd’hui le cauchemar de la modernité.
Selfies au musée d'Orsay, à Paris.
En quoi le retour à la Grèce peut-il constituer une réponse à ce problème ?
Camus écrit dans « l’Exil d’Hélène » que, pour les Grecs, il existe des « limites éternelles » qui portent des noms mythiques – comme Némésis, déesse de la modération. Nous ne les connaissons pas vraiment, ni ne savons comment elles fonctionnent. Elles ne sont pas d’ordre moral, n’ont pas pour objectif le contrôle. Elles sont juste là, des limites intrinsèques aux choses. Et tout le monde sait que si on les dépasse, on devra en payer le prix. Les Furies s’abattront sur le coupable et le détruiront.
Camus remarque que l’histoire contemporaine ne contredit pas ces croyances. Chaque fois que l’on est allé trop loin, on s’est détruit soi-même. Les vertus des Anciens – sagesse, courage, modération, justice – sont plus que de simples normes sociales, ce sont des connaissances obtenues par une longue interaction avec ce monde habité de forces inconnues et incontrôlées. Ces idées sont évidemment pleines d’enseignement pour notre époque des extrêmes, lancée dans une poursuite sans fin ni bornes, insensée, vers le toujours plus.
Dans « l’Homme révolté », Camus avait repéré que les problèmes de la société moderne découlaient en partie de son addiction à la production et à l’expansion continue des biens matériels. Cette tendance est à son maximum en Amérique du Nord, où il n’existe pas de mémoire historique manifeste, pas de contraintes héritées du passé, et où toute considération a été abandonnée au profit du bien-être matériel, de la recherche permanente d’efficacité, de la course à la production.
Concrètement, comment cela se voit ?
Nos vies sont plus mécanisées, la prise de contrôle de la technologie sur l’humain est plus manifeste en Amérique du Nord que partout ailleurs. Exemple : une publicité pour un réfrigérateur « intelligent », qui vous dit quand il faut acheter du lait, s’achève par ce slogan : « Ce n’est pas juste un frigo, c’est un compagnon. » Autre exemple : le fait que de plus en plus de gens rentrent leurs préférences dans des algorithmes qui vont décider pour eux quelle émission ils vont regarder, quel voyage ils vont faire, ce qu’ils vont acheter, etc.
Jaron Lanier, figure de la Silicon Valley et pionnier de la réalité virtuelle, explique que si les machines et l’intelligence artificielle nous semblent « intelligentes », ce n’est pas parce qu’elles seraient devenues plus humaines, mais parce que nous sommes de plus en plus semblables aux machines. Je suis professeur d’université, et dans mon expérience les téléphones et les ordinateurs portables ont détruit la classe. Les étudiants ont beau être en cours, ils sont absents. Plus personne n’est réellement présent.
Notre relation au monde réel (y compris les autres humains) est en danger. Or c’est de là que nous recevons notre savoir et notre compréhension. Les jeunes sont sur des machines douze heures par jour, et on constate déjà qu’ils n’aiment plus trop dialoguer. L’art de la conversation, l’effort pour forger l’empathie, pour saisir ce que les autres ressentent, pour réfléchir à la meilleure façon de leur répondre, toute cette intelligence émotionnelle est gravement menacée.
Ce n’est pas exactement le même « enfer moderne » que Camus a dénoncé.
La modernité est une cible mouvante. Camus n’a pas connu les développements actuels, mais il a eu très tôt l’intuition de la barbarie de la civilisation mécanique. Souvenez-vous de sa réaction à Hiroshima. Alors que tout le monde se réjouissait, il a écrit : « La civilisation mécanique vient de parvenir à son dernier degré de sauvagerie. » Or en avril 2017, l’armée américaine a lâché la « mère de toutes les bombes »sur l’Afghanistan, annihilant toute vie sur des kilomètres à la ronde, et on n’a pas entendu l’ombre d’une critique. Nous sommes tombés vraiment très bas.
Les idéaux ne se sont pas relevés de l’assaut qu’ils ont subi lors de la période matérialiste du XXe siècle, qui les a dénigrés comme illusoires, faux, pernicieux, et qui les a finalement rejetés. Mais l’abandon de ces aspirations mène notre monde à un appauvrissement dramatique. Et c’est pourquoi nous avons plus que jamais besoin d’idéalistes comme Camus, qui mettent la barre très haut, et qui brandissent à notre visage une image plus exigeante et plus belle de nous-mêmes, nous appelant sans cesse à être dignes d’elle.
Propos recueillis par Ursula Gauthier.
Paru dans « LES HORS-SÉRIE DE L’OBS » : « Camus l’éternel révolté ».
Trente ans après les terribles épurations ethniques menées par les Serbes, le légendaire Pont ottoman sur la Drina reste la scène des guerres de la mémoire en Bosnie. Sur fond de rivalité des grandes puissances, le conflit se poursuit dans les têtes, menaçant de s’enflammer de nouveau.
En Bosnie orientale, à Visegrad, chaque année au mois de juin, des centaines de Bosniaques musulmans se penchent par-dessus le parapet du célèbre pont ottoman de pierres ocre, vers les eaux émeraude de la majestueuse Drina. Yeux embués, gorge serrée, silencieux, ils jettent dans les flots impétueux des roses, rouges comme le sang. Trois mille roses pour trois mille vies,sauvagement saccagées il y a trente ans. Le pont sur la Drina, immortalisé par le célébrissime « roman historique » d’Ivo Andric paru en 1945 – l’unique prix Nobel yougoslave de littérature –, n’en finit pas de ruisseler de légendes et de larmes.
Merveille de l’architecture ottomane, enjambant gracieusement les eaux vertes de ses onze arches blanches, reliant l’Orient à l’Occident, le Vieux Pont est depuis des siècles le témoin muet des amours et des haines, de toutes les joies et de tous les massacres. En 1992-1993, il fut une fois de plus le théâtre d’effroyables tueries, perpétrées par des forces serbes. Elles avaient déclenché la terrible guerre de Bosnie, considérée comme une« revanche historique » sur les « Musulmans » − comme on appelait les Bosniaques sous le régime yougoslave.C’est pour commémorer les crimes contre l’humanité commis ici, il y a trois décennies, contre leurs proches par des nationalistes serbes que les Bosniaques lancent chaque année des fleurs aux âmes des disparus.
Une des pires campagnes de « purification ethnique »
Hommes, femmes, enfants, vieillards ont été torturés, exécutés, violés, brûlés vifs par milliers… Personne ne se souvient exactement comment a commencé ce qui fut l’une des pires campagnes de « purification ethnique » contre les Musulmans. De l’avis général, « le Pont sur la Drina » d’Ivo Andric aurait peut-être mis le feu aux poudres à Visegrad, voire à la Bosnie tout entière. Pour les Serbes, c’est « un fou, un illettré, un ignare » qui, en s’en prenant à Ivo Andric, a allumé l’incendie.
« C’est moi le crétin, le terroriste musulman numéro un », s’amuse à Sarajevo Murat Sabanovic, homme jovial et toujours robuste de 68 ans. Murat n’était qu’un écolier quand Ivo Andric, tout juste couronné du Nobel en 1961, était venu à Visegrad, la ville de son enfance. L’écrivain avait fait un discours devant sa classe sur « l’amitié socialiste entre les peuples », entre Slaves du Sud, Serbes, Croates ou Musulmans. Andric le Croate croyait à la fraternité yougoslave, Murat le jeune musulman aussi. Mais quand, dans les années 1990, le socialisme s’est effondré, les nationalismes se sont embrasés, attisés par une nomenklatura communiste qui, pour survivre, n’a pas hésité à manipuler un chauvinisme explosif.
Murat ne supporte pas cette nouvelle arrogance « grand-serbe ». Il est chez lui à Visegrad, terre de ses ancêtres. Comme beaucoup de ses compatriotes, souvent laïques voire athées, volontiers buveurs d’alcool, il est plus musulman de culture que de religion. C’est son identité. Citoyen yougoslave et Musulman – l’une des nationalités constitutives du pays –, il adhère au Parti d’Action démocratique (SDA), le nouveau parti des Musulmans de Bosnie où certains jouent aussi avec le feu nationaliste et finiront par s’y brûler.
Murat Sabanovic, en décembre 2021. (DAMIR SAGOLJ POUR « L’OBS »)
En juillet 1991, la guerre a déjà éclaté en Croatie, les tensions montent en Bosnie. Près du pont construit par le grand vizir ottoman Mehmed Pacha Sokolovic, devant le mémorial à Ivo Andric, les Tchetniks, ultranationalistes serbes aux barbes épaisses, bonnets poilus et drapeau noir à tête de mort, n’en finissent pas d’entonner une version « actualisée » de la fameuse « Marche sur la Drina » de la guerre de 1914-1918 : « Il y aura à nouveau l’enfer et la sanglante Drina, voici les Tchetniks des montagnes serbes. » Murat perd son sang-froid : « J’ai foncé chez moi. J’ai pris une masse, je suis revenu près du Vieux Pont et j’ai cassé le monument d’Ivo Andric. » Il jette les éclats de marbre blanc dans la rivière.
« Je ne supportais plus que ces Tchetnikset leurs popes se réunissent devant cette sculpture pour tenir des discours à la gloire d’une “Grande Serbie” ethniquement pure, nettoyée des Musulmans », explique Murat. Cet électricien de profession n’est pas un illettré. Le célèbre « terroriste ignare » de Bosnie a lu Andric : « Je n’ai rien contre lui. Mais son roman était brandi par les Serbes comme une bible nationaliste pour justifier une revanche contre nous. Ils confondent la fiction et l’histoire. »
Au moment où Murat Sabanovic profane le monument du prix Nobel, « Vox », journal satirique de Sarajevo, publie en première page une caricature : Ivo Andric empalé sur un stylo. Une allusion aux insoutenables premières pages du « Pont sur la Drina ». Contant près de quatre siècles d’histoire de Visegrad, narrant la construction du pont du grand vizir, Ivo Andric décrit minutieusement l’empalement par les Ottomans, au milieu du Vieux Pont, de Radisav, un saboteur serbe. L’atroce scène, où l’on entend « les craquements et craquements » du corps où s’enfonce le pieu, est purement imaginaire.
Qu’importe : les ultranationalistes, s’emparant de cette fiction, de la caricature de « Vox » et du geste sacrilège de Murat Sabanovic, s’enflamment : il faut venger Radisav et Ivo Andric ! Ce sont de nouveau les Serbes et la Serbie qu’on empale ! Les nationalistes serbes s’arment. Ils peignent en lettres rouges sur les murs les « 4 S » : « Samo Sloga Srbina Spasava » (« Seule l’union sauve les Serbes »). Bientôt, sur le Vieux Pont, symboliquement, à l’endroit même où Radisav a été supplicié, on se venge des « Turcs » en massacrant des Bosniaques. Ce n’est plus de la caricature, ce n’est plus de la littérature, c’est la guerre.
Le « bourreau de Visegrad »
Chef des Aigles blancs, la milice serbe qui a mis Visegrad à feu et à sang au début de la guerre de Bosnie, Milan Lukic croit que tout ce qu’a écrit Andric est véridique – les atroces sévices des Ottomans contre les Serbes, comme l’empalement sur le Vieux Pont. Milan Lukic paraît oublier que l’écrivain catholique d’origine croate était imprégné de stéréotypes négatifs envers les Musulmans. Comme beaucoup de Serbes orthodoxes, Milan Lukic considère que ces Slaves du Sud, convertis à l’islam sous les Ottomans, ne sont que des « traîtres ». Et l’on sait quel sort réserver aux vendus… « Lukic était d’une intelligence en dessous de la moyenne », raconte l’un de ses camarades d’école.
A la Haye, devant le Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie – où il a fini par comparaître en 2008pour « extermination d’un nombre important de civils, dont des femmes, des enfants et des personnes âgées » –, Milan Lukic brandit le livre du prix Nobel en guise de justification à la guerre, à la « revanche » des Serbes, aux massacres des Musulmans par ses miliciens – aussi surnommés « les Vengeurs ». Le « Pont sur la Drina » pour livre de chevet, le « bourreau de Visegrad » purge dans une prison estonienne une peine de perpétuité pour crimes contre l’Humanité. Dès 1967, le professeur de philosophie Muhamed Filipovic, l’un des fondateurs en 1990 du SDA, avait mis en garde : Andric est l’auteur « d’une littérature qui a divisé la Bosnie plus que les armées qui l’ont traversée ».
Murat Sabanovic se dit prêt à être jugé lui aussi. Mais seulement par la justice internationale. Il compte de nombreux exploits à son actif. A Visegrad, son frère Avdija était le « politique », le numéro deux d’un SDA qui a mené la Bosnie à l’indépendance. Murat était l’homme d’action, un paramilitaire qui ne donnait pas dans la romance. En avril 1992, l’armée yougoslave aux mains des Serbes tente d’occuper Visegrad, ville stratégique avec son pont reliant l’Orient à l’Occident. Murat prend en otage des policiers serbes et le gigantesque barrage hydroélectrique en amont de la ville. Pour arrêter l’armée, il menace de « tout faire péter ». De Paris, le réalisateur Emir Kusturica, né à Sarajevo, l’appelle pour lui dire de « ne pas déconner ». Murat déconne. Mais il ne réussit à ouvrir qu’une des vannes de la centrale. Le Vieux Pont est submergé, quelques maisons inondées, celle de Murat notamment.
Toujours recherché par les Serbes, Murat Sabanovic ne peut plus retourner à Visegrad. La ville « nettoyée » a été attribuée aux Serbes de Bosnie par l’accord de Dayton de 1995, comme toute une « région autonome » taillée dans le sang, baptisée « Republika Srpska ». Dayton a mis fin à la guerre sans ramener la paix. Forts du soutien de Belgrade et de Moscou, les Serbes en Bosnie en veulent plus. Ils n’ont pas renoncé à faire sécession, à s’unir avec Belgrade pour réaliser le dangereux rêve de « Grande Serbie ». Après les 100 000 tués du dernier conflit, le spectre d’un nouveau bain de sang rôde dans les Balkans. Bientôt, peut-être, le révisionnisme historique quotidiennement à l’œuvre aura effacé les traces des derniers massacres, ouvrant la voie à de nouvelles tueries.
Le Vieux Pont de Visegrad, rendu célèbre par le roman d’Ivo Andric, prix Nobel de littérature en 1961. (DAMIR SAGOLJ POUR « L’OBS »)
Chaque année, au mois de juin, une fois les roses rouges emportées par le puissant courant, les parents des victimes repartent sans attendre de Visegrad vers Sarajevo, à deux heures de route. Ils n’ont toujours pas réussi à faire apposer sur le Vieux Pont une plaque à la mémoire de leurs morts. Face à l’hostilité d’autorités serbes mouillées dans les massacres, ils préfèrent vivre en zone bosniaque. Sur 14 000 Musulmans qui habitaient ici avant-guerre, seules quelques centaines de personnes âgées ont osé revenir pour y finir leur vie. En rasant les murs.
Réfugié lui aussi près de la capitale bosniaque, « Emim », un nom d’emprunt, retourne parfois le week-end avec femme et enfants dans sa ville natale, peuplée des bourreaux d’hier, mais aussi de Serbes « ordinaires », muets et soumis, car ils ont peur eux aussi. « J’ai passé du temps ici à rechercher les os de mon père », raconte Emim. Comme des dizaines d’autres simples musulmans, – hommes, femmes, enfants, personnes âgées –, son père a été exécuté en 1992 sur le Vieux Pont, et son corps jeté dans la Drina. Emim explique :
« Ici, tout le monde se connaît.Alors j’ai fini par trouver un Serbe qui savait parfaitement où se trouvaient les restes de mon père… c’est lui qui l’avait tué. »
Réclamant l’anonymat, Emim ne dénoncera personne : « Je ne veux pas que ma famille soit en danger quand nous revenons le week-end à Visegrad. Tout ce que je demandais, c’est une tombe pour mon père. J’ai pu enfin l’enterrer. »
La Drina pleure et saigne
Visegrad, « ville touristique ». Assoupie au bord de la rivière, encaissée dans une étroite plaine entre des montagnes sombres, écrasée sous une chape de nuages gris et de pesants non-dits, la cité semble accablée par le poids de l’Histoire. Seule la Drina parle, dit-on ici. Il parait même que l’on peut l’entendre pleurer, crier. Et qu’elle, au moins, ne ment pas. Régulièrement, la puissante rivière saigne. Elle rejette les restes des corps de Musulmans suppliciés il y a trente ans sur les pierres brunes patinées par les siècles du Vieux Pont ottoman.
Milan Josipovic a voulu briser l’omerta. Commandant dans la police serbe à Visegrad pendant la guerre, il ne pourra jamais expliquer pourquoi, dix ans après les massacres, il s’est décidé à collaborer avec la justice. Il en savait long, trop sans doute. Il avait participé aux exactions. C’est lui aussi qui avait enregistré en juin 1992 une macabre plainte. Le directeur de la centrale hydroélectrique de Bajina Basta en Serbie, en aval, protestait : trop de cadavres jetés du pont et emportés par la Drina venaient obstruer son barrage. Plainte classée sans suite. Tout se sait à Visegrad et Milan Josipovic se savait menacé. Ce 30 mars 2005, quand un homme a franchi, arme à la main, la porte de son magasin de torréfaction, il n’a pas pu réagir. Une balle dans la poitrine, une autre dans la tête.
Dans le cimetière, sur un monument en souvenir des Musulmans tués en 1992, le mot « génocide » a été remis à la main après avoir été effacé à la meule. (DAMIR SAGOLJ POUR « L’OBS »)
Arrêtée par les accords de Dayton, provisoirement peut-être, la guerre fait encore des dégâts. Elle se poursuit dans les têtes, dans les journaux, avec des symboles, des mots ou des silences. Au cimetière musulman de Visegrad, un employé de la municipalité serbe a effacé à la meule le mot « génocide » gravé dans un monument de marbre blanc à la mémoire des victimes de 1992. Une femme l’a réécrit au rouge à lèvres. Il a été recouvert de peinture blanche. Entre la justice et l’impunité, la vérité et le négationnisme, la mémoire et l’oubli, c’est une incessante lutte de tranchées. C’est aussi une course dramatique entre l’unité de la Bosnie ou son démembrement, Occidentaux dans un camp, Serbie et Russie dans l’autre.
Dans le cimetière militaire de Visegrad, sous des pierres tombales de marbre noir, reposent des « volontaires » en provenance de la « Grande Russie » qui avaient afflué par centaines en 1992 pour prêter main-forte aux Serbes. Igor Guirkine, alias « Strelkov » ou « le Tireur », était de la partie. Il arrivait de l’ex-République soviétique de Moldavie, où il avait fait le coup de feu aux côtés de séparatistes russes contrôlés en sous-main par Moscou. Plus tard, on retrouve « Igor le Terrible » massacrant des villageois « suspects » en Tchétchénie. Puis, en Ukraine en 2014, œuvrant pour faire tomber la Crimée dans l’escarcelle russe. Et, enfin au sein du gouvernement du Donbass, « ministre de la Défense » des séparatistes russes d’Ukraine. Strelkov l’a reconnu : il n’est pas seulement « un chien fou », c’est un colonel des services secrets de Moscou. Aujourd’hui, le FSB (ex-KGB) n’a pas renoncé à déstabiliser la région : il forme des « unités spéciales » composées de policiers et de paramilitaires chez les Serbes de Bosnie. Comme pour préparer un nouveau conflit.
Prix Nobel et raciste ?
Mais à la source de la tragédie qui s’est déroulée à Visegrad et en Bosnie, plus que les ambitions impériales de la Russie dans les Balkans ou bien les rêves de « Grande Serbie » de Belgrade, on désigne encore et toujours Ivo Andric. Dans son discours de réception du Nobel, l’écrivain avait estimé que « chacun endosse la responsabilité morale pour ce qu’il conte ». Il serait donc le responsable historique de la sanglante zizanie bosniaque. « Andric ? Un raciste qui a dépeint les Musulmans de Bosnie comme des sauvages, qui complotait à Berlin avec Hitler contre les juifs », tranche l’imam d’une des mosquées de Visegrad dynamitées pendant la guerre, reconstruites sous la pression internationale. Mais Andric a raconté qu’il était « au bord de la panique » lorsque, ambassadeur yougoslave à Berlin, il avait remis ses lettres de créance à Hitler. Exclu des négociations qui avaient rallié son pays à l’Allemagne nazie, rentré à Belgrade occupé par les Allemands, il s’était emmuré pour écrire « le Pont sur la Drina », refusant de le publier jusqu’à la fin de la guerre.
En 2019, stupéfaction et consternation en Bosnie – mais aussi ailleurs dans le monde : Peter Handke obtient le prix Nobel de littérature. L’écrivain autrichien s’était distingué en mettant en doute les crimes contre l’Humanité commis par les Serbes en Bosnie, y compris le pire massacre, celui de Srebrenica en 1995. Pour être « présent aux côtés de la Serbie », Peter Handke s’était même rendu en 2006 aux obsèques du « boucher des Balkans », Slobodan Milosevic, l’ex-chef de la Ligue des Communistes de Serbie métamorphosé en leader nationaliste. Le comité Nobel « a complètement perdu sa boussole morale », commente Sefik Dzaferovic, alors représentant bosniaque à la présidence collégiale du pays. Le Nobel à Handke ? « Nouvelle preuve que l’on peut être un écrivain de talent et un salaud de premier ordre », estime un critique littéraire de Sarajevo, en mentionnant Céline.
En mai 2021, les blessures du conflit se rouvrent de nouveau. Peter Handke reçoit à Visegrad le grand prix Ivo Andric des Serbes de Bosnie, des mains de son ami Emir Kusturica. Le flamboyant réalisateur d’origine yougoslave aux deux palmes d’or est passé du côté serbe. En 1996, l’Autrichien Peter Handke avait écrit un livre sur son périple en Serbie et en Bosnie. Dans l’ex-Yougoslavie, il avait alors découvert que tout est plus compliqué qu’écrit dans les journaux, remettant en cause la responsabilité des Serbes. Dans son « Voyage hivernal vers le Danube, la Save, la Morava et la Drina », sous-titré « Justice pour la Serbie », Peter Handke, « plongeant [ses] mains dans l’eau d’hiver de la Drina », s’interroge faussement : « Je me demande si ma maladie à moi, ce n’est pas de ne pouvoir voir les choses autant en noir qu’Ivo Andric dans son épopée de la Drina ? » Comme si l’écrivain autrichien, qui tend à considérer sa littérature comme des leçons d’histoire, avait lui aussi pris au pied de la lettre les sombres fictions d’Andric.
Peter Handke a aussi pris la défense de Milan Lukic, contre la presse qui le dépeint « comme un monstre aux pieds nus ». « Toute la ville est un espace horrible […]. N’y avait-il pas une guerre civile à l’époque ? », fait-il mine de s’interroger. L’écrivain autrichien pourrait bien avoir raison. Il y a eu « des morts des deux côtés », selon la formule classique pour renvoyer les parties dos à dos. Plus de 68 000 tués chez les Bosniaques (dont 70 % de civils). Près de 23 000 morts du côté serbe (20 % de civils).
Vilina Vlas, ancien quartier général de Milan Lukic et lieu de multiples viols, est aujourd’hui un hôtel thermal « de charme ». (DAMIR SAGOLJ POUR « L’OBS »)
A Visegrad, Peter Handke est l’hôte du maire serbe ultranationaliste. Ils dînent dans la forêt, dans l’hôtel thermal « de charme », Vilina Vlas. Le maire lui explique que la vie est terriblement difficile ici : marasme économique, ravages du chômage, tourisme en berne. Le chef de la municipalité ne souffle mot de ce qui s’est passé dans cet « hôtel romantique ». Il n’y a pas de plaque commémorative sur la façade. Dans les chambres, les matelas et le parquet ont été changés, les murs repeints d’un coup de blanc. Les têtes de lit en bois sont restées les mêmes. Le vernis est rayé comme par des griffures d’ongles.
Il y a trente ans, cette bâtisse isolée dans la forêt était le quartier général de Milan Lukic et de ses miliciens, leur « repos des guerriers ». Les « volontaires » venus de Russie s’y « détendaient » aussi. Près de 200 femmes, parfois de très jeunes filles, ont été détenues dans les chambres, violées sans relâche avant d’être exécutées. A moins qu’elles ne se soient tuées en se jetant d’un balcon. Seule une dizaine a survécu. Le dîner de Peter Handke avec le maire se termine bien après minuit. L’Autrichien passe la nuit à Vilina Vlas. On ne sait pas s’il a pris un bain d’eau thermale dans la piscine que les Aigles blancs trouvaient si pratique pour les exécutions.
A Vilina Vlas, personne ne se souvient jamais de rien. Bakira Hasecic, elle, n’oublie pas. Comme ses filles, âgées de 19 et 15 ans à l’époque, elle a eu affaire de près, de trop près, à Milan Lukic. Elle se rappelle que le chef des Aigles blancs lui faisait « ça » : gorgé de testostérone, de haine et d’alcool, il la violait après l’avoir forcée à se déshabiller un couteau sous la gorge. L’insupportable, peut-être pire encore que « ça », c’était qu’à chaque fois il lui criait à l’oreille : « Sale Turque voilée ! Je vais te faire un enfant tchetnik, un enfant serbe ! » Elle ne voulait plus parler de « ça », mais, soudain, le souvenir de ces injures la fait exploser : « Il m’a insulté ! Je ne suis pas
Turque ! Je ne suis pas voilée ! Je suis une musulmane d’Europe ! Je suis une Européenne ! »
Bakira Hasecic, en décembre 2021. (DAMIR SAGOLJ POUR « L’OBS »)
En prison, Milan Lukic s’est lui aussi mis à écrire sur la différence entre les apparences et la réalité. Il a réfléchi : il s’est fait avoir, comme beaucoup de Serbes. Mais c’est lui qui porte le chapeau pour tout le monde, surtout pour la nomenklatura communiste de Visegrad reconvertie, tout comme Milosevic, dans le nationalisme grand serbe. Dès décembre 1991, ces apparatchiks avaient créé à Visegrad un « comité de crise », « dans la bonne vieille tradition communiste », raconte, amer, Milan Lukic dans son autobiographie. « Désordre, chaos, meurtres et complot, c’était une véritable opportunité pour les communistes », écrit-il. Le chef des Aigles blancs l’affirme : « Chaque village qui a été brûlé l’a été sur ordre du comité de crise de Višegrad. » Il s’en veut : « Les yeux rivés sur le territoire musulman, je n’ai jamais réalisé à quel point j’étais myope. » Quant à Murat Sabanovic, le profanateur du monument à Andric, cet « homme horrible n’était lui aussi qu’une marionnette idiote entre les mains des cerveaux politiques, les seigneurs de la guerre et de la mort, Alija Izetbegovic [le président bosniaque] et le quartier général des comités de crise serbe. »
Lukic, le « bourreau de Visegrad », n’aurait donc été que la marionnette des dirigeants communistes de la ville ? On peut en douter. Il parle peu de son cousin, le général Sreten Lukic, du ministère de l’Intérieur de Serbie, qui sera condamné en 2009 à vingt-deux ans de prison pour ses exactions au Kosovo (peine réduite à vingt ans en appel en 2014). Milan Lukic le présente avec insistance comme « un parent éloigné », en aucun cas son donneur d’ordre. Il oublie aussi ses liens familiaux avec Mikailo Lukic. C’était le chef de la police secrète à Bajina Basta, ville de Serbie d’où partaient les offensives contre Visegrad et Srebrenica. Est-ce l’un de ses cousins serbes gradés de Serbie qui a fourni à Milan Lukic le « vrai-faux passeport » yougoslave retrouvé sur lui lors de son arrestation en 2005 en Argentine, où il vivait sous une fausse identité ? Seuls les services secrets peuvent délivrer de tels documents.
Milan Lukic va sans doute terminer sa vie en prison, à lire et relire Ivo Andric. Le destin aurait pu être pire pour ce beau gosse qui assure « avoir aimé tout le monde » à Visegrad, même les Musulmans. Enfin, surtout les Musulmanes, de préférence jeunes, belles et sans défense. Condamné pour le carnage de Visegrad, Milan Lukic aurait aussi pu porter le fardeau du pire massacre commis en Europe depuis la Seconde Guerre mondiale, celui de Srebrenica. Deux témoins ont certifié qu’il se trouvait dans cette enclave bosniaque tombée en juillet 1995 aux mains des Serbes, quand 8 000 civils musulmans y furent massacrés. « Lukic et ses hommes devaient très certainement rejoindre l’un des cinq sites d’exécution, mais leur minibus est tombé en panne », raconte une source proche du dossier Srebrenica. « Une unité de forces spéciales a alors été envoyée sur place. Et elle était directement rattachée au général Ratko Mladic », le chef de l’armée des Serbes de Bosnie, condamné pour le génocide de Srebrenica. « De ce fait, la défense de Mladic n’a pu dire que les tueries ont été commises par des “paramilitaires incontrôlés”. »
« Inhumanité »
Redzep Tufekcic, Musulman de Visegrad âgé de 65 ans, n’oubliera jamais ni Milan Lukic ni les Tchetniks, ceux des années 1990 comme de 1940. Il se souvient du 27 juin 1992. Milan Lukic et ses hommes enferment alors dans une maison du quartier de Bikavac près de soixante civils musulmans. Ils brutalisent, volent, violent. Puis ils mettent le feu. Presque toutes leurs victimes meurent brûlées vives. Parmi elles se trouvaient Sabaheta Tufekcic, 28 ans, et son bébé d’un mois. « C’était ma petite sœur. Ils s’étaient d’abord “servis” d’elle », lâche Redzep Tufekcic. Le même jour, sa mère Hasha, son frère Ramiz et une autre de ses sœurs, Hajra, sont exécutés sur le Vieux Pont. Quelques jours plus tôt, le 14 juin 1992, Milan Lukic et ses hommes avaient déjà enfermé dans le sous-sol d’une maison de la rue Pionirska près de soixante-dix civils bosniaques avant d’y mettre le feu. « Des cris comme des miaulements de chat », a raconté devant la justice internationale l’unique survivante qui a pu identifier Lukic. « Dans la trop longue, triste et misérable histoire de l’inhumanité de l’homme envers l’homme, les incendies de la rue Pionirska et de Bikavac doivent être mis au premier rang », a estimé à La Haye le juge international Patrick Robinson.
La maison incendiée de Bikavac a été détruite. La municipalité serbe a aussi tenté de raser celle de Pionirska, « afin d’agrandir la route ». C’est pourquoi tous les ans, au mois de juin, les Bosniaques reviennent à Visegrad jeter du Vieux Pont des roses rouges dans la verte Drina. Pour que l’on n’oublie pas les terribles « feux de joie » de juin 1992. C’est pourquoi, chaque année, Redzep Tufekcic le fait aussi, pour chaque victime de sa famille. Inlassablement, il retourne à Visegrad. Il veut retrouver les os calcinés de sa sœur Sabaheta que les Serbes ont fait disparaître. Il veut à tout prix lui donner une sépulture.
Redzep Tufekcic en décembre 2021. (DAMIR SAGOLJ POUR « L’OBS »)
Des Serbes se sont installés sur les terres de Redzep, au bord de la Drina, près de la maison d’enfance d’Ivo Andric. Il brandit ses titres de propriété. « Ils me menacent : “Fais gaffe, vieux, ici, c’est chez nous ! Ici, c’est une terre serbe !” », raconte Redzep. Mais il s’accroche à Visegrad. Cette terre de Bosnie, c’est celles de ses aïeux. Ses enfants l’implorent : « Papa ne retourne pas à Visegrad ! Ça va recommencer ! » Ils lui rappellent ce qui est arrivé à la famille, non seulement en 1992, mais aussi cinquante ans plus tôt, lors de la Seconde Guerre mondiale. Leur grand-père, Hasan le cordonnier, n’était pas un de ces Musulmans enrôlés par les nazis. Résistant, partisan de Tito, il combattait dans les forêts l’armée d’Hitler quand, en 1942, Visegrad a été prise par les Tchetniks, les nationalistes serbes royalistes à l’époque. Ils ont arrêté sa femme, Hanka, et ses dix enfants, cinq filles et cinq fils. Ils les ont tous exécutés sur le Vieux Pont.
Après la guerre, Hasan s’est remarié, il a eu de nouveaux enfants. Sans jamais oublier. « Il nous a donné les mêmes prénoms que ceux de ses enfants assassinés en 1942 », confie Redzep. Son regard vide scrute la Drina. Il se souvient. De son enfance, des parties de pêche, de l’eau fraîche qui l’éclaboussait, des sourires de sa mère, du rire de son père, de la gaîté de sa petite sœur, de la joyeuse Drina. « Aujourd’hui, regrette Redzep, plus personne ne pêche ses truites. Trop de cadavres ont dérivé sur ses eaux. » Après un long silence, il reprend : « Je trouve la Drina triste. Elle ne me parle plus. » Comme si ses eaux turquoise saignaient encore trop pour pouvoir raconter. Coule Drina, coule.
Par Jean-Baptiste Naudet (envoyé spécial à Visegrad et Sarajevo)
Soixante ans après l’indépendance de l’Algérie, et le départ des 150 000 juifs qui y vivaient, la question d’une présence juive en Algérie continue de déchaîner les passions. Dans les médias, chez les politiques, sur les réseaux sociaux, au café, le mythe circule : il resterait encore des juifs en Algérie. Qu’en est-il réellement ? L’auteur se pose la question, mais la réponse existe-t-elle vraiment ?
C’est une scène vécue mille fois. Chacune a ses variantes, ses personnages, mais la trame est toujours la même. C’est une discussion qui prend la forme d’une danse. J’en connais la chorégraphie par cœur. Le rythme, je l’ai dans la peau, parfois malgré moi. D’abord la rencontre, par des amis d’amis, dans le cadre du travail ou même au café. L’autre, me jauge et m’envoie des signaux. Il, ou elle, se demande de quel port de la Méditerranée viennent donc ces boucles noires que j’ai sur la tête ? Parfois ce n’est pas le cas, je prends les choses en main. C’est plus fort que moi. Je pose quelques questions faussement naïves. Puis rapidement vient le mot magique : Algérie, celui qui rappelle des souvenirs qui ne sont pas les miens, mais que je connais comme si je les avais vécus. Cet autre en vient, comme moi – en tout cas, moi en tant qu’extension de l’histoire familiale. Mais lui, n’est pas juif.
Et quand je lui annonce ma judéité, voilà sa réponse (au choix, toutes ont été vécues ou rapportées par d’autres, ayant fait la même expérience que moi) : « Des juifs, en Algérie ? Il y en a encore. Ils sont nombreux, un peu partout. Ils se cachent. Pratiquent leur religion en silence. Sans se montrer. Des juifs en Algérie ? Bien sûr, ma grand-mère en connait. Son voisin à Constantine est juif ! Ils descendent des avions d’Air Algérie, plus nombreux que les Algériens eux-mêmes. Le vendredi soir, un imam leur prête la mosquée pour faire shabbat. »
À chaque fois, cette réaction m’étonne. D’autant plus que j’ai, depuis des années, une forme de passion pour l’Algérie et ses juifs restés après l’indépendance. L’Algérie est centrale dans ma famille, ses discussions, ses rites. Il y a chez nous quelque chose de terriblement algérien. La francisation entamée après l’obtention de la nationalité française via le décret Crémieux en 1870 n’a pas francisé les caractères, ni les dynamiques familiales. Mes grands-parents paternels, tous deux instituteurs, s’exprimaient en français, mais maitrisaient le derdja, l’arabe algérien. Ils venaient d’une petite ville du constantinois, qu’ils ont quittée en 1956.
Du côté de ma mère, famille de l’algérois, beaucoup plus française, l’Algérie est une terre concrète, palpable. Le noyau familial est resté là-bas jusque dans les années 1990, ce qui n’est pas rien. Ma mère a passé le bac à Alger dans les années 1970 avant de partir pour la France, poursuivre ses études. Elle y retournait chaque vacances pour voir ses parents.
L’Algérie n’est donc pas un lointain souvenir. Elle existe, à une ou deux heures d’avion de chez nous. Y aller n’est pas tabou, j’ai pu m’y rendre plusieurs fois.
Dans les années 1990, seuls quelques vieux qui refusent de partir…
J’ai pour l’Algérie une tendresse immense, même si celle-ci n’a pas su, ou pas voulu, garder ses juifs. Avant l’indépendance, ils étaient 150 000. Quand ma famille est partie au milieu des années 1990, le nombre de juifs en Algérie ne dépassait pas la cinquantaine. La minuscule communauté venait de perdre trois de ses membres respectés, tués dans le brouillard de la décennie noire qui avait recouvert le pays.
Le gros des troupes juives en Algérie dans les années 1990 était surtout composé de personnes âgées, qui refusaient de partir et voulaient mourir sur cette terre qui était aussi la leur. Principalement concentrée à Alger, une partie d’entre elles vivait au Centre d’Action Sociale Israélite (CASI), une ancienne école rabbinique dont les salles de classe étaient devenues des chambres, pour ceux qui étaient parfois surnommés « les indigents. » Sur la fin, c’est une congrégation de bonnes sœurs qui les aidait à vivre.
Je les ai souvent imaginés ces vieux. Comme une anomalie temporelle. Qui ont décidé, ou n’ont pas eu d’autre choix que de vivre, et de mourir à Alger. Ils sont restés, sans famille, en plein cœur de Bab el Oued, ce quartier pauvre et mythique de la capitale. La masse juive avait disparu subitement, en quelques années. Mais eux, par leur simple présence, témoignaient encore un peu de ce qu’avait été l’Algérie juive. Tout comme l’étoile de David qui trône fièrement au-dessus de la porte du CASI. La dernière fois que je m’y suis rendu, une croix gammée, laide et noire, était tagué à ses côtés.
À Alger, même s’il ne reste pas grand-chose de juif dans la ville, l’œil attentif sait dénicher quelques indices. Et ça rassure. Et ça rend triste. Il y a, bien sûr, les synagogues dont beaucoup ont été transformées en mosquées. Et puis les cimetières, mal entretenus. La dernière fois que j’y suis allé, celui de Saint-Eugène, à Alger, avait encore de sa superbe. En tout cas à l’entrée. Car plus on s’y aventure, plus l’état des tombes se dégrade. Elles disparaissent sous les herbes folles. En Algérie, on se cache dans les cimetières juifs vides pour aller boire. Et dans certains tombeaux, traînent encore des bouteilles de bières.
Puis la casbah. Dans les petites rues, où l’on vous montre les portraits orientalistes de jeunes femmes. « Toutes des juives », précise un marchand dans son atelier. Alors on se souvient qu’ils existent ? Et qu’ils ont existé ? Un peu plus loin, le mausolée où est enterré le dernier bey de Constantine, Ahmed Bey, qui a mené une farouche résistance contre l’envahisseur français. Dans le mausolée, une tombe ornée d’une étoile de David. « C’est l’ami juif du bey », raconte la guide. Il n’a pas de nom. Mais il est là, il témoigne que les juifs n’ont pas complètement disparu de l’histoire algérienne.
Après l’indépendance, et encore plus après la guerre de 1967, les juifs d’Algérie n’ont eu cesse de se compter, entre eux. Notamment grâce au nombre de paniers de Pessah – comprenant du vin casher, du pain azim de circonstance et de la charcuterie – envoyés à travers le pays par les derniers dirigeants de cette communauté pour permettre aux juifs de faire le repas traditionnel. La dernière synagogue d’Alger, située dans le très populaire quartier de Bab El Oued, a arrêté de fonctionner en 1988, après avoir été saccagée pour la seconde fois en un peu plus de dix ans. Les dernières cérémonies religieuses se sont déroulées dans les sous-sols du CASI, où avaient été déplacés les bancs de la synagogue. Sans rabbin. Le dernier est parti en 1979.
Au moment du départ de mes grands-parents, il n’y avait plus de communauté structurée. Seuls quelques individus. Peut-on encore parler d’une présence juive alors ? J’ai grandi avec l’idée qu’il y avait un trou dans les livres d’histoire, qui n’évoquent plus de présence juive en Algérie après 1962. Personne ne s’intéressait vraiment à eux. Ceux partis ne voulaient plus rien avoir à faire avec l’Algérie. Ceux restés, en revanche, marchaient sur des œufs. Dans une Algérieobnubilée par la cause palestinienne, mieux valait ne pas faire trop de bruit. De grandes campagnes antisémites démarraient parfois dans les médias où des extraits des Protocoles des Sages de Sion étaient publiés, comme dans Algérie-Actualité en 1970 ou dans le Jeune Indépendant en 1991. J’ai donc aussi grandi avec l’idée, qu’après les derniers vieux, plus rien. Plus de communauté. Le consistoire d’Algérie a d’ailleurs fermé ses portes en 2010.
À la recherche des derniers juifs d’Algérie
Et pourtant, cette petite musique incessante des Algériens rencontrés qui me répètent discussions après discussions que oui, les juifs sont là, me perturbe et m’intrigue. Cette rengaine, on l’entend jusque dans le gouvernement algérien. Comme en 2014, quand le ministre des affaires religieuses annonce vouloir rouvrir les synagogues fermées dans le pays. Fermées selon lui pour « des raisons de sécurité » pendant la décennie noire. L’annonce fut suivie immédiatement d’une manifestation de quelques dizaines de salafistes défilant contre la judaïsation du pays. Pourtant, le risque n’est pas grand. La dernière fois que j’ai été à Alger, il ne restait que quatre murs et un bout du toit partiellement effondré de la dernière synagogue utilisée.
Pris entre deux histoires, j’ai décidé de partir à la recherche de ces supposés derniers juifs d’Algérie. Et je préfère calmer les ardeurs du lecteur ou de la lectrice qui m’aurait suivi jusque-là en espérant un dénouement clair. Il n’y en a pas.
Dans les médias d’abord, les juifs intriguent, intéressent et font parler d’eux. Déjà en décembre 1991, le journal El Watan, publiait un article titré « Juifs d’Algérie : Une communauté intégrée. » Il vantait l’intégration parfaite des juifs à l’Algérie. À tel point que le journaliste n’en trouve aucun, même « après avoir sillonné les rues d’Alger dans l’espoir de rencontrer l’un d’entre eux. » Aucun, sauf Roger Saïd, alors président de la petite communauté juive. Il refuse de répondre aux questions. Quelques années avant, une grande campagne anti-juive avait accompagné le démarrage de la première intifada.
Plus récemment, toujours dans El Watan un article publié en 2012 et titré « Moi Naïm, 24 ans, futur rabbin d’Algérie », complètement romancé mais qui contient quelques détails à l’exactitude troublante. Sur le site communautaire juif Zlabia.com, un internaute a voulu mettre fin à la mystification par une tentative de fact-checking. Il y en a quelques-uns, des articles peu crédibles qui se vantent de permettre à des juifs, toujours anonymes, de sortir de leur silence.
Dernier reportage en date, un « documentaire » de la chaîne privée Echourouk qui met en scène un supposé juif caché, dont on ne connait pas le nom, et ne voit pas le visage, échangeant quelques mots en hébreu avec un proche au téléphone en introduction. Le film en arabe, dont l’exactitude historique n’est pas vraiment la priorité, retrace une partie de l’histoire juive du pays. Tout en laissant entendre que les juifs sont encore nombreux en Algérie.
Sur internet ensuite, un groupe Facebook existe. Il relaie en arabe, en français et en hébreu des histoires sur la vie juive en Algérie. Il est tenue par des personnes qui affirment être juives et algériennes mais refusent tout contact. Par peur, disent-elles, même si leurs publications renvoient vers des noms, des photos. Impossible de savoir ce qu’il en est vraiment.
Le fantasme n’a pas de religion, et traverse les communautés. Car il y a aussi ces juifs qui s’inventent des histoires. Comme ce texte publié sur le site de la communauté francophone d’Ashdod en Israël. Il raconte, lui aussi, qu’une minorité juive vivrait secrètement cachée dans le sud de l’Algérie. Il y a même une photo, qui daterait de 2006. Dessus, un homme présenté comme étant Roger Saïd, le dernier président du consistoire d’Algérie. Ça donne un peu de piment à l’histoire, mais l’homme présenté n’est pas Roger Saïd. Et la photo donne l’impression d’avoir été prise dans les années 1950.
La question m’habite. Et j’en parle souvent. Quelques fois, j’ai de l’espoir. Comme cette amie, qui connait du monde. Elle-même a une amie algérienne dont le père serait juif et toujours là-bas. Elle lui envoie un message… Mais non, il refuse de parler. Le sujet est tabou. C’est encore l’impasse. Impossible de savoir ce qu’il en est vraiment.
En attendant d’avoir une réponse, je continue de chercher. Et j’explore chaque piste. En m’étonnant toujours autant de savoir qu’en Algérie, les juifs sont si nombreux dans les esprits, mais si difficile à trouver dans la réalité.
Un cimetière de fortune situé sur un terrain militaire près d’Avignon, où de nombreux nourrissons ont été enterrés sans sépulture décente entre 1962 et 1964, fera l’objet de fouilles
« Ici c’est une tombe… Là aussi, les monticules ont refait surface », s’émeut Nadia. Puis elle dépose une peluche sur un tas de terre couvert de pierres. Dessous, la tombe d’un enfant de Harkis, mort dans un camp du sud de la France puis enterré indignement il y a 59 ans. Ce cimetière sauvage, récemment débroussaillé, sera bientôt le théâtre de fouilles historiques pour sauver ces enfants de l’oubli.
Dans quelques semaines, ce cimetière fera l’objet de fouilles décidées par les autorités, pour retrouver les traces de tombes et tenter de réparer ce pan tragique et méconnu de l’histoire franco-algérienne.
Dépouilles cachées depuis 60 ans
Ce sont des archéologues de l’Institut national de recherches archéologiques préventives (INRAP) qui effectueront ces fouilles, qui dureront « plusieurs jours », a annoncé la ministre déléguée chargée de la Mémoire et des Anciens combattants, Geneviève Darrieussecq.
Mais en ce début février, seul le grondement d’un vent glacé déchire le silence de ce champ et bois de chênes de la localité de Laudun-L’Ardoise (sud), faisant vaciller des peluches accrochées dans les arbres ou posées au sol par des anonymes. Sur plusieurs dizaines de mètres, des monticules de terre, parfois alignés en rangées - où des pierres ont été disposées pour les marquer, selon le rite musulman - ont émergé de ronces touffues grâce au débroussaillage.
« Ca m’émeut et m’attriste de savoir que ces dépouilles sont ici depuis 59 ans, cachées dans ce passé douloureux… Ces enfants sont nos compatriotes et ils ont été oubliés », dit Nadia Ghouafria, 50 ans, fille de Harkis, et dont les parents ont vécu dans l’ancien camp de Harkis voisin de Saint-Maurice-l’Ardoise. « Mais ça me soulage aujourd’hui de voir que ces enfants sont visibles, qu’ils vont retrouver une existence et être réhabilités ».
Des bébés et des nourrissons
Français musulmans recrutés comme auxiliaires de l’armée française pendant la guerre d’indépendance algérienne (1954-1962), les Harkis sont, à l’issue de cette guerre, abandonnés par la France.
Environ 90 000 d’entre eux et leurs familles fuient l’Algérie et sont accueillis en France. Plusieurs dizaines de milliers de personnes sont parquées dans des « camps de transit et de reclassement » gérés par l’armée, aux conditions de vie déplorables. Parmi les personnes décédées dans ces camps, une grande majorité étaient des bébés morts-nés ou des nourrissons, selon le récit de l’historien Abderahmen Moumen et les témoignages de familles révélés en septembre 2020.
Dans plusieurs régions de France, il y a près de 60 ans, des dizaines de ces bébés ont été enterrés sans sépulture décente par leurs proches ou par des militaires, dans les camps ou à proximité, dans des champs. Avec le temps, les cimetières ont disparu sous les herbes folles, et les familles de Harkis, relocalisées dans d’autres régions, ont enfoui au plus profond d’elles-mêmes les fantômes de ce passé traumatique.
Entre fin 1962 et 1964, 70 personnes (dont 60 jeunes enfants) décèdent ainsi aux camps de St-Maurice et de Lascours, dont au moins une dizaine de bébés morts-nés à l’infirmerie du camp de St-Maurice où une épidémie de rougeole s’était déclenchée. Trente-et-une personnes, en grande majorité de très jeunes enfants, sont alors enterrées dans ce champ à Laudun-L’Ardoise, aux abords d’une route peu fréquentée.
« Une faute de la République »
« Dans ces camps, la République n’a pas été à la hauteur de ses valeurs », a commenté mardi Geneviève Darrieussecq. « Tout cela doit être dit, connu et reconnu comme une faute de la République ».
Elle qualifie le site de St-Maurice-l’Ardoise de « cimetière illégal, de fortune, puisque ce ne sont pas les règles d’inhumation dans notre pays », ajoutant : « c’est une erreur, c’est un manquement » de l’Etat. « Tout cela est tragique et je comprends que le ressenti des familles qui vivaient là, des Harkis, soit très fort par rapport à ces faits ».
Membre de l’association locale de l’Aracan - qui effectue des recherches sur les lieux de mémoire harkis - Nadia est une lanceuse d’alerte à sa manière. À l’issue de deux ans de démarches auprès des archives locales, elle a découvert en 2019 le dossier du « cimetière provisoire du camp de St-Maurice l’Ardoise.
Or ce dossier contient un procès-verbal de la gendarmerie daté de 1979, aux termes édifiants, qui atteste que les autorités de l’époque connaissaient l’existence de ce cimetière. Ses auteurs conseillent même de ne « pas trop ébruiter l’affaire qui risquerait d’avoir des rebondissements fâcheux notamment si cela était porté à la connaissance des responsables du mouvement de défense des rapatriés d’Algérie, anciens harkis ».
L’Aracan interpelle : pourquoi les autorités, informées en 1979 de l’existence du cimetière alors que les corps ou ossements des enfants auraient encore pu être retrouvés - car aujourd’hui ces chances sont infimes - et remis à leurs familles grâce aux contacts avec les associations, n’ont-elles pas agi ?
« Pratiques indignes »
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Interrogée, la ministre juge que « ce sont des choses qui sont moralement anormales vis-à-vis de ces familles «. »Il y a eu là des pratiques indignes ». Selon elle, la portée des fouilles c’est notamment « la reconnaissance et le chemin vers le pardon qu’a souhaité le président de la République ». Dans un discours qui a fait date, Emmanuel Macron a, le 20 septembre dernier, demandé « pardon » aux Harkis au nom de la France.
L’Aracan s’est dite « satisfaite » que des fouilles soient entreprises.
Depuis une marche blanche organisée le 14 juillet 2021, plusieurs familles se sont rapprochées de l’association pour savoir si « leur frère, leur sœur, leurs cousins » figuraient sur le registre d’inhumation du cimetière, explique Nadia.
FEMMES PUISSANTES DE L’HISTOIRE ANCIENNE (4/5). Son esprit et son charisme ont séduit César et Marc-Antoine. Mais qui était donc Cléopâtre, cette reine exceptionnelle dont on n’a voulu retenir que la beauté supposée ?
Cléopâtre par John William Waterhouse (Wikimedia Commons) (Wikimedia Commons)
« Le nez de Cléopâtre s’il eût été plus court, toute la face de la terre aurait changé »,écrivait Blaise Pascal. Une phrase qui a été trop souvent prise au pied de la lettre alors qu’il s’agissait d’une illustration philosophique de ce que l’on nommerait aujourd’hui l’effet papillon. Pascal se moquait probablement de la taille de l’appendice nasal de la reine égyptienne comme de sa première vinaigrette. On ne va pas ici débattre de l’attrait supposé de Cléopâtre : les canons de beauté changent avec les pays et les époques et ce n’est pas son physique qui a fait l’essentiel de sa séduction – contrairement à ce qu’Hollywood a voulu nous présenter. L’atout numéro un de Cléopâtre était son esprit.
Les auteurs antiques ne manquent jamais de souligner son intelligence et son charisme. « On prétend que sa beauté, considérée en elle-même, n’était pas si incomparable qu’elle ravît d’étonnement et d’admiration : mais son commerce avait un attrait auquel il était impossible de résister ; les agréments de sa figure, soutenus des charmes de sa conversation et de toutes les grâces qui peuvent relever un heureux naturel, laissaient dans l’âme un aiguillon qui pénétrait jusqu’au vif, »écrit Plutarque dans ses « Vies des hommes illustres ».
Ces qualités, cette vivacité d’esprit associés à un sens politique aiguisé, ont pu mettre César et Marc Antoine à ses pieds.
Les enfants de la dynastie lagide (ou ptolémaïque) étaient très tôt plongés dans la politique et tout ce qui touche aux affaires de l’Etat – y compris la diplomatie et l’économie. Cléopâtre était une femme extrêmement cultivée, parlant couramment neuf langues – dont le grec, bien sûr, mais aussi l’égyptien, la langue des pharaons qu’elle avait fait l’effort d’apprendre. A cette époque, les monarques ptolémaïques, à l’image des patriciens romains, recevaient une éducation variée allant de la philosophie à la médecine en passant par la littérature, les mathématiques et l’astronomie. Cléopâtre connaissait probablement davantage de géométrie qu’un titulaire contemporain du brevet des collèges et savait, au contraire d’un conspirationniste d’aujourd’hui, que la Terre est ronde – après tout, sa circonférence avait été calculée à Alexandrie.
Elle est aussi l’héritière d’une culture qui, au contraire des autres contrées antiques, laisse toute leur place aux femmes. « Les femmes égyptiennes avaient le droit de faire leurs propres mariages », détaille Stacy Schiff, autrice d’une biographie de Cléopâtre.
« Au fil du temps, leurs libertés s’étaient étendues à des niveaux sans précédent dans le monde antique. Elles héritaient équitablement et avaient le droit de propriété de façon indépendante. Les femmes mariées ne se soumettaient pas au contrôle de leurs maris. Elles avaient le droit de divorcer et de recevoir un soutien après leur divorce… Elles prêtaient de l’argent et commandaient des barges. Elles servaient comme prêtresses dans les temples locaux. Elles faisaient des procès et embauchaient des joueurs de flûte. En tant que femmes, veuves ou divorcées, elles étaient propriétaires de vignobles, champs de papyrus, bateaux, parfumeries, équipement minier, esclaves, maisons, chameaux. Jusqu’au tiers de l’Egypte ptolémaïque a pu être dans les mains de femmes. »
Buste de marbre dont les spécialistes pensent qu’il représente Cléopâtre, exposé à l’Altes Museum de Berlin. Il date probablement de son passage à Rome entre -46 et -44. (Louis le Grand / Wikimedia Commons)
Elle sort d’un sac pour rencontrer César
Il faut se représenter le monde occidental à l’époque de Cléopâtre. Rome avance partout, conquiert, écrase tout souverain qui ose faire preuve d’un peu de puissance. Le seul royaume encore indépendant dans le pourtour méditerranéen, c’est l’Egypte. L’Egypte, alors un grenier à blé – qui deviendra celui de l’Empire romain – a plus ou moins acheté cette indépendance sous Ptolémée XII, le père de Cléopâtre. Lorsqu’elle accède au trône, à 18 ans, co-pharaon avec son frère Ptolémée XIII qui devient son rival, elle ne peut pas avoir ignoré que la puissance de Rome et son appétit de conquêtes figuraient au premier plan des préoccupations internationales de son pays. Et qu’elle doit trouver un moyen sinon de vaincre Rome, du moins de l’apprivoiser.
C’est dans ce contexte que se déroule la fameuse scène « du tapis » : on est en pleine guerres civiles, au pluriel. César et Pompée d’un côté, Cléopâtre et son frère-époux Ptolémée XIII de l’autre. Fuyant après sa défaite à Pharsale (Grèce), Pompée est assassiné à son arrivée en Egypte sur ordre de l’entourage de Ptolémée, au grand désarroi de César. Alors qu’il poursuit les dernières troupes de Pompée, César décide de jouer les arbitres dans la querelle égyptienne et invite frère et sœur à une conférence pour régler leurs problèmes. Ptolémée XIII s’arrange pour en interdire l’entrée à sa sœur. Pour passer outre, celle-ci décide de se faire livrer incognito à César enroulée dans un tapis selon la légende – plus probablement dans un sac de toile grossière pour passer inaperçue.
On ne sait pas dans quel état elle en est sortie, sûrement passablement ébouriffée. Mais le résultat, que ce soit à cause de sa personnalité rayonnante ou de l’assassinat de Pompée par le camp de Ptolémée – qui avait choqué César – est que ce dernier prend parti pour Cléopâtre. Et en tombe amoureux.
César étant toujours un brillant stratège, il parvient à prendre le dessus sur ses opposants. Mais il est assassiné à Rome alors que la reine d’Egypte y séjourne. Elle rejoint Alexandrie et doit gérer son royaume au travers de plusieurs crises – dont une climatique. Elle se trouve aussi prise dans les guerres civiles romaines, avec les héritiers de César d’un côté, ses assassins de l’autre. Elle poursuit cependant ses efforts pour faire reconnaître leur fils – surnommé Césarion – comme son héritier légitime, mais César a déjà un héritier même s’il n’est que son fils adoptif : son petit-neveu Octave, que l’on appellera plus tard Auguste.
Les deux grandes racines de la défaite de Cléopâtre sont sans doute là : l’appétit de puissance de Rome et le désir d’un homme de succéder à celui qui était à deux pas du trône et ne l’a pas pris. Octave ne pouvait pas s’allier à Cléopâtre parce qu’ils étaient des ennemis naturels dans la succession de César. Et Rome ne pouvait pas ne pas conquérir l’Egypte. Elle pouvait cependant échouer, et Cléopâtre s’est employée à cela, avec l’aide de Marc Antoine.
Cléopâtre et César, peinture de Jean-Léon Gérôme en 1866 (Wikimedia Commons)
Le rêve d’un empire oriental
La République romaine mourante attendait son maître. La mort de César porte au pouvoir un triumvirat désireux de poursuivre et châtier ses assassins, mais c’est bien là leur seul point commun. Octave a l’Occident, Antoine l’Orient – dont l’Egypte – et le troisième homme, Lépide, contrôle la province d’Afrique – peu ou prou l’actuel Maghreb. Comme tout triumvirat, il finit par éclater après la défaite des derniers meurtriers de César. Lépide est mis hors-jeu, et le conflit entre Octave et Marc Antoine peut éclater au grand jour.
Cléopâtre fait de nouveau preuve de son sens politique et du décorum : sa première rencontre avec Marc Antoine, en réponse tardive à ses multiples convocations, se fait sur une barge richement parée, où elle déploie un mélange de charme et de diplomatie. Antoine est conquis. Malgré les fréquents allers-retours de ce dernier à Rome et des triangles amoureux avec Octavia, demi-sœur d’Octave et épouse officielle d’Antoine (du moins jusqu’à ce que le conflit ouvert éclate avec Octave) la liaison entre les deux amants se poursuit. Ils finissent par former un couple de pouvoir qui organise l’est méditerranéen, planifiant un empire du Levant qui pourrait contrecarrer la puissance de Rome.
On retrouve ce dessein dans les Donations d’Alexandrie, un plan de partage de ce monde oriental (y compris de territoires restant à conquérir) entre les héritiers d’Antoine et Cléopâtre : Césarion, fils de César, et leurs trois enfants communs – les jumeaux Cléopâtre Sélène, Alexandre Hélios, et le plus jeune, Ptolémée Philadelphe. Comme certains de ces territoires font partie de la République romaine, le Sénat s’y oppose, tout naturellement. C’est le dernier casus belli entre Octave et Antoine… Mais Cléopâtre n’est pas au second plan dans ces manœuvres politico-militaires, bien au contraire.
Les Donations d’Alexandrie : Marc Antoine partage avec Cléopâtre et ses enfants des territoires romains et d’autres qui restent à conquérir. (Howard Wiseman / Wikimedia Commons)
La guerre perdue… à cause du climat et des eaux-mortes ?
On ne peut en aucun cas résumer l’action de Cléopâtre à l’aune de la politique colonisatrice de Rome. Elle a été avant tout une souveraine compétente et compatissante pour son peuple, même lorsque le climat s’en est mêlé. Joseph McConnell, de l’université de Reno, et ses collègues ont en effet émis une théorie surprenante : l’éruption d’un volcan sur l’île d’Okmok (Alaska) en 43 avant notre ère aurait modifié le climat de l’hémisphère nord et eu des conséquences dramatiques en Egypte. La crue du Nil, dont dépendait l’agriculture du pays, en a été modifiée durant plusieurs années, entraînant famines et maladies.
Cléopâtre géra de son mieux la crise, ouvrant les greniers à blé royaux pour nourrir ses habitants, dévaluant la monnaie… Mais les années - 43 et - 42 auraient été « parmi les plus froides des récents millénaires ». Une décennie entière de mauvaises récoltes et d’épidémies aurait ainsi affaibli le royaume de Cléopâtre au moment où, à l’extérieur, elle et Marc Antoine avaient le plus besoin de ressources.
Les rêves de puissance de Cléopâtre et Antoine s’écroulent en une bataille, dans la baie d’Actium (au nord-ouest de la Grèce actuelle), le 2 septembre de l’an - 31. Leurs flottes combinées subissent en effet une cuisante défaite face aux navires d’Octave. Les bâtiments de ce dernier, plus légers mais plus nombreux, l’ont emporté sur les puissantes galères de ses adversaires. Erreurs stratégiques ? Incompréhensions entre la flotte romaine d’Antoine et la flotte égyptienne ? Beaucoup d’analyses stratégiques ont été émises a posteriori sur la bataille.
Il est même possible que la défaite de leurs troupes ait été dues à un phénomène aquatique particulier : les eaux-mortes. Selon une étude menée par le CNRS, « la variation de la vitesse des bateaux piégés en eaux-mortes est due à des ondes qui agissent comme un tapis roulant bosselé sur lequel les navires se déplacent d’avant en arrière ». Cela pourrait expliquer certains comportements de la flotte égyptienne et sa défaite face à Octave.
Quelques mois plus tard, alors que tout semble déjà perdu et qu’Antoine tente encore de négocier une issue honorable, il montre à quel point il tient à son amante : « Montrant un amour désintéressé pour Cléopâtre, il propose même de se tuer lui-même si cela signifiait que Cléopâtre soit sauvée. Octave ne donna aucune réponse », raconte Diana Preston dans son « Cléopâtre et Antoine ». La suite est inévitable. Octave envahit l’Egypte. Antoine et Cléopâtre se donnent la mort.
On a tout dit sur le suicide de Marc Antoine, se jetant sur sa propre épée, agonisant dans les bras d’une Cléopâtre qu’il avait crue morte dans une scène digne de « Roméo et Juliette ». On a aussi beaucoup écrit sur les poisons que la reine aurait fait tester sur des esclaves avant de choisir le moins douloureux – la peu plausible vipère aspic et son venin fulgurant. Certains ont aussi suggéré que Cléopâtre avait plutôt été assassinée sur ordre d’Octave et que le suicide aurait été une opération de relations publiques. Qu’y a-t-il de vrai et d’imaginaire dans tout cela ? Nous n’en saurons rien.
Leurs vrais visages ? Deniers d’argent datant de 32 avant notre ère, émis du vivant de Cléopâtre et Marc Antoine. (Classical Numismatic Group / Wikimedia Commons)
L’héritage de Cléopâtre
Hormis la légende, que reste-t-il de Cléopâtre ? Son tombeau – et celui de Marc Antoine – n’a pas encore été retrouvé. Les textes anciens le situent dans les environs d’Alexandrie. Certains archéologues, professionnels et amateurs, en on fait l’objectif d’une vie, telle la docteure Kathleen Martinez qui, aux dernières nouvelles, fouillait le site de Taposiris Magna, à une cinquantaine de kilomètres au sud-ouest d’Alexandrie. Mais la plupart des archéologues pensent qu’il se trouve désormais sous les eaux, avec la plus grande partie de la ville antique d’Alexandrie, submergée à la fois par les tremblements de terre et la montée du niveau de la mer.
L’héritage qui n’a pas été entièrement accaparé par les Romains, ce sont ses enfants. Si Césarion a été tué, probablement sur ordre d’Auguste, les trois autres, ceux qu’elle a eus avec Marc Antoine, ont peut-être survécu. Cléopâtre Sélène, sa fille, a été élevée par Octavia, la sœur d’Auguste et ex-femme de Marc Antoine. Elle a été ensuite mariée à Juba II, roi de Numidie. Auguste leur a reconnu conjointement la souveraineté sur la Maurétanie (une partie de l’actuel Maghreb), et Sélène a eu la réputation d’une reine bonne et juste. Leurs descendants se seraient liés par mariage à de multiples reprises avec la noblesse romaine.
Son jumeau Alexandre Hélios aurait, lui aussi, été épargné, de même que le plus jeune fils, Ptolémée Philadelphe. S’ils ont survécu, ils ont pu être élevés avec leur sœur et peut-être l’ont-ils accompagnée en Maurétanie. Mais nous n’avons aucune certitude.
Le mausolée royal de Mauretanie à Tipaza, en Algérie. On dit que Juba II et Cléopâtre Sélène y auraient été inhumés, mais aucun corps n’y a jamais été retrouvé. (Lamine Bensaou / Wikimedia Commons)
« Déviante, socialement dérangeante »
Il faut cependant être conscients qu’aucun texte ou compte-rendu contemporain de Cléopâtre n’a été retrouvé – et encore moins venant de son propre camp. Les seuls récits proviennent d’historiens qui ont vécu au moins un siècle plus tard, influencés sinon dictés par la volonté des empereurs, Auguste au premier plan. Le rouleau compresseur culturel et historique de 400 ans de monde romain a décidé de l’image de certains personnages du passé qui n’étaient pas du bon côté de Rome. Les vaincus, comme les Gaulois. Ou Cléopâtre et Marc Antoine.
Le personnage de Cléopâtre a donc été façonné par ses vainqueurs, qui avaient tout intérêt à la mettre au rang de puissance malfaisante pour magnifier leur propre victoire et la grandeur de la civilisation romaine. En plus, elle avait l’infortune d’être une femme, ce qui lui a valu une réputation de séductrice impitoyable, de sorcière tentatrice et autres épithètes issus d’une histoire écrite par des hommes.
Le reste est à l’avenant : de l’Antiquité à Hollywood en passant par Shakespeare, c’est une Cléopâtre imaginaire qui s’est ancrée dans les esprits et a sublimé un portrait frisant la caricature. Comme le résume Stacy Schiff :
« Cléopâtre semble la création commune de propagandistes romains et de metteurs en scène hollywoodiens. »
« Elle souffre d’avoir séduit deux des plus grands hommes de son temps alors que son crime était en fait d’avoir scellé les mêmes partenariats dont profitait chaque homme au pouvoir »,analyse l’autrice. « Qu’elle le fasse à l’envers et sous son propre nom la rendait déviante, socialement dérangeante, une femme contre nature. Il ne lui reste qu’à mettre une étiquette vintage sur quelque chose dont nous avons toujours connu l’existence : une puissante sexualité féminine. » A-t-elle été amoureuse des grands hommes qu’elle a séduits ? « On ne sait pas si Cléopâtre a aimé Antoine ou César, mais nous savons qu’elle a fait en sorte que chacun d’eux fasse ses quatre volontés », répond Stacy Schiff.
Dans l’histoire de Cléopâtre, il faut donc savoir lire entre les lignes et le non-écrit semble nous raconter la vie d’une souveraine brillante qui a utilisé tous ses pouvoirs de séduction et de persuasion pour préserver à tout prix la grandeur de son pays et le protéger contre la convoitise romaine. Qu’elle ait échoué dans cette opération ne diminue en rien son mérite.
Voilà neuf ans que Paris déploie des milliers de soldats au Sahel pour lutter contre le terrorisme. En vain. Malgré quelques succès, les violences djihadistes ne cessent de s’étendre, le sentiment antifrançais se développe dans la région, Bamako pousse la France vers la sortie… Un dossier explosif pour Emmanuel Macron.
Un soldat de Takuba, la task force européenne, à Ménaka, en octobre 2021. (ALBERT FACELLY / DIVERGENCE)
Une simple convocation a suffi pour bouleverser l’ambiance feutrée des palais de la République. Le lundi 31 janvier, Joël Meyer, 60 ans, ambassadeur à Bamako, apprécié par ses pairs en France comme au Mali, a été reçu une toute petite demi-heure par le ministre malien des Affaires étrangères, et « invité à quitter le territoire national ». Il a dû faire ses bagages rapido-presto et rentrer à Paris en soixante-douze heures chrono. Sur l’échelle du protocole diplomatique, l’expulsion d’un ambassadeur est l’avant-dernière marche avant la fermeture d’une ambassade − la rupture consommée. Un épisode très rare, a fortiori venant d’un Etat considéré comme « ami ».
C’est le nouveau rebondissement spectaculaire d’un bras de fer entre Paris et Bamako qui s’est durci depuis le second coup d’Etat militaire de mai 2021. Et une déconfiture de plus dont la France, empêtrée dans le « bourbier » malien, se serait bien passée.
Barkhane, la plus longue opération militaire extérieure française depuis la fin de la guerre d’Algérie − avec 4 800 soldats déployés au Sahel depuis neuf ans et 880 millions d’euros dépensés rien qu’en 2020 − commence à sérieusement battre de l’aile. Et le Mali vient de faire une entrée aussi fracassante qu’inattendue dans la campagne présidentielle. L’opposition, qui a obtenu un débat parlementaire, ne se prive pas de donner du canon. « Nos soldats meurent pour un pays qui nous humilie » (Eric Zemmour). Il faut faire - « respecter la France et notre armée » (Marine Le Pen). « Vider l’abcès avec le pouvoir malien » (Jean-Luc Mélenchon). Organiser « une réunion urgente de la Minusma [la force onusienne, NDLR] » (Yannick Jadot)…
(MEHDI BENYEZZAR / L’OBS)
Emmanuel Macron, qui a pris le 1er janvier la présidence du Conseil de l’Union européenne pour six mois, espérait faire son entrée dans la course présidentielle auréolé par cette stature internationale. Las ! Déjà accaparé par la crise ukrainienne qui reste sous les feux de l’actualité et engagé dans un dialogue plein d’embûches avec Vladimir Poutine, le locataire de l’Elysée voit le piège malien se refermer sur lui.
Une position intenable
Tous les ingrédients sont en effet réunis pour faire de 2022 l’année de tous les dangers dans ce Sahel aussi vaste que l’Europe. Des violences djihadistes qui s’étendent maintenant à des zones longtemps épargnées. Des paramilitaires russes de la société privée Wagner, proche du Kremlin, qui se déploient au Mali. Des autorités maliennes qui multiplient les messages d’hostilité. Une situation sociale catastrophique, terreau idéal pour le djihadisme. Sans oublier l’instabilité et l’incertitude qui rongent peu à peu la région… Après deux coups d’Etat au Mali, en 2020 et 2021, celui de septembre 2021 en Guinée, le Burkina Faso vient à son tour d’être le théâtre d’un putsch militaire. Le Mali, où est stationnée la moitié des troupes de Barkhane, pousse la France vers la sortie, et rend sa position de plus en plus intenable.
La junte militaire, qui a renversé il y a dix-huit mois l’ancien président Ibrahim Boubacar Keïta, a franchi toutes les lignes rouges fixées par la communauté internationale et ne cesse de faire monter la tension. En sollicitant les services des mercenaires de Wagner (ce qu’elle dément), dont la présence est jugée incompatible avec celle des soldats français et européens, elle a compromis le déroulement de certaines missions.
Fin 2021, elle a remis en cause les accords de défense liant Bamako à Paris. Rien qu’au cours du mois de janvier 2022, elle a restreint les conditions de survol de certains avions militaires étrangers, y compris ceux de la force onusienne, la Minusma, exigé le départ des soldats danois qui venaient de rejoindre Takuba, la task force européenne (quelque 800 militaires) chère à Emmanuel Macron ; et enfin accusé la France d’être derrière les sanctions économiques et diplomatiques infligées au Mali par la Cedeao (Communauté économique des Etats de l’Afrique de l’Ouest) pour le non-respect de ses engagements à tenir des élections.
Le président Macron et son homologue malien Ibrahim Boubacar Keïta avec les troupes de Barkhane à Gao, en mai 2017. (CHRISTOPHE PETIT TESSON / AFP)
La junte surfe sur un sentiment antifrançais croissant au sein de la population, nourri par l’impuissance de Paris à juguler la menace terroriste. Fin novembre, dans un geste de défiance sans précédent, des manifestants au Burkina Faso puis au Niger ont bloqué un convoi militaire français d’une centaine de véhicules qui devait rallier la base de Gao, dans le nord-est du Mali. L’épisode a coûté la vie à trois manifestants au Niger, dans des circonstances confuses. A la mi-janvier, les pancartes brandies par les Maliens descendus dans la rue pour protester contre les sanctions de la Cedeao multipliaient les slogans hostiles : « Malheur aux oppresseurs du peuple malien, la France, l’Union européenne et la Cedeao. » Au ministère français des Armées, on constate :
« Plus le temps passe, plus nous sommes vus comme une force d’occupation, et plus s’accroît un sentiment antifrançais totalement irrationnel. »
Un acte de guerre symbolique
Dans ce contexte incandescent, la mort d’un soldat français, le 53e, à tomber sur le champ de bataille sahélien, a été presque occultée. Alexandre Martin, 24 ans, brigadier, a été tué le 22 janvier dans une attaque au mortier. Il n’était pas en mission dans le désert, il n’a pas été victime d’un engin explosif artisanal dissimulé, comme c’est souvent le cas, sur la route. Non, il se trouvait à l’intérieur de la base militaire de Gao, le plus grand camp français du Mali, le bastion de Barkhane, une véritable forteresse où vivent 1 700 personnes, et qui comprend une piste d’atterrissage, un hôpital, une cantine et des logements en dur. Un acte de guerre symbolique.
Manifestation contre la France à Bamako en 2020. (STRINGER / ANADOLU AGENCY VIA AFP)
Après l’annonce de ce décès, Emmanuel Macron a tenu à confirmer « la détermination de la France à poursuivre la lutte contre le terrorisme dans la région ». Mais la question se pose de plus en plus : jusqu’à quand ? Amer, un ancien diplomate résume :
« J’ai annoncé que c’était un bourbier dès 2013 : j’ai été viré pour ça.Nous avons fait exactement les mêmes erreurs qu’en Afghanistan. L’issue sera la même. Nous allons partir, oui, mais la queue entre les jambes, et sans avoir rien réglé. »
En décidant en juin « la transformation profonde » de Barkhane, le retrait des bases de Kidal, Tessalit et Tombouctou dans le Nord, et la réduction de 4 800 à 3 000 du nombre des militaires d’ici à 2023, Emmanuel Macron semble faire, avec retard, le constat de l’impasse. Et traduire sa volonté d’en sortir avec le moins de dégâts possible.
Accompagner les armées locales
Pour comprendre comment on en est arrivé là, il faut remonter dix ans en arrière. A l’implosion du Mali en 2012, sous l’effet des débordements des conflits de ses voisins algérien et libyen. Djihadistes et tribus féodales touarègues séparatistes, aux objectifs pourtant radicalement opposés, s’allient pour prendre les villes du nord du Mali, avant que les premiers n’en chassent les seconds.
L’intervention française, décidée en janvier 2013 sous les applaudissements de la planète, permet de reconquérir le Nord. Mission accomplie pour les forces françaises envoyées dans l’urgence pour stopper des « colonnes » de djihadistes qui descendaient vers le sud et, selon l’analyse de Paris, pouvaient menacer Bamako. Tombouctou, Gao, Kidal, les villes du Nord occupées par les extrémistes, soumises à la charia et la terreur, sont libérées. Le ministère des Armées le rappelle à l’envi :
« Nous avons évité l’effondrement du pays, qui aurait pu tomber sous le contrôle des djihadistes. »
La visite sur place, le 2 février 2013, de François Hollande, fêté comme un héros − « le plus beau jour de ma vie politique », dira-t-il−, est restée dans les annales.
Des Maliens saluent un convoi de véhicules de l’opération Serval dans le nord du Mali, en 2013. (ERIC FEFERBERG / AFP)
Le président François Hollande, le 2 février 2013, à Bamako. (ERIC FEFERBERG / AFP)
Tout le monde, au Mali comme en France, s’accorde à dire que cette opération baptisée « Serval » est un succès incontestable sur le plan militaire, que la décision d’intervenir était courageuse. Originaire de la région de Mopti, non loin de Konna où l’armée française a livré une bataille décisive, Boubacar Ba, chercheur au Centre d’Analyse sur la Gouvernance et la Sécurité au Sahel, se souvient :
«C’était comme une deuxième libération après l’indépendance de 1958. La France nous rendait ce que nous avions fait pour elle lors des deux Guerres mondiales [l’engagement des soldats africains de l’empire colonial, NDLR]. »
Mais, très vite, l’optimisme cède la place à l’inquiétude. Les terroristes sont certes désorganisés, mais disséminés au sein des populations, ils profitent des frontières poreuses pour ouvrir de nouveaux fronts dans les pays limitrophes. L’idée d’un engagement de courte durée est abandonnée, mais on continue de croire que l’éradication de cette poignée d’irréductibles est à la portée des soldats français. Un ancien diplomate raconte :
« Nous voulions finir le travail en beauté, en éliminant ce que nous prenions pour des “résidus” de terrorisme. Et puis François Hollande voulait surfer sur son image de glorieux chef de guerre, sans se rendre compte que cela allait être plus compliqué. »
En août 2014, Serval se transforme en Barkhane : l’opération s’étend à cinq pays − Mali, Burkina Faso, Niger, Tchad et Mauritanie − afin d’aider leurs fragiles armées à empêcher la formation de nouveaux sanctuaires terroristes. On explique au ministère des Armées : « Nous avons basculé dans une logique d’accompagnement des forces armées locales, car c’était la seule façon d’apporter une réponse durable, En 2013, les troupes maliennes comptaient 7 000 hommes. Aujourd’hui, ils sont 40 000. »
Un manque d’objectifs clairs
Mais loin de reculer, le djihadisme, initialement limité au nord du Mali, va s’étendre : il se propage à la zone dite des « trois frontières », à cheval entre le Mali, le Burkina Faso et le Niger, et menace les pays côtiers du golfe de Guinée, de la Côte d’Ivoire au Bénin.
Selon l’ONG Acled, spécialisée dans la collecte de données des conflits armés, plus de 2 300 civils et militaires sont morts entre janvier 2020 et juin 2021 dans les attaques terroristes au Mali, au Burkina Faso et au Niger. Les armées font désormais face à deux entités, elles-mêmes rivales, et qui s’affrontent localement dans une guerre d’influence. D’une part, les premiers djihadistes, affiliés à Al-Qaida, fédérés depuis 2017 sous le nom de GSIM (Groupe de Soutien à l’Islam et aux Musulmans) et dirigés par le Touareg Iyad Ag Ghali.
D’autre part, apparu un peu plus tard, l’Etat islamique au Grand Sahara (EIGS), relié à Daech. Nicolas Normand, ancien ambassadeur au Mali, précise : « Le GSIM est adepte d’un terrorisme “modéré” : il ne souhaite pas faire d’attentats en Europe, et n’en commet pas dans les grandes villes sahéliennes. Ses combattants ciblent les autorités et ceux qui collaborent avec elles. L’EIGS, lui, n’a pas ces scrupules ; il n’a pas les moyens de commettre des attentats, mais il est plus radical, et sème le chaos pour prendre le pouvoir. »
Des instructeurs militaires français de la force Barkhane forment au combat des soldats des Forces armées maliennes (FAMa) à Gao en janvier 2021. (FRÉDÉRIC PÉTRY / HANS LUCAS)
C’est l’irruption violente de l’EIGS qui va amener en 2020 la France et les cinq Etats du Sahel à concentrer leurs forces sur la zone des « trois frontières », la plus attaquée. Les têtes de l’hydre terroriste tombent : l’Algérien Abdelmalek Droukdel, chef d’Al-Qaida au Maghreb islamique (Aqmi) affilié au GSIM, est tué en juin 2020 ; Adnan Abou Walid al-Sahraoui, chef de l’EIGS, le sera en août 2021. Yvan Guichaoua, spécialiste du Sahel et enseignant-chercheur à la Brussels School of International Studies (University of Kent), analyse :
« Mais abattre les chefs n’a pas réduit la capacité de nuisance des djihadistes. Car ces groupes ne fonctionnent pas sur un système pyramidal. Ils ont une capacité à se régénérer et à remplacer leurs chefs. »
D’autre part, la chercheuse Niagalé Bagayoko, présidente du cercle de réflexion African Security Sector Network, note :
« Les succès tactiques de Barkhane n’ont jamais été convertis en victoire stratégique, faute d’objectifs clairs. L’une des erreurs de l’approche française a été de combattre les terroristes sans répondre au défi posé par leur projet politique. »
Ce qui permet au djihadisme de prospérer au Sahel n’a pas été réglé : absence de perspectives pour les jeunes ruraux, multiplication des conflits intercommunautaires, inégalités… Le colonel Raphaël Bernard, qui a quitté l’uniforme en juillet 2020 et a publié en novembre 2021 « Au cœur de Barkhane » (JPO), a participé à plusieurs opérations au Mali entre 2014 et 2020. Il pointe les responsabilités de Bamako :
« L’Etat malien n’a pas réinvesti les zones que nous avions pacifiées avec l’aide des FAMa [Forces armées maliennes, NDLR]. Il n’a pas envoyé de fonctionnaires, d’instituteurs, de juges… Alors les djihadistes sont revenus offrir aux populations ce que les autorités n’étaient pas en mesure de faire : des écoles coraniques et des tribunaux basés sur la charia. Pour les populations, c’est toujours mieux que rien. »
Le Mali, comme le Niger, le Tchad et le Burkina Faso, se situe tout en bas du classement du Pnud (Programme des Nations unies pour le Développement), fondé sur l’indice de développement humain (PIB, espérance de vie, niveau d’éducation).
Une déstabilisation plus grande ?
L’accord d’Alger de 2015, censé assurer la paix dans le nord du Mali, tout du moins avec les ex-séparatistes touaregs, est menacé de pourrissement. Les initiatives régionales et internationales n’ont pas obtenu les résultats escomptés. La force conjointe du G5 Sahel (Mauritanie, Mali, Burkina Faso, Niger et Tchad) qui doit affecter des bataillons le long des frontières, manque de moyens financiers, d’équipements et de coordination. La montée en puissance de Takuba, sur laquelle Emmanuel Macron s’appuie pour ne plus apparaître en première ligne, est désormais en sursis, dans l’attente d’une décision imminente des pays européens.
Officiellement cette avalanche de problèmes ne change pas la donne sur le terrain militaire. Les missions continuent, comme en témoigne la « neutralisation », rendue publique en janvier, d’une soixantaine de djihadistes dans le nord du Burkina Faso. A défaut du Mali, l’Elysée table sur les autres membres du G5 Sahel, ainsi que sur les pays côtiers du golfe de Guinée demandeurs d’une aide française.
« L’Afrique de l’Ouest est une cible dans la volonté d’expansion des organisations terroristes qui ont un agenda international. Cette menace justifie le maintien de notre engagement, explique une source diplomatique. Mais le nouvel obstacle qu’est l’attitude de la junte pourrait nous empêcher, à court et moyen terme, de mener au Mali la transformation de Barkhane déjà engagée dans les pays voisins. »
Des soldats de la Légion étrangère appartenant à Barkhane dans le nord-est du Mali, en février 2020. (FINBARR O’REILLY / NYT-REDUX-REA)
Assiste-t-on à la chronique d’une rupture annoncée ? Laquelle pourrait entraîner une déstabilisation encore plus grande de la région sahélienne et un nouvel essor du terrorisme ? Le colonel Raphaël Bernard estime que le départ de la France doit être accéléré :
« Neuf ans de présence, c’est long, c’est suffisant. Barkhane a engrangé des réussites, mais les effets collatéraux négatifs sont en train de monter. Nous ne pouvons pas ignorer les critiques suscitées par notre présence. »
Moussa Mara, qui fut Premier ministre de l’ex-président Ibrahim Boubacar Keïta, se veut, lui, rassurant : « Le départ de Barkhane n’entraînera pas l’effondrement du Mali, avec des djihadistes qui occuperaient les villes, comme ce fut le cas en 2012. Nos troupes sont aujourd’hui mieux équipées, plus aguerries, plus nombreuses. »
La décision d’Emmanuel Macron il y a six mois de faire évoluer le dispositif Barkhane était un premier pas. Il s’agissait « de réduire l’exposition politique et le bruit de fond médiatique, de ne pas être embêté sur ce sujet pendant la campagne présidentielle », indique un ancien diplomate. Objectif raté. La donne a changé. Le président va devoir affronter les retombées de cette crise, et peut-être être contraint d’ordonner un retrait, alors qu’il avait fait de la refondation des relations avec l’Afrique une priorité. Le sort du Sahel pèsera-t-il dans l’opinion publique ? Difficile pour l’instant d’en évaluer le coût politique. Il y a un an, un sondage Ifop- « le Point » révélait que 51 % de la population française désapprouvaient les opérations militaires au Mali. Lors des derniers vœux de son quinquennat aux Armées, Emmanuel Macron avait quasiment esquivé le sujet du Sahel. Son silence devient de plus en plus difficile à tenir.
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