Durant sa présence, la France n’a cessé de modeler les villes algériennes. Urbanisme géométrique qui voudrait occulter la misère, ou beauté envoûtante d’une architecture à la fois française et arabe ? Visite guidée.
Un boulevard du front de mer à Alger, photographié en 1986 par Raymond Depardon (détail). (©Raymond Depardon / Magnum Photos)
C’est le propre d’une armée coloniale : ce qu’elle conquiert, il lui faut le démolir et le rebâtir. La France a beaucoup détruit et beaucoup construit en Algérie. Dès 1830, le Génie décide de raser une partie de la casbah d’El-Djezaïr et d’édifier sur ses ruines une gigantesque place à la française, la place du Gouvernement (renommée « place des Martyrs » à l’indépendance.)
L’armée s’occupe de transformer les villes. Elle veut en faire « un espace rationnellement organisé selon un ordre défini, plus simple pour la défense », écrit l’architecte Aleth Picard (1). Les médinas sont démolies pour édifier des places d’armes et élargir les voies. Les premiers colons veulent, selon Picard, « reproduire un urbanisme et une architecture auxquels ils sont familiers, et marquer ainsi le territoire de la présence du vainqueur ».
Les officiers du Génie comprennent pourtant que l’Algérie ne sera jamais une France de l’autre rive. Moins bornés, peut-être, que les civils, ils s’intéressent à l’organisation des médinas. En 1831, le chef du Génie de la place d’Alger se fend d’une étude précise de l’architecture algéroise, dont il admire l’intelligence et l’organicité, soulignant l’importance des galeries et cours intérieures, qui protègent de la chaleur et rendent la ville « adaptée au climat et aux mœurs jalouses des habitants ». S’il ne fera pas le poids face aux impératifs militaires et aux exigences des colons, cet intérêt est révélateur du problème de l’urbanisme colonial : la tension entre le modèle de la ville occidentale et l’impossibilité de l’imposer complètement.
Il est frappant de voir aujourd’hui la place de l’urbanisme et de l’architecture dans l’affrontement des mémoires coloniales. Les nostalgiques de l’empire vantent les routes et les ponts, l’assainissement des quartiers insalubres, l’extension des agglomérations, et regrettent la beauté envoûtante de ces villes à la fois françaises et étrangères, les palais républicains construits à l’ombre des palmiers. Le camp d’en face dénonce les quartiers européens flambant neufs qui tournent le dos aux taudis, l’urbanisme géométrique.
Faite de mépris et de fascination, de périodes orientalistes et modernistes, de ségrégation et d’hybridation, cette histoire est complexe. Très tôt, les immeubles construits par les Français s’algérianisent. L’armée prend possession des édifices locaux. En 1830, le palais Dar Aziza, une merveille du XVIe siècle, est transformé en entrepôt. Des soldats décident de repeindre les colonnes de la galerie aux couleurs du drapeau français. Huit ans plus tard, le bâtiment est donné à l’évêché d’Alger. L’évêque ordonne de faire effacer ces affreuses peintures.
(1) « Architecture et urbanisme en Algérie. D’une rive à l’autre (1830-1962) », dans la « Revue des mondes musulmans et de la Méditerranée », 1994.Boulevard impérial
Vers 1850, l’époque des plans militaires prend fin. Les architectes civils, venus de métropole, prennent le relais, et ils entendent donner de la grandeur à Alger. En faire une belle ville française, une rivale de Marseille, voire de Paris. Les Beaux-Arts défendent le style néoclassique, et leur autorité franchit la Méditerranée. L’architecte Henri Petit construit le Palais consulaire et le somptueux siège de « la Dépêche algérienne ». Un grand boulevard impérial est tracé sur le front de mer : le boulevard de l’Impératrice-Eugénie, conçu sur le modèle de la rue de Rivoli, mais reposant sur des voûtes qui hébergent les poissonniers et les marchands d’épices. Les travaux sont dirigés par Frédéric Chassériau, ancien architecte en chef de Marseille, qui réalise aussi l’Opéra d’Alger, dans un style néobaroque. Ce front de mer somptueux se peuple peu à peu : un casino, une préfecture, la Banque d’Algérie, le Palais des Assemblées, « dont la décoration est une véritable page de l’histoire de l’art » selon un journaliste en visite. Le centre de la vie algéroise se déplace : elle n’est plus sur les grandes places militaires, mais notamment rue d’Isly, où l’on
trouve des cafés et des commerces.
Le style néomauresque
Au début du XXe siècle, le centre d’Alger ressemble tant à une ville de métropole que les voyageurs repartent en regrettant de n’y avoir pas ressenti le moindre dépaysement. Mais la situation va être bouleversée par un événement à la fois prévisible et inat- tendu : l’arrivée d’architectes nés en Algérie, qui ont grandi à l’ombre des mosquées et des casbahs, et dont l’œil est définitivement marqué par le style mauresque. Jules Voinot est peut-être le plus représentatif. Fils d’un des tout premiers employés du service algérien des Bâtiments civils, frère d’un politicien devenu maire d’Alger, il est fasciné par les « ksour », les villages fortifiés nord-africains. Il construit les luxueuses Galeries de France, rue d’Isly, et surtout ce qu’on tient pour le plus bel exemple de cette vague arabisante, dite « néomauresque » : la Grande Poste (ci-dessous). C’est aussi à cette époque que Charles Jonnart, député libéral, devient gouverneur général d’Algérie, et sa passion pour l’orientalisme joue un grand rôle dans l’arabisation de l’architecture.
La bataille du logement
Jusqu’aux années 1930, on a surtout bâti une ville européenne, pour les Européens. Les choses changent avec l’arrivée de Le Corbusier, en 1931, et sa découverte de la Casbah. « L’un des lieux les plus beaux d’architecture et d’urbanisme », note-t-il. Quand Le Corbusier aime, il propose de raser et de reconstruire à sa façon. Il conçoit un « plan Obus » – refusé – pour refaire entièrement Alger. Des corbusiéristes promeuvent un vocabulaire architectural colonial et autochtone, un « style méditerranéen », disent-ils. L’Hôtel de Ville, le Palais du Gouvernement général sont construits dans cet esprit. Les cités Sainte-Corinne et du Clos-Salembier ouvrent les pistes d’une ville arabe modernisée.
Après guerre, comme en métropole, s’ouvre la « bataille du logement » ; les barres d’immeubles s’imposent, des milliers d’habitations sortent de terre. Pour le meilleur et pour le pire, Fernand Pouillon est « le » bâtisseur de cette période. Il dessine la cité Diar el-Mahçoul (ci-dessous) et la cité Climat de France, projet critiqué, rapidement devenu insalubre et surpeuplé. Parmi les rares réussites, citons l’Aéro-Habitat, « immeuble-villa », signé Louis Miquel et José Ferrer-Laloë (ci-dessous). Des urbanistes parlent de faire vivre Européens et Arabes dans les mêmes quartiers, mais personne ne le souhaite vraiment. De toute façon, la guerre est déjà là.
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https://www.nouvelobs.com/histoire/20220224.OBS54895/en-images-dans-l-algerie-coloniale-une-architecture-pour-marquer-le-territoire.html
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