Entre 1864 et 1897, environ deux mille Algériens sont relégués en Nouvelle-Calédonie. Parmi eux, les instigateurs de la grande insurrection kabyle de 1871. Retour sur une déportation méconnue.
Photo de déportés algériens sur la presqu’île Ducos, en Nouvelle-Calédonie, prise après 1880. Parmi eux, Bou Mezrag Mokrani (assis à droite). (Exposition Caledoun/Album Bray/A.N.O.M (8 Fi 51))
Après 140 jours de mer, Bou Mezrag Mokrani, matricule 2922, est débarqué du « Calvados ». Nous sommes le 18 janvier 1875. Sous ses pieds, la Nouvelle-Calédonie, son sable blanc et ses eaux turquoise. La terre de la « grande punition » et son bagne colonial du bout du monde. Deux ans plus tôt, il a été condamné à mort, peine commuée en déportation, « coupable d’excitation à la guerre civile et complicité de pillage et d’incendie dans la province de Constantine et d’Alger en 1871 ».
Comme lui, ils sont plus de 2 000 Nord-Africains, en très grande majorité des Algériens, à avoir été envoyés, entre 1864 et 1897, dans ce bagne du Pacifique à près de 20 000 kilomètres de leur terre natale. A leur arrivée, les détenus sont triés. A gauche, vers l’île Nou, les « transportés », les condamnés de droit commun. A droite, vers l’île des Pins, les « déportés », les condamnés politiques. C’est là, sur une terre de plaines décrites dans le « Journal officiel de la République française » du 3 septembre 1872 comme « fertiles » et à la végétation « luxuriante », que Bou Mezrag Mokrani resta trente ans en exil forcé.
Croix tatouée au bras droit comme signe distinctif, la trentaine, l’homme est le captif le plus célèbre de l’empire. En 1871, il est à la tête de « l’insurrection kabyle », la plus grande révolte après la guerre de conquête contre l’émir Abd el-Kader. La Kabylie, soumise seulement en 1857, ne s’est jamais résignée à la domination coloniale. Comme ailleurs dans le pays, les meilleures terres sont accaparées par les colons, déstabilisant le monde agraire. Même les notables et les alliés « indigènes » de la France ne sont pas épargnés par les dépossessions.
Humiliations
Les Mokrani, grande famille aristocratique de l’Est dévouée à la France, qui refusa de se ranger derrière l’émir Abd el-Kader en 1831 et qui jouissait de privilèges certains, perdent les prérogatives administratives conférées par les autorités coloniales. Mohamed Mokrani, « bachaga » (haut dignitaire) de la Medjana, sur les hautes plaines de son fief de Bordj Bou Arreridj, grand frère de Bou Mezrag, encaisse les humiliations en silence. Décoré de la Légion d’honneur en 1861, il est décrit par Louis Rinn, administrateur colonial et auteur d’une « Histoire de l’insurrection de 1871 en Algérie » (Librairie Adolphe Jourdan, 1891), comme un grand seigneur au « tempérament chevaleresque ».
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Dans les populations, la colère gronde. Une terrible famine a fait, entre 1867 et 1868, des centaines de milliers de victimes. Le décret Crémieux du 24 octobre 1870, qui donne la citoyenneté française aux juifs d’Algérie mais pas aux musulmans, amplifie le mécontentement. Tous les ingrédients sont réunis pour mettre le feu aux poudres. Dans les cafés des villages, dans les assemblées publiques, on prépare la révolte. Les chefs des grandes tribus, parfois ennemis d’hier, se liguent et constituent un arsenal de guerre (chevaux, armes et poudre). Dans les premiers jours de janvier 1871 retentissent les appels à la rébellion, auxquels répondra notamment le fils aîné de l’émir Abd el-Kader, Mahieddine.
Alors qu’en France, les Prussiens encerclent et bombardent Paris, les autorités tentent de retarder le déclenchement des hostilités qui leur paraissent inéluctables. « Calmer les surexcitations d’où qu’elles vinssent, empêcher les coups de fusil entre les tribus, conserver précieusement les sympathies et le concours de toutes les personnalités dont l’influence sur les masses pouvait suppléer à la force qui nous manquait, telle pouvait être alors la seule politique pratique et raisonnable », écrit Louis Rinn. Le 14 mars, alors que les Français ont capitulé face aux Allemands, Mohamed Mokrani écrit aux autorités militaires :
« Je m’apprête à vous combattre, que chacun prenne son fusil. »
C’est le signal du début de l’insurrection retenu par l’histoire.
« La répression fut terrible »
Le soulèvement se répand dans tout le pays, jusque dans le désert, et durera un an. La majeure partie du Constantinois, la Kabylie et quelques tribus de l’Oranie – en tout le tiers de la population algérienne – y prennent part, en plusieurs vagues. La plus forte déferle en avril après que la puissante confrérie religieuse des Rahmanya, dont le chef est le cheikh El-Haddad, a répondu à l’appel de Mokrani. Celui-ci est tué au combat le 5 mai, laissant la direction de l’insurrection à son frère Bou Mezrag, qui s’engage à suivre sa voie. La révolte s’éteint le 20 janvier 1872. « La répression fut terrible, et pour beaucoup, hors de proportion avec la culpabilité, écrit encore Louis Rinn. L’insurrection de 1871 n’a été ni la révolte de l’opprimé contre l’oppresseur, ni la revendication d’une nationalité, ni une guerre de religion, ni une guerre de race : elle n’a été que le soulèvement politique de quelques nobles mécontents. » Il oubliait l’essentiel : la volonté commune de chasser l’envahisseur a été l’âme de ces révoltes.
Les instigateurs de l’insurrection, dont Bou Mezrag Mokrani, sont jugés au cours de grands procès. Grâce à la loi du 30 mai 1854, le second Empire a créé des colonies pénitentiaires en Guyane et en Nouvelle-Calédonie. Ces terres lointaines ont le triple avantage d’éloigner une population jugée dangereuse, de limiter les possibilités d’évasion et d’utiliser, dans le cadre des travaux forcés, une main-d’œuvre peu coûteuse pour développer les terres coloniales. Linda Amiri, maître de conférences en histoire contemporaine à l’université de Guyane, explique :
« Le bagne doit être rentable. En Nouvelle-Calédonie, où les conditions de vie sont moins difficiles qu’à Cayenne, on envoie les prisonniers politiques, qui pour beaucoup appartiennent aux élites. »
Une autre raison explique l’exil de ces bagnards à « Caledoun », ainsi qu’elle sera surnommée par les Algériens. Comme l’avait fait l’Empire britannique avec l’Australie, la France veut mettre en place, après l’Algérie, une colonie de peuplement. Mais les départs volontaires sont peu nombreux, compte tenu de l’éloignement du territoire. « Pour y remédier, on va faire de ces déportés de futurs colons en leur attribuant des terres appartenant aux peuples autochtones une fois leur peine purgée, pour qu’ils fassent souche », raconte Linda Amiri. Des colonisés devenus colons malgré eux…
Contrairement aux condamnés de droit commun, les déportés politiques comme Bou Mezrag ne sont pas enfermés au pénitencier, ne subissent pas les sévices des gardiens. Ils n’ont pas de chaînes aux pieds, ne cassent pas de cailloux, ne construisent pas de route ni de pont. Ils ont le droit de s’habiller à la façon des Berbères avec leur burnous (grand manteau de laine à capuchon), de prier, d’élever des chèvres, de faire du fromage. Parfois, parce qu’ils sont de très bons cavaliers, ils sont employés pour tenir le bétail. Bou Mezrag ouvre même un café où les Algériens se retrouvent autour du « grand captif » qu’ils vénèrent. Logés dans des cahutes, ils sont internés mais libres de leurs mouvements.
Avec les communards
Les condamnés algériens retrouvent d’illustres communards, vaincus, hasard du calendrier, la même année que les insurgés kabyles, et eux aussi exilés de l’autre côté du monde. Louise Michel, condamnée pour sa participation au soulèvement parisien, débarquée à la presqu’île de Ducos le 8 décembre 1873, décrit dans ses Mémoires (« la Commune », réédité et augmenté à La Découverte, 2015) sa rencontre avec les « Arabes » :
« Un matin, dans les premiers temps de la déportation, nous vîmes arriver dans leur grand burnous blanc des Arabes déportés pour s’être, eux aussi, soulevés contre l’oppression. Ces Orientaux emprisonnés loin de leurs tentes et de leurs troupeaux étaient simples et bons et d’une grande justice. »
De cette rencontre naîtront des liens militants qui pousseront notamment la « pétroleuse » à faire une tournée de conférences en Algérie au début du XXe siècle.
Les condamnés, relégués dans le nord de l’île des Pins, la plus déshéritée, dans le « camp des Arabes », rêvent d’un retour auprès des leurs. Ils sont prêts à tout. Même à trahir les valeurs qui les ont portés. En 1878, Bou Mezrag et quelques camarades d’infortune prennent part, aux côtés des troupes françaises, à la répression contre la révolte kanak déclenchée par le grand chef Ataï, espérant en retour des réductions de peine. « L’administration coloniale était heureuse d’avoir ces centaines de cavaliers émérites algériens, de vrais guerriers. Une bonne partie des colonnes expéditionnaires pour chasser les Kanaks au fond des vallées étaient dirigées par des Algériens », raconte l’archéologue calédonien Christophe Sand, lui-même descendant d’un « Kabyle du Pacifique ».
Mais Bou Mezrag constatera avec amertume que le gouvernement français ne tiendra pas compte de son engagement. Les deux amnisties de 1879 et 1880, qui permettent aux communards de rentrer, excluent les ex-insurgés kabyles. A Paris, les communards mènent une campagne active pour leur libération. « Tous leurs biens avaient été mis sous séquestre et vendus. Alger a fait pression sur Paris pour ne pas reprendre ces hommes. Ne sachant pas bien quoi faire de ces exilés, l’administration calédonienne va en laisser certains monter sur les bateaux pour rentrer en Algérie, à une exception : Bou Mezrag Mokrani », poursuit Christophe Sand. D’autres obtiendront finalement des grâces, mais là encore, Bou Mezrag en sera exclu. Pour Alger, l’aura de Mokrani est bien trop puissante et risquerait de créer un nouveau soulèvement s’il revenait. Mokrani sera le dernier des déportés politiques à rentrer en 1904, et mourra l’année suivante.
Ceux qui resteront, de très nombreux condamnés de droit commun, auront le droit de se marier avec des femmes françaises ou kanaks. « La première génération d’enfants nés en Nouvelle-Calédonie sont métis. Ils porteront toute leur vie la double honte d’être issus de bagnards et de musulmans, dans une société où les hiérarchies sociales restent fortes et inégalitaires. Les descendants, comme pour retrouver une forme d’honneur et de légitimité, revendiqueront d’être de la lignée des Mokrani ! On sait pourtant à présent qu’il n’a pas eu d’enfants en Nouvelle-Calédonie », observe Christophe Sand. Aujourd’hui, la plupart de ces descendants vivent dans la vallée de Nessadiou, à Bourail ou à Nouméa et ont réussi à faire vivre les coutumes et les traditions de leurs ancêtres. Comme cette passion pour les courses de chevaux, certes partagée avec les autres communautés calédoniennes, mais qui entre en résonance particulière avec leur héritage.
·Publié le
https://www.nouvelobs.com/histoire/20220220.OBS54747/a-caledoun-le-long-exil-des-kabyles-du-pacifique.html
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À lire aussi :
https://journals.openedition.org/anneemaghreb/4883
https://doi.org/10.4000/anneemaghreb.4883
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