Voilà neuf ans que Paris déploie des milliers de soldats au Sahel pour lutter contre le terrorisme. En vain. Malgré quelques succès, les violences djihadistes ne cessent de s’étendre, le sentiment antifrançais se développe dans la région, Bamako pousse la France vers la sortie… Un dossier explosif pour Emmanuel Macron.
Un soldat de Takuba, la task force européenne, à Ménaka, en octobre 2021. (ALBERT FACELLY / DIVERGENCE)
Une simple convocation a suffi pour bouleverser l’ambiance feutrée des palais de la République. Le lundi 31 janvier, Joël Meyer, 60 ans, ambassadeur à Bamako, apprécié par ses pairs en France comme au Mali, a été reçu une toute petite demi-heure par le ministre malien des Affaires étrangères, et « invité à quitter le territoire national ». Il a dû faire ses bagages rapido-presto et rentrer à Paris en soixante-douze heures chrono. Sur l’échelle du protocole diplomatique, l’expulsion d’un ambassadeur est l’avant-dernière marche avant la fermeture d’une ambassade − la rupture consommée. Un épisode très rare, a fortiori venant d’un Etat considéré comme « ami ».
C’est le nouveau rebondissement spectaculaire d’un bras de fer entre Paris et Bamako qui s’est durci depuis le second coup d’Etat militaire de mai 2021. Et une déconfiture de plus dont la France, empêtrée dans le « bourbier » malien, se serait bien passée.
Barkhane, la plus longue opération militaire extérieure française depuis la fin de la guerre d’Algérie − avec 4 800 soldats déployés au Sahel depuis neuf ans et 880 millions d’euros dépensés rien qu’en 2020 − commence à sérieusement battre de l’aile. Et le Mali vient de faire une entrée aussi fracassante qu’inattendue dans la campagne présidentielle. L’opposition, qui a obtenu un débat parlementaire, ne se prive pas de donner du canon. « Nos soldats meurent pour un pays qui nous humilie » (Eric Zemmour). Il faut faire - « respecter la France et notre armée » (Marine Le Pen). « Vider l’abcès avec le pouvoir malien » (Jean-Luc Mélenchon). Organiser « une réunion urgente de la Minusma [la force onusienne, NDLR] » (Yannick Jadot)…
Emmanuel Macron, qui a pris le 1er janvier la présidence du Conseil de l’Union européenne pour six mois, espérait faire son entrée dans la course présidentielle auréolé par cette stature internationale. Las ! Déjà accaparé par la crise ukrainienne qui reste sous les feux de l’actualité et engagé dans un dialogue plein d’embûches avec Vladimir Poutine, le locataire de l’Elysée voit le piège malien se refermer sur lui.
Une position intenable
Tous les ingrédients sont en effet réunis pour faire de 2022 l’année de tous les dangers dans ce Sahel aussi vaste que l’Europe. Des violences djihadistes qui s’étendent maintenant à des zones longtemps épargnées. Des paramilitaires russes de la société privée Wagner, proche du Kremlin, qui se déploient au Mali. Des autorités maliennes qui multiplient les messages d’hostilité. Une situation sociale catastrophique, terreau idéal pour le djihadisme. Sans oublier l’instabilité et l’incertitude qui rongent peu à peu la région… Après deux coups d’Etat au Mali, en 2020 et 2021, celui de septembre 2021 en Guinée, le Burkina Faso vient à son tour d’être le théâtre d’un putsch militaire. Le Mali, où est stationnée la moitié des troupes de Barkhane, pousse la France vers la sortie, et rend sa position de plus en plus intenable.
La junte militaire, qui a renversé il y a dix-huit mois l’ancien président Ibrahim Boubacar Keïta, a franchi toutes les lignes rouges fixées par la communauté internationale et ne cesse de faire monter la tension. En sollicitant les services des mercenaires de Wagner (ce qu’elle dément), dont la présence est jugée incompatible avec celle des soldats français et européens, elle a compromis le déroulement de certaines missions.
Fin 2021, elle a remis en cause les accords de défense liant Bamako à Paris. Rien qu’au cours du mois de janvier 2022, elle a restreint les conditions de survol de certains avions militaires étrangers, y compris ceux de la force onusienne, la Minusma, exigé le départ des soldats danois qui venaient de rejoindre Takuba, la task force européenne (quelque 800 militaires) chère à Emmanuel Macron ; et enfin accusé la France d’être derrière les sanctions économiques et diplomatiques infligées au Mali par la Cedeao (Communauté économique des Etats de l’Afrique de l’Ouest) pour le non-respect de ses engagements à tenir des élections.
La junte surfe sur un sentiment antifrançais croissant au sein de la population, nourri par l’impuissance de Paris à juguler la menace terroriste. Fin novembre, dans un geste de défiance sans précédent, des manifestants au Burkina Faso puis au Niger ont bloqué un convoi militaire français d’une centaine de véhicules qui devait rallier la base de Gao, dans le nord-est du Mali. L’épisode a coûté la vie à trois manifestants au Niger, dans des circonstances confuses. A la mi-janvier, les pancartes brandies par les Maliens descendus dans la rue pour protester contre les sanctions de la Cedeao multipliaient les slogans hostiles : « Malheur aux oppresseurs du peuple malien, la France, l’Union européenne et la Cedeao. » Au ministère français des Armées, on constate :
« Plus le temps passe, plus nous sommes vus comme une force d’occupation, et plus s’accroît un sentiment antifrançais totalement irrationnel. »
Un acte de guerre symbolique
Dans ce contexte incandescent, la mort d’un soldat français, le 53e, à tomber sur le champ de bataille sahélien, a été presque occultée. Alexandre Martin, 24 ans, brigadier, a été tué le 22 janvier dans une attaque au mortier. Il n’était pas en mission dans le désert, il n’a pas été victime d’un engin explosif artisanal dissimulé, comme c’est souvent le cas, sur la route. Non, il se trouvait à l’intérieur de la base militaire de Gao, le plus grand camp français du Mali, le bastion de Barkhane, une véritable forteresse où vivent 1 700 personnes, et qui comprend une piste d’atterrissage, un hôpital, une cantine et des logements en dur. Un acte de guerre symbolique.
Après l’annonce de ce décès, Emmanuel Macron a tenu à confirmer « la détermination de la France à poursuivre la lutte contre le terrorisme dans la région ». Mais la question se pose de plus en plus : jusqu’à quand ? Amer, un ancien diplomate résume :
« J’ai annoncé que c’était un bourbier dès 2013 : j’ai été viré pour ça. Nous avons fait exactement les mêmes erreurs qu’en Afghanistan. L’issue sera la même. Nous allons partir, oui, mais la queue entre les jambes, et sans avoir rien réglé. »
En décidant en juin « la transformation profonde » de Barkhane, le retrait des bases de Kidal, Tessalit et Tombouctou dans le Nord, et la réduction de 4 800 à 3 000 du nombre des militaires d’ici à 2023, Emmanuel Macron semble faire, avec retard, le constat de l’impasse. Et traduire sa volonté d’en sortir avec le moins de dégâts possible.
Accompagner les armées locales
Pour comprendre comment on en est arrivé là, il faut remonter dix ans en arrière. A l’implosion du Mali en 2012, sous l’effet des débordements des conflits de ses voisins algérien et libyen. Djihadistes et tribus féodales touarègues séparatistes, aux objectifs pourtant radicalement opposés, s’allient pour prendre les villes du nord du Mali, avant que les premiers n’en chassent les seconds.
L’intervention française, décidée en janvier 2013 sous les applaudissements de la planète, permet de reconquérir le Nord. Mission accomplie pour les forces françaises envoyées dans l’urgence pour stopper des « colonnes » de djihadistes qui descendaient vers le sud et, selon l’analyse de Paris, pouvaient menacer Bamako. Tombouctou, Gao, Kidal, les villes du Nord occupées par les extrémistes, soumises à la charia et la terreur, sont libérées. Le ministère des Armées le rappelle à l’envi :
« Nous avons évité l’effondrement du pays, qui aurait pu tomber sous le contrôle des djihadistes. »
La visite sur place, le 2 février 2013, de François Hollande, fêté comme un héros − « le plus beau jour de ma vie politique », dira-t-il −, est restée dans les annales.
Tout le monde, au Mali comme en France, s’accorde à dire que cette opération baptisée « Serval » est un succès incontestable sur le plan militaire, que la décision d’intervenir était courageuse. Originaire de la région de Mopti, non loin de Konna où l’armée française a livré une bataille décisive, Boubacar Ba, chercheur au Centre d’Analyse sur la Gouvernance et la Sécurité au Sahel, se souvient :
« C’était comme une deuxième libération après l’indépendance de 1958. La France nous rendait ce que nous avions fait pour elle lors des deux Guerres mondiales [l’engagement des soldats africains de l’empire colonial, NDLR]. »
Mais, très vite, l’optimisme cède la place à l’inquiétude. Les terroristes sont certes désorganisés, mais disséminés au sein des populations, ils profitent des frontières poreuses pour ouvrir de nouveaux fronts dans les pays limitrophes. L’idée d’un engagement de courte durée est abandonnée, mais on continue de croire que l’éradication de cette poignée d’irréductibles est à la portée des soldats français. Un ancien diplomate raconte :
« Nous voulions finir le travail en beauté, en éliminant ce que nous prenions pour des “résidus” de terrorisme. Et puis François Hollande voulait surfer sur son image de glorieux chef de guerre, sans se rendre compte que cela allait être plus compliqué. »
En août 2014, Serval se transforme en Barkhane : l’opération s’étend à cinq pays − Mali, Burkina Faso, Niger, Tchad et Mauritanie − afin d’aider leurs fragiles armées à empêcher la formation de nouveaux sanctuaires terroristes. On explique au ministère des Armées : « Nous avons basculé dans une logique d’accompagnement des forces armées locales, car c’était la seule façon d’apporter une réponse durable, En 2013, les troupes maliennes comptaient 7 000 hommes. Aujourd’hui, ils sont 40 000. »
Un manque d’objectifs clairs
Mais loin de reculer, le djihadisme, initialement limité au nord du Mali, va s’étendre : il se propage à la zone dite des « trois frontières », à cheval entre le Mali, le Burkina Faso et le Niger, et menace les pays côtiers du golfe de Guinée, de la Côte d’Ivoire au Bénin.
Selon l’ONG Acled, spécialisée dans la collecte de données des conflits armés, plus de 2 300 civils et militaires sont morts entre janvier 2020 et juin 2021 dans les attaques terroristes au Mali, au Burkina Faso et au Niger. Les armées font désormais face à deux entités, elles-mêmes rivales, et qui s’affrontent localement dans une guerre d’influence. D’une part, les premiers djihadistes, affiliés à Al-Qaida, fédérés depuis 2017 sous le nom de GSIM (Groupe de Soutien à l’Islam et aux Musulmans) et dirigés par le Touareg Iyad Ag Ghali.
D’autre part, apparu un peu plus tard, l’Etat islamique au Grand Sahara (EIGS), relié à Daech. Nicolas Normand, ancien ambassadeur au Mali, précise : « Le GSIM est adepte d’un terrorisme “modéré” : il ne souhaite pas faire d’attentats en Europe, et n’en commet pas dans les grandes villes sahéliennes. Ses combattants ciblent les autorités et ceux qui collaborent avec elles. L’EIGS, lui, n’a pas ces scrupules ; il n’a pas les moyens de commettre des attentats, mais il est plus radical, et sème le chaos pour prendre le pouvoir. »
C’est l’irruption violente de l’EIGS qui va amener en 2020 la France et les cinq Etats du Sahel à concentrer leurs forces sur la zone des « trois frontières », la plus attaquée. Les têtes de l’hydre terroriste tombent : l’Algérien Abdelmalek Droukdel, chef d’Al-Qaida au Maghreb islamique (Aqmi) affilié au GSIM, est tué en juin 2020 ; Adnan Abou Walid al-Sahraoui, chef de l’EIGS, le sera en août 2021. Yvan Guichaoua, spécialiste du Sahel et enseignant-chercheur à la Brussels School of International Studies (University of Kent), analyse :
« Mais abattre les chefs n’a pas réduit la capacité de nuisance des djihadistes. Car ces groupes ne fonctionnent pas sur un système pyramidal. Ils ont une capacité à se régénérer et à remplacer leurs chefs. »
D’autre part, la chercheuse Niagalé Bagayoko, présidente du cercle de réflexion African Security Sector Network, note :
« Les succès tactiques de Barkhane n’ont jamais été convertis en victoire stratégique, faute d’objectifs clairs. L’une des erreurs de l’approche française a été de combattre les terroristes sans répondre au défi posé par leur projet politique. »
Ce qui permet au djihadisme de prospérer au Sahel n’a pas été réglé : absence de perspectives pour les jeunes ruraux, multiplication des conflits intercommunautaires, inégalités… Le colonel Raphaël Bernard, qui a quitté l’uniforme en juillet 2020 et a publié en novembre 2021 « Au cœur de Barkhane » (JPO), a participé à plusieurs opérations au Mali entre 2014 et 2020. Il pointe les responsabilités de Bamako :
« L’Etat malien n’a pas réinvesti les zones que nous avions pacifiées avec l’aide des FAMa [Forces armées maliennes, NDLR]. Il n’a pas envoyé de fonctionnaires, d’instituteurs, de juges… Alors les djihadistes sont revenus offrir aux populations ce que les autorités n’étaient pas en mesure de faire : des écoles coraniques et des tribunaux basés sur la charia. Pour les populations, c’est toujours mieux que rien. »
Le Mali, comme le Niger, le Tchad et le Burkina Faso, se situe tout en bas du classement du Pnud (Programme des Nations unies pour le Développement), fondé sur l’indice de développement humain (PIB, espérance de vie, niveau d’éducation).
Une déstabilisation plus grande ?
L’accord d’Alger de 2015, censé assurer la paix dans le nord du Mali, tout du moins avec les ex-séparatistes touaregs, est menacé de pourrissement. Les initiatives régionales et internationales n’ont pas obtenu les résultats escomptés. La force conjointe du G5 Sahel (Mauritanie, Mali, Burkina Faso, Niger et Tchad) qui doit affecter des bataillons le long des frontières, manque de moyens financiers, d’équipements et de coordination. La montée en puissance de Takuba, sur laquelle Emmanuel Macron s’appuie pour ne plus apparaître en première ligne, est désormais en sursis, dans l’attente d’une décision imminente des pays européens.
Officiellement cette avalanche de problèmes ne change pas la donne sur le terrain militaire. Les missions continuent, comme en témoigne la « neutralisation », rendue publique en janvier, d’une soixantaine de djihadistes dans le nord du Burkina Faso. A défaut du Mali, l’Elysée table sur les autres membres du G5 Sahel, ainsi que sur les pays côtiers du golfe de Guinée demandeurs d’une aide française.
« L’Afrique de l’Ouest est une cible dans la volonté d’expansion des organisations terroristes qui ont un agenda international. Cette menace justifie le maintien de notre engagement, explique une source diplomatique. Mais le nouvel obstacle qu’est l’attitude de la junte pourrait nous empêcher, à court et moyen terme, de mener au Mali la transformation de Barkhane déjà engagée dans les pays voisins. »
Assiste-t-on à la chronique d’une rupture annoncée ? Laquelle pourrait entraîner une déstabilisation encore plus grande de la région sahélienne et un nouvel essor du terrorisme ? Le colonel Raphaël Bernard estime que le départ de la France doit être accéléré :
« Neuf ans de présence, c’est long, c’est suffisant. Barkhane a engrangé des réussites, mais les effets collatéraux négatifs sont en train de monter. Nous ne pouvons pas ignorer les critiques suscitées par notre présence. »
Moussa Mara, qui fut Premier ministre de l’ex-président Ibrahim Boubacar Keïta, se veut, lui, rassurant : « Le départ de Barkhane n’entraînera pas l’effondrement du Mali, avec des djihadistes qui occuperaient les villes, comme ce fut le cas en 2012. Nos troupes sont aujourd’hui mieux équipées, plus aguerries, plus nombreuses. »
La décision d’Emmanuel Macron il y a six mois de faire évoluer le dispositif Barkhane était un premier pas. Il s’agissait « de réduire l’exposition politique et le bruit de fond médiatique, de ne pas être embêté sur ce sujet pendant la campagne présidentielle », indique un ancien diplomate. Objectif raté. La donne a changé. Le président va devoir affronter les retombées de cette crise, et peut-être être contraint d’ordonner un retrait, alors qu’il avait fait de la refondation des relations avec l’Afrique une priorité. Le sort du Sahel pèsera-t-il dans l’opinion publique ? Difficile pour l’instant d’en évaluer le coût politique. Il y a un an, un sondage Ifop- « le Point » révélait que 51 % de la population française désapprouvaient les opérations militaires au Mali. Lors des derniers vœux de son quinquennat aux Armées, Emmanuel Macron avait quasiment esquivé le sujet du Sahel. Son silence devient de plus en plus difficile à tenir.
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