(PATRICK SWIRC/MODDS)
(A nos lecteurs : cet entretien a été réalisé deux semaines avant l’invasion de l’Ukraine par la Russie de Vladimir Poutine)
Rien que ce mois-ci, l’interprète de l’éditeur Dauriat d’« Illusions perdues » est à l’affiche de quatre films, « Adieu Paris », « Maison de retraite », « Robuste » et le « Maigret » de Patrice Leconte, au début duquel le médecin lance au commissaire fatigué : « Vous devriez prendre du repos. » Gérard Depardieu, lui, ne veut pas en prendre. Il tourne, voyage, se démène, parle beaucoup. Ou observe un silence de plomb, lorsqu’on l’interroge sur sa mise en examen, après la plainte d’une jeune comédienne qui l’accuse de viol : « Je ne veux pas en parler. »
Parfois, il fait une halte dans sa maison parisienne du quartier de Montparnasse, où il s’adonne à une consommation pantagruélique de livres, qui s’entassent, ouverts, annotés, écornés, retournés, sur sa grande table. Il y a là du Artaud, du Bernanos, du Zweig, le prix Goncourt de Mbougar Sarr, qu’il a beaucoup aimé, « Anéantir » de Houellebecq, qui l’a déçu (« Trop de Bercy, trop d’ennui ! »), le « Proust amoureux » de Patrick Mimouni, les « Amitiés d’écrivains » de Patrick Berthier, le Coran, des textes saints, des ouvrages historiques…
Il est tellement plein de ces livres qu’il ne répond plus à une question sans les citer. Ils sont les arguments de ses incessantes et flamboyantes digressions. On l’interroge sur son ami Vladimir Poutine, dont il dit qu’il lui a donné « d’excellentes leçons de géopolitique », et il dérive, on ne sait comment, de Kiev à Harar, où il marche sur les traces de Rimbaud, avant de louer les récits russes de Sylvain Tesson et la Cordoue du XIVe siècle. On le lance sur la France et la prochaine présidentielle, dont il prétend se désintéresser, et il assène que notre pays est « dans un état pitoyable » depuis… des centaines d’années, qu’il y a ici « trop de misère intellectuelle », que « la pensée y est bridée », qu’il n’a pas envie d’être « un Luchini, un discutailleur », et le voici qui en appelle à Balzac, Stendhal et Proust, au « Malheur indifférent » de Peter Handke et aux « Confessions » de saint Augustin.
De Gérard Depardieu, « acteur amphibien » dont elle a fait le héros de « Robuste », la réalisatrice Constance Meyer dit qu’il « s’autodocumente à travers tous les rôles qu’il joue ». On pourrait ajouter qu’il s’autodocumente aussi à travers tous les livres qu’il lit. Et même ceux qu’il écrit, et dont les titres le résument bien : « Innocent », « Monstre », « Ailleurs »… Rencontre, chez lui, un matin de février, où, contrairement à ses personnages du moment, il était en pleine forme.
Dans les films que, ces derniers temps, vous avez tournés, de « Des hommes » à « Maigret » et « Robuste », vous avez des rôles d’hommes usés, au bout du rouleau, mélancoliques, voire dépressifs, et obsédés par la mort…
C’est vrai, mais j’espère que, à part mon personnage, j’allais dire « mon double », dans « Robuste », ils ne me ressemblent pas. Que je ne ressemble pas à Feu-de-Bois dans « Des hommes », de Lucas Belvaux, qui vit retranché chez lui avec un fusil et menace le seul Arabe du village. Je les ai bien connus autrefois, à Châteauroux, ces appelés d’Algérie qui étaient encore, à la fin des années 1960, des zombies traumatisés par une guerre absurde. Il faut remonter loin dans l’histoire d’Algérie, jusqu’en 1814, lorsque le dey d’Alger asséna des coups de chasse-mouche au consul de France et provoqua le blocus puis la conquête de l’Algérie, pour comprendre tout le mal qu’on a fait là-bas. Et qui s’est poursuivi jusqu’à l’indépendance. J’ai choisi ce rôle pour dénoncer ces fonctionnaires qui, de tout temps, ont envoyé des gamins au casse-pipe. Et pour ne jamais oublier le Châteauroux de ma jeunesse, où il y avait d’ignobles ratonnades lancées par des abrutis dans les cités où habitaient des Algériens. La haine et l’injustice m’ont toujours révolté.
Dans le film de Patrice Leconte, vous campez un Maigret épuisé, à qui son médecin demande d’arrêter de fumer et de boire. Il court derrière le fantôme d’une jeune morte, qui lui rappelle sa fille, sans même se soucier de savoir qui l’a tuée.
D’abord, j’ai découvert en Patrice Leconte un homme absolument charmant, humainement exceptionnel. Un des derniers à tenir sa caméra, sans la déléguer à d’autres, à faire lui-même le cadre, à connaître ses focales. Il rehausse, il reblasonne ce métier abîmé. Il m’a réconcilié avec le grand écran que, comme spectateur, j’ai quitté depuis une dizaine d’années. Et puis j’adore Simenon, un génie du détail comme Balzac, et j’adore Maigret, un grand flic, dont Charles Laughton avait autrefois donné une belle interprétation, qui s’inscrit dans la tradition de l’inspecteur Javert des « Misérables » et du juge-inspecteur Porphyre Petrovitch de « Crime et châtiment ». Maigret, ici, vous avez raison, ce n’est presque plus le commissaire du 36, c’est un bouleversant père blessé, qui a le cœur aussi grand que fragile. J’aime beaucoup ce film, où j’ai aussi été heureux de retrouver l’admirable directeur de la photo Yves Angelo, qui a fait de moi, il y a longtemps, « le Colonel Chabert ». Ça, c’est du cinéma ! Jean-Paul Rappeneau était de la même trempe que Leconte, Xavier Giannoli aussi, avec qui j’ai tourné « Quand j’étais chanteur » et ces magnifiques « Illusions perdues », d’après mon cher Balzac. Vous avez remarqué, et ça n’est pas un hasard, que tous ces réalisateurs sont de fins lettrés ? Avec eux, on va directement à l’essentiel. Et quand Xavier Dolan dit le texte des « Illusions » en voix off, même ceux qui, comme moi, ont horreur des livres audio, ont l’impression de tourner les pages du roman.
C’est pour vous reposer de ces rôles noirs et lourds que vous avez accepté, comme une récréation, « Adieu Paris », d’Edouard Baer ?
Il a suffi qu’il m’appelle et me dise « Viens ! ». J’y suis allé. Pas au déjeuner de la Closerie des Lilas, mais dans le film. Surtout que je n’avais qu’une journée de tournage. Je n’accepte plus les rôles pour les performances, je les accepte pour les copains. Et j’aime l’écriture d’Edouard. Je dis bien « l’écriture ». Au point que je n’ai pas eu envie de voir au théâtre ses « Elucubrations d’un homme soudain frappé par la grâce », j’ai pris mon pied en lisant le livre [publié au Seuil, NDLR]. Edouard est un vagabond, un poète, un Jehan-Rictus d’aujourd’hui, un romantique élégant et parfois souffrant.
Comment avez-vous rencontré Constance Meyer, qui vous donne, dans « Robuste » le bien nommé, un rôle à votre mesure, à votre démesure ?
Ce fut d’abord une rencontre… auditive (rires). Constance était ma souffleuse, autrement dit « mon oreillette » dans « la Bête dans la jungle », d’après Henry James, la pièce que je jouais en 2004 avec Fanny Ardant au Théâtre de la Madeleine, dans une mise en scène de Jacques Lassalle. Elle faisait plus que me dire le texte dans l’oreillette, elle l’interprétait avec les meilleures intonations. Cela m’était d’autant plus précieux et confortable que j’étais monolithique et souvent bourré. Et puis je pense que ça ne sert à rien d’apprendre des répliques – je rêverais de jouer un Molière rien qu’avec une oreillette. Cela dit, tout le monde ne sait pas s’en servir, je connais des acteurs qui n’y arrivent pas. Il faut un troisième cerveau pour en faire un bon usage et y gagner en liberté. Après cette expérience, Constance Meyer, qui est d’une intelligence et d’une fraîcheur remarquables, a fait des études à la Tisch School of the Arts de New York et a réalisé des courts-métrages, où elle me prenait toujours comme le grand frère que je suis pour elle.
Au début du film, on est chez Georges, une star de cinéma vieillissante, et ça ressemble beaucoup à la grande pièce où nous enregistrons cet entretien…
Oui. Dans « Robuste », Constance a voulu reconstituer au plus près mon univers, ma maison avec la piscine en bas, ma cuisine, où je m’active toujours beaucoup, ma table pleine de bouquins, là où je suis vraiment dans mon jus.
Votre personnage lâche : « J’en ai marre de faire le guignol. » Vous aussi ?
Oui, moi aussi. Quand, dans le film, je dis que le texte à apprendre est chiant, que ça m’emmerde de faire des essais, de me faire coiffer, habiller, c’est encore moi. Et, en même temps, ce texte que Georges trouve chiant, il finit par se l’approprier, le transcrire avec ses propres mots, en faire sa vie, comme un enfant perdu qui retrouverait son chemin. Et ça, c’est beau.
Georges dit aussi : « J’aimerais être mort pour qu’on me foute la paix… »
Sauf qu’aujourd’hui on ne fout même plus la paix aux morts. En fait, dans ce film de Constance, qui me connaît si bien, je ne cherche que la sérénité et l’humanité. J’ai besoin de rapports simples avec des gens simples. Les personnes importantes m’insupportent. Je n’ai plus de temps à perdre avec elles. Le métier ne m’intéresse que s’il est fait avec humanité. Et si j’ai tellement besoin de vivre à l’étranger, c’est pour entendre, en Sibérie ou en Ouzbékistan, en Chine ou au Japon, des conversations dans une langue dont je devine le sens mais que je ne comprends pas.
« Quand il joue, dit de vous Constance Meyer, ça ne passe pas par le cerveau, mais par le corps. » Vous êtes d’accord avec elle ?
Elle a raison. Un acteur qui pense pue. Il a une haleine d’emmerdements. Je dis souvent aux comédiens qui psychotent et réfléchissent trop sur leur rôle : ne pense pas, t’auras une haleine de mandarine.
« La célébrité, ça flingue », dit un autre personnage de « Robuste » en parlant de vous. C’est ce que vous pensez ?
Je ne dirais pas que la célébrité, dont je n’ai rien à foutre, me flingue, disons qu’elle me dessert. En France. Car à l’étranger, elle m’aide au contraire à avoir des relations profondes et vraies. Là-bas, ce sont les autres qui m’intéressent, ce n’est pas moi.
« Ailleurs » (Le Cherche Midi, 2020), c’était justement le titre d’un de vos livres. Car vous écrivez aussi…
Mon père ne savait ni lire ni écrire. J’ai beau avoir été déscolarisé et être arrivé autrefois à Paris avec un langage onomatopéique, j’ai de plus en plus le goût d’écrire. Dans « Monstre », je cite cette phrase de mon ami Peter Handke, que je vois souvent : « Je ne sais rien de moi à l’avance. » Et il ajoute : « Mes aventures m’arrivent quand je les raconte. » Voilà pourquoi j’écris. Et puis j’ai la chance d’avoir l’oreille musicale, ça aide. Je n’ai pas plus la grammaire que Barbara n’avait le solfège. Ça ne l’a pas empêchée d’écrire les plus belles des chansons. Moi, je m’inspire du kyudo, le tir à l’arc japonais : tendre sans tirer. Je serais incapable d’écrire un roman, mais des fragments, c’est dans mes cordes. Je ne le fais bien qu’ailleurs, précisément.
Quel est votre « ailleurs », aujourd’hui ?
Même si j’ai encore la nationalité et un passeport français, je suis désormais citoyen russe et dubaïote. Mais ma vie se déroule le plus souvent en Méditerranée. J’ai deux bateaux pour la pêche au gros, l’un à Dubaï, l’autre, qui servait pour la pêche au thon et dans lequel j’ai fait aménager un appartement, à Istanbul. Je sillonne, je dérive, ça me va très bien… La France, j’y serai toujours pour tourner, mais de moins en moins pour y vivre. Je vais d’ailleurs mettre en vente mon hôtel parisien et mes vignes.
Mais vous allez toujours présenter en France, de ville en ville, votre récital Barbara, comme vous le faites depuis cinq ans, n’est-ce pas ?
(Il chantonne « Drouot » et ses « paniers d’osier de la salle des ventes ».) Non. Je vais jouer le spectacle en avril au Théâtre des Champs-Elysées, mais après je ne le présenterai plus qu’à l’étranger. En France, tu chantes vingt chansons, et le fisc t’en prend quatorze. Tu es payé sur six ! D’ailleurs, ce n’est pas vraiment un spectacle, c’est, comme le disait Barbara, un « moment ensemble » où on communie avec les spectateurs autour de ses chansons sublimes. Ça ne vaut que si c’est éphémère. D’où ma colère, l’été dernier, au Festival de Ramatuelle, quand on m’a annoncé que c’était filmé. C’est un non-sens. Je ne chante Barbara que pour la retrouver, pour être toujours avec elle. Elle me fait toujours monter les larmes aux yeux. Je ne cesserai jamais de la pleurer.
BIO EXPRESS
Né à Châteauroux (Indre) en 1948, Gérard Depardieu, révélé en 1974 dans « les Valseuses », de Bertrand Blier, a tourné dans plus de 200 films, joué au théâtre et chanté. Vladimir Poutine lui a accordé la citoyenneté russe en 2013, et il a été nommé ambassadeur du tourisme pour l’Ouzbékistan en 2019. Il sera bientôt à l’affiche, au cinéma, des « Volets verts », de Jean Becker, et d’« Umami », de Slony Sow.
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