L’un voulait « jeter la terreur parmi ces fanatiques et turbulents montagnards ». L’autre lui tint tête pendant dix ans et fut le père du nationalisme algérien. Portraits croisés.
Abd el-Kader et Thomas Bugeaud. (Carjat Etienne /Franck Raux / RMN-GP - image musée de l'Armée / RMN-GP)
La guerre d’Algérie s’est aussi soldée par un échange de statues. A l’indépendance, en juillet 1962, le bronze du maréchal Bugeaud, l’homme de la conquête, a été déboulonné de son piédestal, place d’Isly, juste en face du Milk Bar, que deux jeunes militantes du FLN avaient fait exploser en septembre 1956. Lui qui trônait là, en plein centre d’Alger, depuis un siècle, une main posée sur le cœur, l’autre agrippée à son épée, a filé fissa à bord d’un cargo pour accoster à Marseille, de l’autre côté de la Méditerranée. A sa place, une nouvelle statue a été érigée, celle de l’émir Abd el-Kader, le père du nationalisme algérien, l’incarnation de la résistance à l’armée coloniale. Juché sur son cheval, sabre pointé vers le ciel, comme en signe de victoire.
Les deux hommes s’étaient affrontés un siècle plus tôt. Côté français, donc, Thomas Robert Bugeaud, né à Limoges en 1784, marquis de La Piconnerie, enrôlé dans l’armée napoléonienne à 20 ans, engagé dans les campagnes de Prusse, de Pologne, dans la guerre d’Espagne, et dans la répression des émeutes parisiennes d’avril 1834. Côté algérien, de près d’un quart de siècle son cadet, Abd el-Kader ibn Muhieddine, né près de Mascara, dans une famille aristocratique qui dit descendre de Mahomet. Fils du cheikh de la confrérie soufie de Qadiriyya, « l’émir aux yeux bleus », comme il est surnommé, a étudié la théologie, la jurisprudence et la grammaire arabe, il est parti en pèlerinage à La Mecque à 20 ans, a voyagé en Irak, en Syrie, en Egypte.
La conquête a commencé sans eux. Le 5 juillet 1830, les troupes de Charles X prennent la régence d’Alger, alors rattachée à l’Empire ottoman, après seulement trois semaines de combats. Le pavillon du roi flotte désormais sur le palais du dey. Mais tout le reste du territoire est aux mains des tribus algériennes. La résistance s’organise. La première guerre d’Algérie commence. « Un bataillon a été massacré presque en entier par une horde de Bédouins », rapporte la presse de l’époque. L’armée française débarque à Oran en janvier 1831. Poussé par son père qui veut mener une guerre sainte – un djihad – contre les envahisseurs chrétiens, Abd el-Kader a tout juste 22 ans quand il rejoint les premiers combattants. Intronisé ensuite émir à la grande mosquée de Mascara, il réussit à unir les tribus de la province d’Oran et devient l’ennemi public n° 1 de la France.
Le général Bugeaud est envoyé en Algérie en juin 1836. Sa mission est d’écraser la révolte du jeune émir. Il remporte une première victoire contre les troupes d’Abd el-Kader le mois suivant et signe l’accord de paix de la Tafna, en mai 1837, qui reconnaît la souveraineté de l’émir sur l’Oranais, une partie de l’Algérois et l’ensemble du Titteri et laisse à la France les villes et le littoral. Le traité ne dure que deux ans. En novembre 1839, Abd el-Kader écrit en français au gouverneur général d’Algérie, Sylvain Charles Valée, après une expédition française menée sur Hamza, territoire contesté :
« La rupture vient de vous. Mais pour que vous ne m’accusiez pas de trahison, je vous préviens que je vais recommencer la guerre. Préparez-vous donc, prévenez vos voyageurs, vos isolés, en un mot prenez toutes vos précautions. »
Ses nombreux écrits traduits sont publiés à l’époque par les journaux français.
« Il faut une grande invasion militaire… »
Bugeaud rafle tous les pouvoirs. Il est nommé gouverneur général de l’Algérie en 1840 et, pendant sept ans, il va cumuler cette fonction avec le commandement de l’armée et son siège de député (conservateur et antirépublicain) de la Dordogne. Cent mille hommes sont sous ses ordres. Recrues métropolitaines, Légion étrangère et « indigènes » (spahis, chasseurs d’Afrique, zouaves). Rustre, hâbleur, amateur de blagues grivoises et préconisateur du « repos du guerrier » (avec son lot de beuveries et de débauche dans les bordels militaires), il est vénéré par ses soldats, mais peu apprécié de ses pairs. Pour lui, la colonisation est un prolongement de l’action militaire, avec ses soldats-laboureurs qui récupèrent des terres, comme au temps des Romains. « Il faut une grande invasion militaire, proclame-t-il, une invasion qui ressemble à ce que faisaient les Francs, à ce que faisaient les Goths… » Une razzia, une avalanche d’attaques sans répit pour l’adversaire.
Inspiré par les batailles de Vendée du temps de la Révolution française, Bugeaud organise des « colonnes infernales » de 6 000 à 7 000 hommes qui s’emparent des terres, pillent les récoltes et le bétail, détruisent les douars, enfument la population. Dans le massif du Dahra, en juin 1845, un colonel allume un brasier à l’entrée d’une caverne où s’est réfugiée la tribu des Ouled Riah. Plus de 700 hommes, femmes et enfants meurent, asphyxiés. Bugeaud écrit :
« C’est une cruelle extrémité, mais il fallait un exemple terrible qui jetât la terreur parmi ces fanatiques et turbulents montagnards. »
Abd el-Kader ne peut compter, lui, que sur 15 000 soldats, six fois moins que Bugeaud. Mais il tente de compenser son infériorité numérique en jetant les bases d’un Etat centralisé. Il gouverne avec la justice coranique, met en place une capitale, Tagdemt, à l’est de Mascara, des circonscriptions et des fonctionnaires, établit une dîme sur les récoltes, un impôt sur les troupeaux, et bat monnaie (le boudiou). Entre deux combats, l’émir prie, médite, jeûne, tient des conférences sur l’islam. Il écrit à Bugeaud : « Croyez-vous que les Arabes laisseront leur religion et la victoire pour devenir infidèles ? Nous préférons succomber que de faire pareille chose. Vous nous avez cité votre force, nous avons des hommes courageux et nous mourrons en musulmans. La terre de Dieu est très vaste. Sa miséricorde est prête à nous recevoir et sa colère tombera sur les infidèles. »
Abd el-Kader à Amboise
La lutte est perdue d’avance. Les troupes françaises s’emparent de Tlemcen, Mascara, Médéa, Saïda et même de Tagdemt, la « capitale ». La smala de l’émir (les familles et équipages qui l’accompagnent) est prise en mai 1843. Replié dans le Rif, lâché par le sultan marocain, poursuivi, acculé, Abd el-Kader se rend en décembre 1847 au général Louis Juchault de Lamoricière, contre la promesse d’être conduit avec sa suite à Alexandrie, en Egypte, ou à Akka, en Syrie. La presse française et le Parlement sont vent debout. L’émir restera emprisonné dans les châteaux de Pau puis d’Amboise jusqu’à ce que Louis Napoléon Bonaparte honore la promesse française et l’envoie s’établir à Damas.
Le maréchal Bugeaud meurt en juin 1849, du choléra, dans un hôtel particulier du quai Voltaire, à Paris, alors qu’il vient tout juste d’être élu, une nouvelle fois, à l’Assemblée, par la Charente-Inférieure. Cyniquement, il annonçait déjà la suite de la conquête : « Vous ne verrez pas un peuple accepter le joug d’un conquérant sans chercher les occasions de le briser. Comment donc supposer que le peuple arabe, si fier, si fanatique, si belliqueux, si bien préparé à la guerre par sa constitution sociale et agricole accepte notre domination? » L’émir Abd el-Kader décède, lui, en exil à Damas, en 1883, après avoir consacré le reste de sa vie à l’islam soufi. En juillet 1860, il vient au secours des chrétiens maronites attaqués par les Druzes, en héberge chez lui, envoie ses fils leur trouver un refuge. Il n’est plus l’ennemi de la France. Le second Empire le décore de la grand-croix de la Légion d’honneur. Napoléon III l’invite officiellement à venir visiter Paris.
Aujourd’hui, les statues de Bugeaud et d’Abd el-Kader sont toujours séparées par la Méditerranée. Celle du maréchal, rapatriée en 1962, a été installée à Excideuil, en Dordogne, dont il a été maire pendant cinq ans. Celle de l’émir n’a pas bougé, elle est toujours en face du Milk Bar, sur la place d’Isly qui a été rebaptisée place Abd-el-Kader à l’indépendance.
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