François Mitterrand en 1956. © Keystone-France/Gamma-Keystone via Getty Images
Dans les années 1950, alors que l’Algérie s’embrase, François Mitterrand mène une politique répressive et approuve l’exécution de militants du FLN. Retour sur un épisode sensible dans la carrière du futur président.
Dans la nuit du 10 au 11 février 1957, dans la cour de la prison Barberousse d’Alger, les bourreaux dressent une nouvelle fois la guillotine. Depuis six mois, ils ne chôment pas. La guerre fait rage en Algérie, et la peine capitale est l’une des armes utilisées par l’Etat français pour mater les indépendantistes du FLN.
Plusieurs d’entre eux ont déjà été exécutés, dont des futurs héros du nationalisme algérien, comme Ahmed Zabana. Mais ce jour-là, le coupable qui prend place sur l’échafaud possède un profil particulier. Fernand Iveton, 30 ans, militant communiste rallié au FLN, est non seulement le seul Européen parmi les plus de 200 guillotinés de la guerre d’Algérie. Mais surtout, il n’a pas de sang sur les mains.
Son crime ? Avoir déposé une bombe à l’usine de gaz d’Alger, qui ne devait causer que des dégâts matériels et qui fut découverte avant d’exploser. Le tribunal militaire d’Alger lui a tout de même appliqué la peine capitale. Un seul homme pourrait gracier Fernand Iveton : René Coty, le président de la République française.
Mais quelques jours avant l’exécution, ce dernier a rejeté le recours en grâce du condamné, avec l’appui de son ministre de la Justice. Un certain… François Mitterrand. En tant que garde des Sceaux, celui-ci est vice-président du Conseil supérieur de la magistrature, une institution de treize membres qui examine les recours en grâce et se prononce par un vote.
Mitterrand est le dernier à voter, avant que René Coty ne prenne la décision finale. Et en général, le ministre va dans le sens de la guillotine : pour au moins 32 des 45 exécutions qui ont lieu durant son passage place Vendôme, entre février 1956 et mai 1957, il se prononce contre la clémence. Y compris dans le dossier très contesté de Fernand Iveton, resté un symbole de la justice expéditive qui règne en Algérie durant les «événements».
François Mitterrand, l’homme qui allait vingt-quatre ans plus tard abolir la peine de mort, approuvant l’usage massif de la guillotine en Algérie française ? Cet épisode, longtemps méconnu de la carrière du futur président, fut raconté en 2010 dans le livre François Mitterrand et la guerre d’Algérie, de Benjamin Stora et François Malye (éd. Calmann-Lévy), qui montre que même ce grand homme d’Etat, réputé stratège et visionnaire, fut capable de s’associer, par conformisme et calcul politique, à une page sombre de l’histoire de France.
"Bradeur d’empire"
A l’automne 1954, alors qu’éclate l’insurrection algérienne, François Mitterrand n’a pas encore 40 ans. Mais il est déjà un pilier de la vie politique. Lorsqu’il devient, en juin 1954, ministre de l’Intérieur du gouvernement de Pierre Mendès France, c’est déjà le dixième portefeuille de sa carrière.
A cette époque, le monde vit au rythme de la guerre froide et de la décolonisation. Les grands empires coloniaux se désagrègent, et la France vient d’en faire l’amère expérience en perdant l’Indochine à la bataille de Diên Biên Phu. En Afrique du Nord, la Tunisie et le Maroc, deux protectorats français, entrevoient l’indépendance après des années de révoltes et de répression.
François Mitterrand, même s’il a grandi dans un milieu conservateur et fut séduit dans sa jeunesse par la droite nationaliste, est plutôt favorable à cette évolution. "En ce qui concerne le Maroc, la Tunisie, l’Afrique noire ou l’Indochine, il est dans le camp des libéraux, en faveur de la décolonisation, dans la lignée de Pierre Mendès France", note ainsi Benjamin Stora.
Face aux revendications nationales, le jeune ministre veut éviter le tout-répressif, plaide pour l’émergence de pouvoirs politiques locaux, défend des réformes pour améliorer le sort des populations… Avec, en ligne de mire, non pas les indépendances – pas grand monde, au début des années 1950, ne les voit venir –, mais des autonomies en douceur, permettant le maintien d’un lien étroit avec la France.
Comme tous les hommes politiques français de l’époque, François Mitterrand pense foncièrement que l’Algérie, c’est la France.
Ses positions modérées lui valent de se voir taxer de "bradeur d’empire" par les colons d’Afrique. Et l’amènent à quelques audaces, comme sa démission en 1953 du gouvernement Laniel, pour protester contre la répression brutale au Maroc et en Tunisie. En Algérie aussi, François Mitterrand devine que des évolutions seront nécessaires.
Dès l’été 1954, il avertit son chef de gouvernement, Pierre Mendès France, que la situation sur place est «malsaine». Lui qui connaît ce territoire grâce à son ami Georges Dayan, un juif d’Oran, a conscience de la discrimination que subissent sur place les 8 millions de musulmans – pour un million d’Européens –, et de l’extrémisme des colons «ultras» qu’il n’apprécie guère.
Mais l’Algérie n’est pas le Maroc ou la Tunisie. Ce territoire conquis dès 1830, joyau de l’empire, est totalement intégré à la France, et découpé comme le reste du pays en départements. Ce qui s’y passe relève des affaires internes. Et personne n’est capable d’y imaginer ne serait-ce qu’une autonomie.
«Comme tous les hommes politiques français de l’époque, François Mitterrand pense foncièrement que l’Algérie, c’est la France. C’est une évidence, il n’y a pas à en discuter», rappelle Benjamin Stora. Alors, quand le FLN déclenche le 1er novembre 1954 les attentats de la Toussaint rouge, le tout premier acte de la guerre, Mitterrand agit en ministre de l’Intérieur: il tient un langage de fermeté et envoie des CRS pour rétablir l’ordre.
Tout en essayant de limiter les exactions déjà courantes des forces de l’ordre sur place, en tentant de fusionner la police d’Algérie et celle de métropole. Ce projet échouera et sera l’une des causes de la chute du gouvernement de Pierre Mendès France, dès février 1955.
Co-signataire de la loi dite des "pouvoirs spéciaux"
Pas plus que les autres, le jeune ministre ne saisit ce qui naît à ce moment-là sur l’autre rive de la Méditerranée : non pas une petite révolte, mais une guerre d’indépendance. Dans la IVe République des années 1950, les gouvernements valsent, et Mitterrand ne tarde pas à revenir aux affaires.
En février 1956, celui qui est alors chef de l’UDSR (un parti centriste issu de la Résistance) entre comme ministre de la Justice dans le gouvernement de «front républicain» de Guy Mollet, le chef de la SFIO (l’ancêtre du PS). Cette année-là, la situation se dénoue sur une partie du front colonial : le Maroc et la Tunisie accèdent à l’indépendance, la loi-cadre de Gaston Defferre est adoptée, ouvrant la même voie pour les pays d’Afrique noire… Mais en Algérie, c’est le processus inverse.
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Le cycle insurrection-répression s’installe, et le pouvoir français, bien que mis en garde par l’ONU, croit toujours pouvoir régler ce conflit par la force. Mitterrand compris. Il cosigne la loi de mars 1956, celle des "pouvoirs spéciaux", qui marque le début d’un état d’exception dans les départements algériens, avec suspension des libertés individuelles, transfert à l’armée du pouvoir de police… et généralisation de la justice militaire, y compris pour les infractions passibles de la peine capitale.
Les effets sont dévastateurs : recrudescence des exactions, torture, exécutions sommaires… Le nombre de condamnations à mort d’indépendantistes algériens s’envole. A partir de juin 1956, le gouvernement décide de mettre ces peines en application. François Mitterrand, comme d’autres ministres, approuve. Et, à la vice-présidence du Conseil supérieur de la magistrature, il se prononce généralement contre les recours en grâce.
A la prison d’Alger, les têtes tombent. Le gouvernement pense ainsi donner le coup de grâce au FLN. En réalité, la guillotine ne fait qu’alimenter l’engrenage de la violence, qui culmine en 1957 lors de la sanglante bataille d’Alger entre le FLN et les parachutistes du général Massu. Jusqu’à sa chute en mai 1957, l’équipe de Guy Mollet s’obstine sur cette ligne ultrarépressive.
Certains ministres marquent leur désaccord en démissionnant : d’abord Pierre Mendès France, en mai 1956, puis Alain Savary, en novembre. François Mitterrand, non. Jusqu’au bout, il reste solidaire de la logique guerrière et des exécutions. Est-il d’accord avec cette politique ? Pas totalement. Le jeune et brillant ministre ne fait pas partie des «durs» du gouvernement, comme le ministre de la Défense, Maurice Bourgès-Maunoury, ou le ministre résident (gouverneur général) en Algérie, Robert Lacoste.
«Mitterrand est plutôt mal à l’aise, estime Benjamin Stora. Il est garde des Sceaux, et la question des condamnations à mort, de la guillotine, lui pose un problème de valeurs. C’est un humaniste, pas un foudre de guerre. Et il voit bien que la conséquence de sa position, c’est toujours plus de répression.»
Mitterrand n’apprécie guère la justice militaire, aveugle et expéditive, à laquelle son procureur général à Alger, Jean Reliquet, ne peut qu’assister impuissant. Ni les exactions de l’armée. Plusieurs fois, il exprime ses inquiétudes auprès de ses collègues. Alors que la répression algérienne suscite de plus en plus de remous dans la presse, jusqu’à être comparée aux méthodes de la Gestapo, Mitterrand demande en Conseil des ministres, en novembre 1956, d’engager un cessez-le-feu et des négociations. En vain.
En mars 1957, au crépuscule du gouvernement de Guy Mollet, il écrit à celui-ci pour s’élever contre l’exercice de la justice en Algérie. Il entame aussi un bras de fer avec Bourgès-Maunoury, qui demande toujours plus de sévérité. «Mais c’était bien trop peu et trop tard. Mitterrand savait depuis des années que la loi était bafouée en Algérie, écrit le journaliste et historien anglais Philip Short dans François Mitterrand, portrait d’un ambigu (éd. Nouveau Monde, 2015). Commencer à signaler les abus au printemps 1957, et alors seulement au sein du gouvernement, n’était pas du tout convaincant.»
Des exécutions considérées comme un mal nécessaire
De plus, le ministre n’en tire pas les conséquences en démissionnant. Et il continue à s’opposer aux recours en grâce. D’abord parce qu’il reste un homme d’Etat, d’ordre et d’autorité. Qui, tout en déplorant les dérives et les exécutions, les voit comme un mal nécessaire pour atteindre l’objectif prioritaire : rétablir l’autorité républicaine en Algérie. Une ligne plutôt en phase avec l’opinion de l’époque.
En 1956-1957, l’opposition à la guerre en Algérie reste très minoritaire, et ceux qui comprennent l’impasse de la répression sont rares. Seuls quelques hommes sortent du lot, comme Pierre Mendès France, Alain Savary et le jeune Michel Rocard, certains catholiques comme François Mauriac...
La grande majorité de la classe dirigeante, y compris à gauche, voit le FLN comme un mouvement terroriste à anéantir, et n’envisage l’Algérie que française. Mitterrand, centriste sur l’échiquier politique, l’est tout autant sur la question algérienne. C’est « un orthodoxe de la présence française en Algérie […]. Il a certes compris la nécessité d’une évolution juridique et d’une promotion sociale des musulmans, mais il tient plus que jamais à arrimer l’Algérie à la France », écrivent Benjamin Stora et François Malye.
Mais une autre raison pousse Mitterrand à ne pas déserter le gouvernement Mollet. Le jeune prodige de la politique est un ambitieux et un impatient. Alors qu’il fête en 1956 ses 40 ans, il n’a qu’un but : prendre la tête du gouvernement. S’il démissionne, il sera hors circuit. Alors il reste, applique la politique et évite de mettre sa carrière en jeu par des prises de position trop audacieuses.
Il tient sa position intenable. D’un côté, garde des Sceaux. De l’autre capitulant devant une justice expéditive et soutenant la ligne dure incarnée par son rival, Bourgès-Maunoury. « L’obstination avec laquelle il s’en tint à sa stratégie, après qu’il fut devenu clair que la politique de Mollet était vouée à l’échec et que le concept d’Algérie française n’avait aucun fondement durable, faisait partie du personnage, poursuit Philip Short. Une fois qu’il avait décidé quelque chose, il refusait de lâcher prise même quand il devint évident que le pari était perdu. »
Un tabou dans un parcours émaillé de controverses
Son calcul échoue. En mai 1957, le gouvernement Mollet tombe. Maurice Bourgès-Maunoury est choisi par René Coty pour former le suivant… qui ne tient que trois mois. Puis, en mai 1958, tout bascule. A Alger, les émeutes pro-Algérie française du 13 mai mènent à la formation d’un Comité de salut public, présidé par le général Massu et rallié par le général Salan.
Les deux hommes réclament le retour à la tête de l’Etat du général de Gaulle, en qui ils voient un garant du maintien de l’Algérie dans la France. Celui-ci est nommé chef du gouvernement le 1er juin, faisant adopter une nouvelle Constitution – celle de la Ve République – en septembre, avant d’être désigné président et d’enclencher le lent processus d’indépendance. Mitterrand finira lui aussi, comme l’essentiel de la classe politique, par se rallier à cette idée.
L’ambitieux ministre n’a pas vu venir le virage de l’Algérie. Seul son flair politique lui permet de ne pas sombrer avec toute la IVe République, en se posant dès 1958 en opposant à de Gaulle, premier pas de sa longue marche vers la victoire à la présidentielle de 1981. Son soutien à la guillotine en Algérie n’aura pas entravé cette ascension. Pas plus qu’elle n’aura entaché sa grande mesure symbolique : l’abolition de la peine de mort.
« En fait, le passé algérien de Mitterrand a été rayé des mémoires, estime Benjamin Stora. Comme le fut la guerre d’Algérie dans son ensemble dans la société française des années 1970-1980, parce qu’elle fut balayée par Mai 68, parce que beaucoup de gens avaient intérêt au silence… Mitterrand en a profité, c’est aussi là qu’on reconnaît sa force politique ! L’extrême droite a tenté de ressortir le sujet avant la présidentielle de 1981, mais elle était alors inaudible. Michel Rocard aussi a essayé, car la source de son conflit avec Mitterrand, c’était l’Algérie. Mais cela n’intéressait pas. François Mitterrand apparaissait surtout comme l’homme qui amenait la gauche au pouvoir. »
L’épisode, en tout cas, n’est pas sorti de la mémoire du principal intéressé. Peu enclin à l’autocritique, il confessa tout de même au soir de sa vie à son biographe Jean Lacouture : « J’ai commis au moins une faute dans ma vie, celle-là. » Une faute politique, certes, car son soutien à la guillotine avait finalement été une impasse, et car ce passé pouvait venir ternir son grand geste face à l’Histoire : l’abolition de la peine de mort. Mais peut-être est-ce aussi une erreur plus profonde qui hantait sa conscience. Du moins sur certains cas, comme celui de Fernand Iveton.
« C’est le grand problème, l’exécution qui l’a taraudé toute sa vie, juge Benjamin Stora. Pour d’autres condamnés, il pouvait toujours se justifier en disant qu’ils avaient fait couler le sang. Iveton, lui, n’avait pas de sang sur les mains. » Mitterrand, une fois président, n’a pas livré plus d’explications.
Le journaliste et écrivain Franz-Olivier Giesbert osa l’interroger : « J’ai dû prononcer le nom [d’Iveton] deux ou trois fois devant lui, et cela provoquait toujours un malaise terrible qui se transformait en éructation. Il disait qu’on n’y était pas, qu’on ne pouvait pas juger, parfois même des choses absurdes. […] Je suis absolument convaincu qu’il pensait, en son for intérieur, que c’était l’une de ses plus grosses erreurs. »
➤ Article paru dans le magazine GEO Histoire de juin-juillet 2016 sur Paris (n° 44).
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