Albert Gea
Le premier paragraphe du roman est une petite merveille d’écriture tant la phrase coule avec un rythme à la fois léger et grave : « Certains lundis de la toute fin novembre, ou du début décembre, surtout lorsqu’on est célibataire, on a la sensation d’être dans le couloir de la mort. Les vacances d’été sont depuis longtemps oubliées, la nouvelle année est encore loin ; la proximité du néant est inhabituelle. »
Dans Anéantir, de Michel Houellebecq, l’histoire commence avec ce pessimisme mâtiné de nihilisme qui est la marque de l’auteur. Démarrage plutôt réussi, avec, au cœur de l’intrigue, le personnage de Paul Raison, un inspecteur du Trésor de 47 ans, bien dépressif, qui travaille auprès du ministre de l'Économie et des Finances, Bruno Juge, qui ressemble comme deux gouttes d’eau à Bruno Le Maire, lequel occupe la même fonction dans l’actuel gouvernement d’Emmanuel Macron, au point que l’on se demande ce qu’il ne lui a pas emprunté – peut-être sa vie sentimentale et sexuelle, espérons-le. Paul est marié à Prudence, mais entre eux l’idylle est finie. Pire, elle est devenue une vague indifférence, chacun faisant chambre, sinon appartement à part. Mais voilà que le père de Paul, un ancien des services secrets, qui réside non loin de Lyon, est victime d’un grave AVC, qui risque de lui être fatal. Cet accident va mobiliser toute la famille, la faire descendre à son chevet dans les monts du Beaujolais, dans cette France en voie de disparition, et nous permettre de découvrir les uns et les autres.
Bien sûr, d’autres histoires, avec notamment des attentats terroristes numériques, l’apparition de mystérieuses inscriptions inspirées de Lovecraft et une campagne électorale présidentielle qui commence – nous sommes en 2027 – viennent ajouter d’autres ingrédients à l’intrigue principale. On navigue donc à vue entre chronique familiale, roman de politique fiction, thriller d’espionnage, avec, pour compléter ce cocktail éclectique, un zeste de science-fiction et quelques cuillerées de mysticisme bon marché. On suit les personnages dans leurs relations, leurs petits et grands malheurs et leurs états d’âme. Il y a la sœur bigote de Paul et son mari, un notaire raté – tous deux campent à l’extrême droite – ; son frère, un tapissier besogneux, plutôt apolitique, époux d’une journaliste politique d’extrême gauche hystérique, d’autant plus qu’elle est passée elle-aussi à côté de sa carrière ; et Madeleine, la très dévouée compagne du père paralysé. Cela permet à Houellebecq de nous dépeindre un monde de « petits blancs », comme on dit aujourd’hui, nouveaux bourgeois ou prolétaires, plats et médiocres mais aussi attachants à leur manière.
Mais, vers la 350e ou la 400e page, on commence à vraiment s’ennuyer. Le roman semble s’être enlisé. Et, au fil des pages, il l’est de plus en plus. Il faut dire que l’auteur n’épargne rien à ses lecteurs. Au point de nous décrire par le menu les nombreux rêves de Paul qui finissent par devenir aussi harassants qu’une nuit sans sommeil et qu’à les voir sans cesse s’étaler tout au long du récit, sans apporter grand-chose à l’histoire, on finit par sauter des pages.
Bientôt c’est le charme du roman qui se délite, tant il ne se passe plus grand-chose. Heureusement, un nouvel événement, un kidnapping plutôt surprenant, relance l’intrigue au deux-tiers du livre – ouf ! Il était temps. La fin du roman sera cependant abracadabrante.
Houellebecq nous raconte assez justement le mal-être et le mal-vivre de ces générations sans passion, sans grand horizon, sans étoile pour les guider depuis le triomphe du capitalisme financier et la fin des illusions politiques, sans grand naufrage non plus faute de grandes espérances, que l’on voit peu à peu aspirées par le vide existentiel, prélude à leur anéantissement. Non sans une lucidité souvent un peu amère, les personnages découvrent la vie qui passe et les laisse peu à peu de côté, l’amour qui n’est pas ce qu’ils en attendaient, l’érotisme devenir mou.
L’écrivain parle aussi avec justesse de nombre des hantises de ses contemporains : le chômage, le déclassement, la misère sexuelle malgré la libération des mœurs, ou peut-être à cause d’elle, le vieillissement du pays, son islamisation rampante, visible même au cœur du Beaujolais. Et il nous touche quand il évoque ses obsessions qui sont celles de son âge : la fin de vie, le délabrement des corps dans la vieillesse, la peur de la mort, l’égoïsme de ses contemporains qui laissent mourir à petit feu et dans la solitude ses anciens dans ces maisons de retraite que l’on désigne par l’affreux sigle d’Ehpad (Établissement d'hébergement pour personnes âgées dépendantes) quand on ferait mieux de les appeler asiles de vieux. C’est même là qu’il est le plus juste, en particulier dans ses descriptions : « Les rectangles de verre qui composaient la façade de Saint-Luc avaient certainement pour objectif d’améliorer le moral des familles, de leur suggérer l’idée d’un hôpital pour rire, un hôpital de Lego, un hôpital jouet. L’effet n’était que très partiellement atteint, le verre était terne et sale par endroits, l’impression de gaieté douteuse ; mais de toute façon, dès qu’on pénétrait dans les couloirs et dans les chambres, la présence des moniteurs de contrôle, des appareils d’assistance respiratoire vous ramenait à la réalité. On n’était pas là pour s’amuser ; on était là pour mourir, la plupart du temps. »
Mais Anéantir est-il pour autant le grand livre, vendu avec toutes les tactiques du marketing comme une voiture électrique, que nous a promis l’ensemble de la critique française, à l’exception de quelques titres (L’Obs, Mediapart, France Culture...) qui, à l’inverse, l’ont carrément cloué au pilori ? Mérite-t-il les trois pages que Le Figaro lui a consacrées et l’interview sur trois pages également de son auteur dans Le Monde des livres ?
Assurément, Anéantir est un bon roman, certainement mieux écrit que les sept précédents et avec, enfin, des personnages féminins moins caricaturaux. Mais à la condition d’accepter que la paresse – la paresse dans la façon de dérouler l’histoire, la paresse dans le style de l’auteur, la paresse dans ses réflexions comme dans ses ambitions – ne soit plus considérée comme un péché capital en littérature. Et que l’ennui que provoque sa lecture, à partir du mitan du roman, soit considéré comme une vertu.
Anéantir de Michel Houellebecq, Flammarion, 2022, 730 p.
OLJ / Jean-Pierre Perrin, le 03 février 2022 à 00h02
https://www.lorientlejour.com/article/1289616/la-proximite-du-neant.html
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