A l’occasion du 60e anniversaire de la fin de la guerre d’Algérie, l’INA et ARTE proposent une série documentaire intitulée « En guerre(s) pour l’Algérie ». Un projet construit sur les témoignages inédits de celles et ceux qui ont vécu le conflit en France et en Algérie, témoignages que l’INA a recueilli pendant 2 ans. Cette série offre une multitude de regards sur un moment particulièrement sensible de notre histoire commune. Rencontre avec Anne Gènevaux, productrice à l’INA et architecte du projet.
«En guerre(s) pour l'Algérie» : bande-annonce
2022 - vidéo
INA - Comment est née l'idée de ce projet ?
Anne Gènevaux - Tout est parti d’une rencontre avec ARTE France. Nous évoquions avec eux notre capacité à recueillir des témoignages comme nous le faisons depuis 2016 auprès de 1000 témoins pour le projet «13 novembre 2015 ». Nous sommes conscients, depuis des années déjà, qu’il est nécessaire de collecter les mémoires qui ont forgé notre histoire. C’est cette conviction qui nous a amené à concevoir la série « Les grands entretiens » dans laquelle des hommes et des femmes qui ont marqué le XXe siècle retracent pour le grand public, leur parcours, leur travail, leurs idées, leurs expériences. Côté ARTE, ils étaient en pleine réflexion sur un documentaire à produire sur la guerre d’Algérie pour les commémorations de 2022, mais lequel ? Beaucoup de films ont déjà été faits mais bien souvent leur récit est centré sur un aspect spécifique de la guerre, un événement précis ou un groupe de populations en particulier. Il nous a donc semblé que la meilleure façon de raconter ce conflit majeur du XXe siècle était de la faire avec une diversité de voix, une diversité de mémoires, qui parfois, peuvent être opposées. Il y avait, de notre part et de celle d’ARTE France, la volonté de ne pas laisser disparaître les mémoires individuelles de celles et ceux qui ont vécu la guerre d’Algérie. Ils ont aujourd’hui entre 78 et 88 ans
INA - Pouvez-vous nous expliquer votre démarche pour réaliser les 66 entretiens dont 56 sont au cœur du récit de la série ?
A. G. - Il était indispensable de nous appuyer sur la compétence d’historiens ou d’historiennes. C’est à Raphaëlle Branche que nous avons naturellement pensé puisqu’elle est une spécialiste de la guerre en Algérie. Nous lui avons proposé non seulement de porter cette collecte inédite avec nous, mais aussi de devenir co-autrice de la série (avec le réalisateur Rafael Lewandowski). D’emblée, nous voulions que le panel de témoins soit le plus représentatif possible de la diversité des expériences de la guerre. Il a donc fallu commencer par établir la liste des différents « profils » directement impactés par le conflit : appelés du contingent, combattants de l’ALN, Français d’Algérie, militants du FLN, membres de l’OAS… Puis Raphaëlle Branche a lancé un appel auprès de ses consœurs et confrères, qui dans le cadre de leurs recherches avaient pu rencontrer, voire interviewer des témoins qui seraient peut-être prêts à témoigner. Avec Marks Edwards (chargé de programmes d’ARTE France à l’époque), nous avons également rencontré l’équipe de l’ONACVG (Office National des Anciens Combattants et Victimes de Guerre). Je savais que depuis 8 ans, ils menaient une campagne de témoignages oraux à travers toute la France. Et l’ONACVG nous a beaucoup aidés.
Chaque interlocuteur sollicité nous communiquait un petit résumé du parcours de chaque témoin potentiel. C’est ainsi que nous avons pu procéder à une première sélection pour nous assurer une diversité de récits. Après un premier contact avec chacun d’entre eux, Agathe Gilbergue, notre assistante-réalisateur, est allée à leur rencontre pour leur présenter le projet dans le détail et commencer à compléter avec eux un questionnaire mis au point par Raphaëlle Branche pour chaque catégorie de témoins. Ce questionnaire avait comme intérêt majeur de permettre aux futurs intervieweurs de faire connaissance avec le témoin qui leur serait confié.
Ce sont principalement à des historiens ou doctorants, connaisseurs de ce conflit, que nous avons choisi de confier les entretiens. Il fallait que les intervieweurs soient en capacité de réagir à des propos qui pourraient parfois être imprécis ou « déformés » par la mémoire. Nous les avons spécialement formés, sur 2 jours, à l’entretien filmé, exercice complètement nouveau pour eux toutes et tous. Raphaëlle Branche leur a exposé le cadre de la collecte et les difficultés liées à la fragilité du récit de mémoire. Rafael Lewandowski, le réalisateur, les a initiés au tournage en studio. Ce qui était intéressant avec cette équipe d’intervieweurs, c’est qu’aucun ou aucune n’avait vécu la guerre d’Algérie. Pour leurs propres travaux de recherches, ils avaient été amenés à réinterroger ce conflit. Et ce regard-là était très intéressant pour nous.
Puis en juin 2019, nous avons réussi à tourner 4 entretiens par jour. A Bry-sur-Marne dans les locaux de l'INA, les équipes de Francisco Camino avaient monté 2 studios en parallèle. Nous avons repris les tournages en juin 2020, peu de temps après le 1er confinement. Ça n’a pas été simple ! Mon obsession était de protéger les équipes et les témoins. Mais tout le monde a joué le jeu !
Les entretiens durent en moyenne 2h / 2h30. Il s’agissait pour nous, non pas de faire des entretiens « classiques » de documentaires, mais bien de recueillir des récits de vie. Certains témoins nous ont dit : « Il y a 20 ans je ne vous aurai pas raconté ça », ou « je n'essaye pas de convaincre, j'essaye juste de dire » ou encore « Il était temps que je raconte »… Trois témoins ont disparu aujourd’hui. Nous en avons tous été affectés.
INA - Par la suite, il y a eu des tournages en Algérie
A.G - En plein Covid ! Impossible que Raphaëlle et Rafael puissent se rendre sur place comme nous l’avions imaginé. Nous avons confié l’ensemble du travail à une production exécutive à Alger, Akham Films. Eux aussi ont fait un véritable travail d’enquête pour trouver des témoins sur place. Brahim Djaballah, notre assistant réalisateur, a sillonné l’Algérie pour aller à la rencontre des uns et des autres et tâcher de les convaincre. Nous avons trouvé des historiens et des journalistes sur place, que nous avons formés sur une journée, à distance. Lors de la première phase de tournage là-bas, il était impossible de se déplacer d’une région à l’autre à cause du Covid. Une grande partie des entretiens a pu être réalisée en studio à Alger. Pour la 2e phase de tournage, entre 2 périodes de restriction sanitaire, l’équipe d‘Akham films a pu aller directement filmer les gens chez eux, à travers toute l’Algérie. Pendant ces tournages, Raphaëlle, Rafael et moi suivions les entretiens en direct via WhatsApp, ce qui nous permettait parfois d’envoyer des questions en direct à l’intervieweur.
INA - Les témoins ont-ils parlé facilement ?
A.G - Le sujet est toujours sensible aujourd’hui. La concurrence mémorielle fait encore rage. Mais dans le cas de cette collecte, il est important de comprendre que ces gens qui ont tous des parcours et des expériences extrêmement différentes ont participé à cette démarche, en sachant qu’ils inscrivaient leur récit dans un récit choral ou certains points de vue pouvaient être complètement opposés au leur. Je crois que le fait que ce projet ait été porté par l’INA, institution publique, réputée pour son rôle de préservation du patrimoine, et ARTE, très regardé en Algérie et plutôt avec confiance, a beaucoup joué. Les témoins nous ont légué leur mémoire en quelque sorte.
INA - A titre personnel, que retenez-vous de ces entretiens ?
Nous avons tous de nombreux clichés sur cette guerre, souvent par manque de connaissances. Tous les miens ont été balayés. Tous les a priori que je pouvais avoir sont tombés. Lorsqu’on écoute le récit d’un vécu, qu’on l’écoute à l’aune du contexte dans lequel il se situe, celui d’une guerre, qui plus est d’une guerre coloniale, notre regard s’attache à la personne qui se livre. On n’est pas plongé en plein cours d’histoire, mais au cœur d’un récit personnel, du parcours d’un individu dont la vie a été bouleversée. Les choix que certains ont fait ou les événements qui se sont imposés à eux, on ne les observe plus de la même manière. Cette guerre a été violente et si on n’excuse pas la violence, on arrive en tout cas à la comprendre. Ici toutes les expériences sont différentes, parfois très opposées mais toutes et tous ont traversé ces mêmes années de violence extrême. Le choix du titre de la série, et de la collecte patrimoniale, « En guerre(s) pour l’Algérie », a été choisi à dessein. Chacun s’est battu POUR l’Algérie, pour son pays, pour SA vision de l’Algérie. Et cette guerre n’a pas été uniquement un conflit bilatéral. Il y a bien eu DES guerres dans ce qu’on appelle ici en France « La guerre d’Algérie » ou en Algérie « La guerre d’indépendance ». L’une de nos intentions de départ avec ARTE était de tenter de sortir de ce carcan de la concurrence mémorielle.
INA - Quelles archives avez-vous utilisées ?
A.G - Nous avons fait appel à plus de 60 fonds d’archives différents : des archives françaises et des archives étrangères, des fonds professionnels mais aussi beaucoup de fonds amateurs. Dans le fonds de l’INA, nous avons même déniché des films amateurs que des personnes privées avaient confiés à l’INA dans le cadre de l’opération « Mémoires partagées ». Tous ceux à qui nous l’avons demandé, nous ont autorisés à les utiliser. Nous avons essayé d’avoir accès aux archives algériennes mais aujourd’hui encore, j’attends des nouvelles… Les 66 témoins nous ont aussi prêtés leurs archives personnelles. Il y avait des choses incroyables ! Au total, plus de 200 heures d’archives (hors documents des témoins) ont été livrées au réalisateur et à l’équipe de montage. Sans compter les 198 heures d’entretiens. Avant même de démarrer le montage, il a fallu passer plus de 2 mois à derusher et à trier.
Propos recueillis par Benoit Dusanter et Caroline Ninkovic - Publié le 02.02.2022
https://www.ina.fr/actualites-ina/en-guerres-pour-l-algerie
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