Mon Algérie, par Lyes Salem
L’acteur et cinéaste Lyes Salem a grandi entre la Grande Poste d’Alger et Albi, dans le Tarn. Entre l’image de l’oncle Tahar, martyr de la Révolution algérienne, et celle d’un arrière-grand-père colonialiste.
L’acteur et cinéaste Lyes Salem, en janvier 2021. (JEAN-FRANÇOIS ROBERT POUR « L’OBS »)
A l’approche du 60e anniversaire de l’indépendance de l’Algérie, une semaine après la remise du rapport Stora, « l’Obs » publie une trentaine de témoignages de personnalités dont l’histoire s’entremêle avec celle du pays. L’album complet « Nos mémoires d’Algérie », en kiosque le 28 janvier, est à consulter ici. Lisez les souvenirs de Faïza Guène, Alice Zeniter, Arnaud Montebourg. Ou de Lyes Salem, scénariste et réalisateur (son premier long-métrage « Mascarades » a représenté l’Algérie aux Oscars), qui se sent chez lui « de Dunkerque à Tamanrasset ».
« Les changements de décor ont rythmé mon enfance. Entre le quartier de la Grande Poste, à Alger, où je vivais l’année avec mes parents. Et le quartier de Veyrières à Albi, dans le Tarn, chez mes grands-parents maternels, où on passait presque toutes les vacances scolaires. À Alger, dans le salon de ma grand-mère, il y avait une photo en noir et blanc, patinée, celle de l’oncle Tahar, tué dans une embuscade en 1961. Il fixait l’objectif d’un regard méfiant. La photo trônait seule sur le mur du modeste salon, comme pour afficher le prix que ma grand-mère avait payé pour l’indépendance. Sa légende a marqué mon enfance. Comme prisonnier de sa photo, l’oncle Tahar, attestait d’un temps que mon père et mes oncles avaient en horreur. L’Algérie du temps de la France. J’étais galvanisé par la fierté qui jaillissait de ces récits de résistance, impressionné par la colère qui vibrait encore sous les mots. Ils avaient en horreur l’Algérie du temps de la France, mais pas la France.
De la colère, à Albi, il y en avait peu. Le grand récit “mythologique” retraçait la carrière de footballeur de mon grand-père, avec comme point d’orgue sa titularisation à l’AS Monaco dans les années 1940. Dans la chambre où je dormais, il y avait aussi un cadre suspendu au mur : un “clown triste” de Bernard Buffet. Mais de l’Algérie et de la guerre, aucune trace. Il m’arrivait même de me demander si c’était bien de cette France-là que l’oncle Tahar avait triomphé. Ce dont on parlait entre les parties de Scrabble ou de tarot, c’était de la gauche qui devait réussir à gouverner et de la droite pour laquelle on ne voterait jamais. Bien plus tard, j’ai appris qu’un de mes arrière-grands-pères, “Le Paul”, avait quitté Torcy en région parisienne pour se rendre au Maroc, puis en Algérie, à la fin des années 1940. Et qu’au début des années 1960, il aurait pris part à des actions de l’OAS.
Mais alors ? C’est peut-être “Le Paul” qui a fumé l’oncle Tahar ? La question m’a taraudé jusqu’à ce que je me rende compte que les dates et les lieux ne concordaient pas.
Une boule à facettes avec une musique trop forte
De quoi est-ce que je dois parler aujourd’hui ? Comment en parler ? Faut-il que je choisisse un camp ? Entre une mère albigeoise, un père algérois, une grand-mère musulmane, une autre catholique, et deux fantômes qui se regardent en chiens de faïence, la question m’a obsédé et m’obsède encore. M’obsédera toujours ? La relation entre mes deux pays est comme une boule à facettes dont les miroirs réfléchissent une multitude de faisceaux dans un espace confiné où la musique est beaucoup trop forte pour qu’on puisse se comprendre. Ça nous aveugle, nous étourdit jusqu’au vertige, et pourtant c’est beau.
Qu’est-ce qui rend si conflictuelle et passionnelle la relation entre deux pays, colocataires d’une même histoire ? Pourquoi est-ce que je ressens toujours cette crainte d’avoir l’air de bouder l’un parce que je flatte l’autre ? Il y a un chapitre peu connu et pourtant essentiel qui peut sans doute apporter un début de réponse : le “code de l’indigénat” et ses peines propres aux “indigènes”, qui les réduits à l’état de sujets. Une législation que le pouvoir colonial instaure pour briser les résistances. Il était alors “normal” qu’il y ait des citoyens supérieurs et des sujets inférieurs. Un des plus forts traumatismes algériens est enfoui là. La mémoire collective française, elle, souffre de ce que ce même code fait se parjurer les droits éclairés de 1789. Il les annule.
La guerre d’Algérie s’emballe moins de dix ans après la victoire sur l’Allemagne nazie. De jeunes gens qui faisaient leur service militaire arrivent alors dans ce conflit après avoir grandi à l’ombre d’un père ou d’un oncle, héros de la Résistance, galvanisés par les valeurs universelles que prône le Conseil de la Résistance. Tout cela est pulvérisé par les atrocités de la guerre, par ce que leur France a pu instaurer ailleurs, dans leur dos. Ils se voient alors ressembler davantage aux bourreaux qu’aux résistants. L’Algérie est un mauvais souvenir qu’on préfère oublier. L’un des traumatismes français, silencieux, se niche ici.
De Dunkerque à Tamanrasset, je suis chez moi
Aujourd’hui, Français comme Algériens, nous avons tous reçu en héritage le code de l’indigénat, il est toujours là, dans l’angle mort de nos imaginaires. Comme un piège invisible, il faut jeter dessus un peu de sable pour le faire apparaître et pouvoir l’enjamber. Je sais que beaucoup conçoivent mal qu’on puisse se sentir à la fois français et algérien. Pourtant, c’est ce que je revendique, avec beaucoup d’autres. Nous ne sommes pas le problème que dénoncent certains, ni même l’anomalie. Nous sommes la solution, l’antidote. De Dunkerque à Tamanrasset, je suis chez moi. De Metz à Tindouf, j’aime chaque bout de trottoir, chaque coin de rue, et tant mieux s’ils ne sont pas faits du même asphalte, ni de la même pierre. De Brest à Djanet, le même ciel, qu’il soit gris ou bleu, menace de me tomber sur la tête.
Qu’on l’appelle “guerre d’Algérie” ou “guerre de libération”, elle est derrière nous. Elle fait partie du passé. On ne se tourne pas vers l’avenir, enfermés dans une machine à remonter le temps. L’avenir se construit avec ceux qui sont capables de trouver le bon équilibre entre tous les déséquilibres qui leur ont été légués. »
Lyes Salem, acteur, scénariste et cinéaste, est né en 1973 à Alger, d’un père algérien et d’une mère française. Il a réalisé « l’Oranais » en 2013 et a joué récemment dans « les Justes », mis en scène par Abd Al Malik, au Théâtre du Châtelet, à Paris.1827 Exaspéré que Paris ne règle pas une dette de près de trente ans pour une livraison de blé, le dey d’Alger donne un coup de chasse-mouches au consul de France. Le roi Charles X utilise le prétexte pour engager un bras de fer avec « la régence d’Alger », dépendant de l’Empire ottoman depuis le XVIe siècle, et ordonner le blocus des côtes d’Algérie.
1830 Débarquement de 30 000 soldats français sur la presqu’île de Sidi-Ferruch et prise d’Alger.
1844 Les troupes françaises, placées sous les ordres des généraux Cavaignac puis Bugeaud, commencent à pratiquer les « enfumades », consistant à allumer des feux à l’entrée de grottes pour asphyxier les tribus rebelles qui y sont réfugiées.
1847 Reddition de l’émir Abd el-Kader, le chef militaire et religieux qui avait lancé la résistance contre les occupants français.
1848 La partie nord du territoire algérien est divisée en trois départements français, d’Alger, d’Oran et de Constantine.
1863 Deux sénatus-consultes de Napoléon III prévoient la protection de la propriété des tribus (1863) puis la naturalisation des indigènes musulmans et juifs (1865). Le barrage des colons face aux deux mesures, le peu d’enthousiasme des indigènes pour la seconde les rendent inappliqués.
1870 Adolphe Crémieux, ministre de la Justice du gouvernement de défense nationale français, signe un décret octroyant automatiquement la nationalité française à tous les juifs d’Algérie.
1871 Révolte de Kabylie, la plus grande insurrection avant la guerre d’indépendance. Plus de 250 tribus, menées par le cheikh El Mokrani, se soulèvent contre les Français. Elle est écrasée par une répression féroce et se conclut par une confiscation de terres massive.
1881 Adoption du « code de l’indigénat », qui soumet les musulmans à un régime pénal d’exception.
1889 Loi de naturalisation massive de tous les colons d’origine européenne (majoritairement espagnols, italiens et maltais).
1898 Point d’orgue de la haine antisémite des Européens. En mai, les législatives donnent quatre des six sièges de la colonie à des députés « antijuifs » dont Edouard Drumont, auteur de « la France juive » et leader antidreyfusard. En juin, émeutes sanglantes contre les juifs à Alger (après celles de 1896 dans la même ville, et celles d’Oran en 1897). En novembre, élection à la mairie de l’agitateur antisémite Max Régis (révoqué deux mois plus tard en raison de sa violence).
1902 Création des Territoires du Sud, administrant l’immense partie du Sahara conquise par la France.
1914-1918 La Première Guerre mondiale fait 23 000 morts parmi les 150 000 Français d’Algérie mobilisés et 25 000 parmi les 173 000 indigènes musulmans.
1926 Fondation de l’Etoile nord-africaine. D’abord liée aux communistes, l’organisation va devenir, sous la direction de Messali Hadj, un des premiers partis prônant l’indépendance de l’Algérie.
1936 Le projet Blum-Viollette (du nom d’un ancien gouverneur d’Algérie), porté par le Front populaire, prévoit d’étendre la nationalité française à environ 20 000 musulmans. Il est violemment rejeté par les Européens.
1940 L’Algérie se range du côté de Pétain en juin. Révocation du décret Crémieux de naturalisation des juifs, en octobre.
1942 Les Alliés anglo-américains débarquent en Afrique du Nord. Alger devient en 1943 la capitale de la France libre.
1943 Ferhat Abbas publie le « Manifeste du peuple algérien » qui demande un nouveau statut pour la « nation algérienne », et réclame l’égalité pour les musulmans. Il est assigné à résidence par le général de Gaulle.
1945 Une manifestation indépendantiste à Sétif dégénère le 8 mai. Une centaine d’Européens sont tués. Les autorités françaises déclenchent une répression qui, à Sétif et Guelma, fait des milliers de victimes musulmanes.
1954 Le FLN, nouvellement créé, déclenche une série d’attentats sur le territoire algérien dans la nuit du 1er novembre. La « Toussaint rouge » marque le début de la guerre d’Algérie.
1956 Le gouvernement du président du Conseil socialiste Guy Mollet fait voter les « pouvoirs spéciaux » pour le « rétablissement de l’ordre » en Algérie.
1957 La « bataille d’Alger » est marquée par les attentats du FLN et l’utilisation massive de la torture par l’armée française.
1958 Retour au pouvoir du général de Gaulle en mai. Depuis le balcon du gouvernement général, à Alger, il lance son célèbre « je vous ai compris » en juin.
1959 De Gaulle propose l’autodétermination aux populations d’Algérie.
1960 Les partisans de l’Algérie française organisent à Alger la « semaine des barricades ».
1961 Putsch avorté des généraux Challe, Jouhaud, Salan et Zeller.
1962 Signature des accords d’Evian et du cessez-le-feu les 18 et 19 mars. L’Algérie est officiellement indépendante le 5 juillet. A Oran, des enlèvements et massacres de colons déclenchent, durant tout l’été, l’exode massif des pieds-noirs.
1967 Conformément aux accords d’Evian, l’armée française évacue les diverses bases du Sahara (In Ecker, Reggane) dans lesquelles elle procédait à des essais nucléaires.
Par Lyes Salem (cinéaste)
·
Publié le 25 janvier 2021 à 16h30
·https://www.nouvelobs.com/histoire/20210125.OBS39338/mon-algerie-par-lyes-salem-mais-alors-c-etait-peut-etre-le-paul-qui-avait-tue-l-oncle-tahar.html#modal-msg
.
.
Les commentaires récents