’INTELLIGENTSIA CRITIQUE FACE À LA DÉCOLONISATION TRAGIQUE
Face aux conquêtes, puis à la longue série des exactions coloniales, il y a toujours eu des intellectuels, courageux, car faisant front devant l’intense propagande, pour élever la voix. Qu’il suffise de rappeler Anatole France ou Octave Mirbeau avant 1914, Henri Barbusse, André Breton ou Romain Rolland dans l’entre-deux guerres. La décolonisation tragique, ouverte dès le 8 Mai 1945 (symbole !) par les massacres de Sétif puis du Constantinois, a vu le même phénomène.
Il faut dire que la IVe République, puis la Ve durant ses premières années, a appliqué une politique particulièrement meurtrière : guerre d’Indochine (1945-1954), répression de Madagascar (1947), ratissages du Cap Bon en Tunisie (1952), fusillades de rues à Casablanca (1952), d’autres encore, débouchant sur la seule réponse au droit à l’indépendance du peuple algérien : “La seule négociation, c’est la guerre” (François Mitterrand, Le Figaro, 6 novembre 1954).Le tout soutenu, une fois encore, par la grande majorité du monde politique, par une presse aux ordres et par, hélas, la pléiade des intellectuels de cour.
Malgré ce consensus-ou plutôt pour dénoncer ce consensus-des intellectuels eurent le courage de se dresser, de porter le fer dans la plaie.
Ces lignes étudient plus particulièrement les engagements qui ont précédé le 1er novembre 1954, afin de montrer qu’il y avait des racines anciennes à la dénonciation de la Guerre d’Algérie.
La troisième gauche
Il est convenu d’appeler troisième gauche un courant, minoritaire, coincé entre un PCF fidèle à la politique de Moscou et un Parti socialiste SFIO participant à tous les gouvernements jusqu’en 1951, justifiant l’engagement français en Indochine et les diverses répressions coloniales.
Que pouvaient, alors, faire les intellectuels opposés à la guerre ? Ce qu’ils savaient faire le mieux, écrire, pétitionner, témoigner. Écrire, tout d’abord.
Il y eut, tout au long de la période, des lieux d’expression protestataire. Dans la presse quotidienne, il faut citer Combat, où Claude Bourdet succéda à Albert Camus en 1947 et lui donna une orientation de solidarité avec les peuples colonisés. Franc-Tireur fut la seconde grande voix protestataire, notamment sous la plume de Jean Rous. Dans les hebdomadaires, L’Observateur, fondé en 1950, rassembla des plumes prestigieuses de cette famille, Claude Bourdet, Roger Stéphane, Pierre Naville… L’Express, fondé en 1953, plus proche du mendésisme que de la gauche critique…
Témoignage chrétien, dénonciateur dès 1949 de la pratique de la torture en Indochine (alors que la hiérarchie catholique- et le Vatican- justifiaient). Parmi les revues, il faut citer Esprit et Les Temps Modernes et une publication spécifique, Présence africaine. Un survol rapide des sommaires de ces trois revues permet d’y trouver non seulement les noms, mais les thèmes qui exploseront lors de la Guerre d’Algérie.
La première, Esprit, avait déjà été engagée dans la dénonciation de la répression coloniale avant 1939. Durant la décolonisation tragique, elle fournit un matériau considérable à tous ceux qui dénonçaient la politique coloniale. En avril 1950, la revue publia un dossier complet, intitulé “Humanisme contre guerres coloniales”. Sur l’Algérie, comment ne pas citer, d’abord, cet article fondateur d’André Mandouze, au titre et sous-titre d’une lucidité amère, “Prévenons la guerre d’Afrique du Nord. Impossibilités algériennes ou le mythe des trois départements” (juillet 1947).
S’y exprimèrent, toujours sur l’Algérie, Louis Massignon, Ahmed Boumendjel, Francis Jeanson, Mostefa Lacheraf, bien d’autres… Il y eut également des études sur le prolétariat nord-africain en France, dont un article, devenu célèbre, de Frantz Fanon “Le syndrome nord-africain”, février 1952. Sur l’Indochine, la revue proposa à ses lecteurs, dès juillet 1947, un “Dossier France-Vietnam”.
La revue fondée par Jean-Paul Sartre au lendemain de la Libération, Les Temps Modernes, ne fut pas en reste. L’Indochine y trouva une place considérable. Les autres possessions coloniales n’étaient pas absentes de la revue. On pouvait y trouver des contributions de Claude Bourdet sur “Les maîtres de l’Afrique du Nord” (titre, juin 1952) ou sur le Maroc (mai 1953), de Francis Jeanson Logique du colonialisme”, juin 1952, etc.
En dehors de sa revue, Sartre s’engagea à fond dans la campagne pour la libération du marin communiste Henri Martin, emprisonné pour son action contre la Guerre d’Indochine. Sartre entraîna dans son sillage Hervé Bazin, Francis Jeanson, Michel Leiris, Prévert…
La troisième revue, Présence Africaine, avait, comme son nom l’indique, une spécificité. En fait, elle couvrit l’ensemble du monde noir, ouvrant ses colonnes à de grands intellectuels africains (Léopold Senghor) ou antillais (Aimé Césaire), mais aussi à de nombreux écrivains, ethnologues, non issus de cette communauté, tels Albert Camus, André Gide, Jean-Paul Sartre, Théodore Monod, Georges Balandier, Jean Dresch, Michel Leiris…
Chez les cinéastes et documentaristes, on peut et on doit citer Afrique 50, de René Vautier, considéré à juste titre comme le premier film anticolonialiste français (mais immédiatement interdit) ; Les Statues meurent aussi (Chris Marker et Alain Resnais, 1953), dénonciation de la hiérarchie qui envahissait l’histoire de l’art au détriment des créations non-européennes ; ou encore l’œuvre, moins radicale, moins dénonciatrice, plus descriptive, de Jean Rouch, qui sillonna l’Afrique, caméra en mains.
Si l’on observe à présent la liste des intellectuels qui ont signé des pétitions contre les répressions coloniales, particulièrement contre la Guerre d’Indochine, avant novembre 1954, on s’aperçoit que de grands noms de la protestation contre la Guerre d’Algérie figuraient déjà : Aragon, Simone de Beauvoir, Jacques Berque, Claude Bourdet, André Breton, Paul Éluard, André Gide, Charles-André Julien, André Mandouze, Gilles Martinet, Louis Massignon, Jean Rous, David Rousset, Jean-Paul Sartre, Vercors, etc. On notera par contre une absence remarquée : celle d’Albert Camus.
L’engagement communiste
Entre 1947 et 1954, le PCF connut la seconde grande période (après la décennie 1925-1935) d’intense engagement contre le colonialisme. La lutte contre la sale guerre d’Indochine fut un temps au cœur de son activité. Et, selon une formule en cours à l’époque, les intellectuels communistes devaient être à leur créneau.
Les grands noms s’impliquèrent. Au congrès mondial des partisans de la paix, tenu à Vienne en décembre 1952, Aragon fut lyrique : “Pouvons-nous, nous autres Français, éprouver un sentiment autre que celui de la honte devant ces massacres, ces entreprises d’extermination en notre nom menés ?”. Éluard, Éluard, Fernand Léger, s’impliquèrent. Les communistes dénoncèrent également la répression à Madagascar, les arrestations de militants du Rassemblement démocratique africain (RDA), la répression en Tunisie ou au Maroc.
Cette limpidité du combat ne fut pas, c’est une chose connue, le lot des communistes sur la question algérienne. Le PCF eut, d’abord, à panser une plaie béante : ses analyses catastrophiques de ce que l’on a appelé les évènements du Constantinoisdu printemps 1945. Ou plutôt de tenter de la panser, car il n’y parvint jamais tout à fait auprès des nationalistes. Une méfiance- du reste réciproque- s’installa alors entre communistes et nationalistes, pour ne jamais se dissiper. Malgré cela, les intellectuels communistes furent actifs. L’avocat Henri Douzon dénonça l’usage de la torture : “Villa-Mahieddine, les policiers pratiquent le supplice de la baignoire”, dénonça-t-il dans L’Humanité, (20 mars 1954). Deux peintres, Boris Taslitzky et Mireille Miailhe firent en 1952 un voyage en Algérie et en ramenèrent force dessins et esquisses sur les luttes des travailleurs agricoles et des dockers.
Il convient de réserver une place à part à Aimé Césaire, communiste actif-et atypique- durant cette période. C’est en tant que tel qu’il publia son Discours sur le colonialisme (achevé d’imprimer : 7 juin 1950), dans une petite maison d’édition, Réclame, liée au PCF. On le sait, son adhésion, entamée en 1945, prendra fin de façon spectaculaire et irréversible à l’automne 1956 (Lettre à Maurice Thorez).
Conclusion
On peut affirmer que tous les débats, toutes les dénonciations, tous les éléments d’information sur la réalité de la situation coloniale étaient en possession des Français. Ou plutôt : auraient dû être en possession. Car, la grande machine de la propagande officielle, des discours de Georges Bidault ou d’Edgar Faure aux innombrables pages coloniales de Paris-Match ou du Figaro, en passant par les radios officielles, ont recouvert, et souvent même rejeté vers l’anti-France, ces constatations, ont masqué cette réalité.
Les Français des années1950 lisaient plus les reportages de Lucien Bodard sur l’Indochine que les cris d’alerte de Sartre ou de Paul Mus, allaient au cinéma pour admirer Pierre Fresnay dans Il est minuit Docteur Schweitzer, mais ignoraient, et pour cause, l’existence d’Afrique 50 de Vautier. Le réveil fut pénible.
Par: ALAIN RUSCIO
Historien, militant politique
le 05-02-2022 12:00
https://www.liberte-algerie.com/culture/de-lindochine-a-lalgerie-quelques-jalons-372749
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