Papa, qu’as-tu fait en Algérie ? : le titre de ce livre, fruit d’une enquête de cinq années à propos d’une guerre et de ses conséquences individuelles et familiales, ne peut qu’interpeller le lecteur. La démonstration est ferme, nuancée, précise. Pour celles et ceux auront le désir de s’engager dans ces 500 pages, d’autres livres peuvent être lus, sur le même sujet traité différemment. Aussi, je ponctuerai mon compte-rendu de couvertures de onze livres de fiction ou de témoignage non cités dans l’ouvrage : Favrelière (1960), Zimmermann (1961), Cabu (1973), Higelin (1987), Mattei (1994), Daeninckx et Tignous (2002), Mauvignier (2009), Jenni (2011), Tencin (2012), Serfati (2015), Giraud (2017). Ils ne contredisent pas les paroles de ceux qui ont répondu à l’enquête de Raphaëlle Branche mais les renforcent.
L’objectif de l’historienne est de retrouver les traces de la guerre d’Algérie dans les familles : l’enquête porte sur le soldat lui-même mais aussi ses proches : « Comprendre ce qui s’est joué dans les familles et comment la guerre a été vécue puis racontée et transmise, c’est éclairer d’une manière inédite la place de cette guerre dans la société française ». Il n’y a pas de vérité inscrite dans le marbre mais un récit évolutif de 1962 à aujourd’hui ; jusqu’en 2000, ce qui a été dominant est le silence : « ce sont des silences familiaux, au sein d’une société française longtemps oublieuse de son passé algérien ». Pour mener à bien ce travail, il faut cerner le dit et le non-dit dans les familles et pour cela, la recherche s’appuie sur l’analyse d’autres guerres : les deux conflits mondiaux et la Shoah, la guerre des États-Unis au Viêt Nam, la guerre de l’URSS en Afghanistan et le retour des soldats soviétiques.
Raphaëlle Branche rappelle d’entrée de jeu que la guerre qui se mène en Algérie est une guerre coloniale dans une colonie de peuplement. L’engagement dans l’armée française a touché toute une génération avec son 1,5 million de conscrits. La fin de cette guerre est une « défaite fondatrice » pour la France. L’enquête se centre sur le soldat et ses proches puisque ces derniers l’observent à son retour à partir d’éléments concrets comme les objets rapportés, les maladies (paludisme, par exemple), les cauchemars, une sensibilité différente, des goûts nouveaux. La correspondance a une place à part. L’enquête concerne l’adelphie, terme venu de la botanique venant ensuite désigner ensuite les enfants d’une même fratrie : Jusqu’à récemment, le mot adelphe était peu utilisé en ce sens, mais il a été repris par la communauté LGBT+ parce qu’il présente la particularité de désigner une personne sans indiquer son genre. Le Conseil Constitutionnel, en 2015, a proposé de conduire une réflexion sur l’usage du terme « fraternité » dans la devise de la République, suggérant « aldelphité » (et « solidarité ») parmi les alternatives.
Trois cents questionnaires ont été envoyés : 39 familles ont répondu et c’est sur ces réponses que l’enquête s’appuie, en s’aidant également d’une enquête orale réalisée en 2005 par Office National des Anciens combattants ainsi que la consultation d’associations ou d’ouvrages se basant sur les méthodes de l’enquête orale comme ceux de Claire Mauss-Copeaux, Appelés en Algérie. La parole confisquée (1999) et Florence Dosse, Les Héritiers du silence. Enfants d’Appelés en Algérie, en 2012.
Les familles sont de deux sortes : la famille de l’Appelé célibataire quand il part et la famille qu’il crée à son retour : « ce sont en particulier ces nouvelles familles qui donnèrent son visage à la France des années 1960 et continuent à la marquer depuis » (17). Ont été exclus du corpus d’étude les conscrits nés en Algérie et aux Antilles ou des militaires de carrière, dans un souci d’homogénéité. L’historienne pense pouvoir participer ainsi à une « Histoire de la France contemporaine » car s’il y a divergences d’un cas à l’autre, il y a aussi des caractéristiques communes : une même génération au sens sociologique, « un destin commun » ; une « normalisation de l’expérience militaire par les familles, sur fond d’indifférence tranquille » ; ces familles se trouvent à une « articulation d’une mutation majeure de la société française » car elles sont prises dans un cadre renouvelé, dans les années 1960, du couple et de la famille. Ce n’est qu’aux deux tiers de son étude que Raphaëlle Branche précise ce que le lecteur a pu déjà constater : « L’étude ne peut être que qualitative et on se gardera de toute généralisation ou même d’estimation chiffrée. Il s’agit plutôt de se demander si des gestes ou des paroles ont été insérés dans une normalité comportementale masculine après la guerre et s’ils ont été identifiés dans les familles, comme renvoyant à l’expérience algérienne » (331). L’ouvrage lui-même se construit chronologiquement en trois grandes parties : le temps de « la guerre » (près de 200 pages) ; les premières années du « retour » (155 pages) ; les transmissions postérieures (« l’héritage », 90 pages). Il n’est pas dans mon propos d’entrer dans la minutie et la précision de cette enquête mais de pointer ce qui m’a retenue dans cet ouvrage exceptionnel.
La guerre
Il faut tout d’abord cerner ce qu’est une génération. Les Appelés qui partent en Algérie sont des enfants qui ont grandi à l’ombre des deux guerres mondiales : la mère est généralement au foyer, le père est l’autorité qui, dans ces années, va être ébranlée. Le fils a une obéissance filiale. La position des garçons n’est pas celle des filles. Partir à la guerre, c’est faire son devoir. Le service militaire obligatoire n’est pas contesté donc partir dans ces années-là en Algérie apparaît comme une situation normale d’autant que le danger n’est pas évident. Il est rappelé aussi que le droit à l’objection de conscience n’existe pas. On compte, dans la guerre d’Algérie, 1 % de réfractaires. Le PCF n’encourage pas au refus. Il est intéressant de lire à ce sujet les ouvrages de Tramor Quemeneur (2007) et de Marius Loris (2018). La conscience que c’est une guerre et qu’on peut y mourir vient lentement et progressivement de 1959 à 1961. Le récit de Noël Favrelière, en 1960, Le Désert à l’aube, est quasiment une exception.
Les Appelés ont le souci de garder un vrai contact avec la famille par les lettres. La correspondance a une importance extrême. Avoir du courrier, c’est rompre la solitude. Le téléphone est peu utilisé car il n’a pas du tout la même facilité d’usage qu’aujourd’hui. Le télégramme est réservé aux urgences. Cet entretien régulier des relations familiales passe par la lenteur du courrier, par les colis qui contiennent nourriture, journaux, livres ; par la fréquentation de l’aumônier. Les lettres aux femmes aimées sont plus nombreuses que celles à la famille.
L’Appelé apprend aussi à partager son temps entre ennui et violence car l’arrivée en Algérie lui a montré qu’il ne participait pas à un simple maintien de l’ordre : il affronte très vite la réalité de la guerre. Aussi le calendrier d’avant la guerre est complètement chamboulé : le retour, le métier, le mariage, les enfants à venir. L’abstinence sexuelle est la règle. Les Appelés arrivent dans un pays que, comme la majorité des Français, ils ne connaissent pas : cette réalité méconnue est, au mieux, « exotique ». Ils sont frappés par la lumière et les couleurs – l’Algérie est un beau pays –, mais aussi par la misère de la population. Ils envoient des cartes postales. Ils ont des appareils photos de plus en plus perfectionnés. Ils rapporteront des objets qui, selon les familles, auront une valeur symbolique différente : tapis, poufs, poteries, cuivres, bijoux. On ne considère pas cela comme des cadeaux : le cadeau est que le soldat revienne vivant. Pendant un certain temps, la guerre elle-même est perçue dans du flou : dangereuse et non dangereuse.
Au fur et à mesure aussi des correspondances, on choisit ce que l’on dit aux familles car le soldat côtoie la mort et la honte. Seuls quelques journaux intimes lus montrent que c’est là que s’écrit l’impensable et l’insoutenable : « L’écriture intime offre une protection à ceux qui la pratiquent. Elle est une digue perpétuellement dressée face à un environnement qui peut attaquer leurs valeurs les plus profondes, leur estime d’eux-mêmes, leur confiance en eux et en l’humanité » (197). Le récit du pire est, en général, contrebalancé par une phrase affirmant que le FLN en fait autant. C’est donc dans ces journaux intimes que se disent les tortures et les violations des droits humains. Plus rares sont ceux qui prennent des photos-témoins. Les sentiments qui dominent sont la honte et la lâcheté. Beaucoup ne comprendront jamais ce qui se joue réellement en Algérie.
Le Retour
Au retour, la plupart d’entre eux se fixent d’oublier cette période car l’objectif essentiel est d’être rentré sain et sauf : « Rien n’est plus difficile à réussir qu’un retour ; il y faut une grande force d’oubli : ne pas réussir à oublier son dernier passé ou le dernier passé de l’autre, c’est s’interdire de recoller au passé antérieur » a écrit Marc Augé dans Les Formes de l’oubli. Le souci de la majorité des soldats libérés est de mettre l’expérience algérienne derrière eux pour se remettre en lien avec les leurs. Le plus difficile souvent est de casser les liens tissés dans l’armée ; certains ont, en le faisant, un sentiment d’abandon. Cette « fraternité » est bien rendue dans le récit de Georges Mattéi en 1994.
Le retour se fait en trois phases : les retrouvailles, la reprise d’une activité professionnelle (le choix surtout car le chômage est très bas donc ils trouvent du travail), l’engagement dans une vie de couple. Raphaëlle Branche cite alors l’exemple – première fiction évoquée (232) –, du film Les Parapluies de Cherbourg, en 1964, premier et rare film à évoquer la guerre d’Algérie comme le rappellent quelques éléments du synopsis :
« Première partie : le départ
Cherbourg en novembre 1957. Geneviève est amoureuse de Guy, mécanicien dans un garage. Sa mère désapprouve la relation quand elle l’apprend. Il est alors appelé pour faire son service militaire en Algérie. Les deux amoureux, qui se sont promis un amour éternel, se font des adieux poignants sur un quai de gare
Deuxième partie : l’absence
Affecté à un secteur dangereux, Guy écrit rarement. Enceinte, désemparée parce qu’elle a peu de nouvelles, Geneviève épouse Roland Cassard. Ils quittent Cherbourg pour s’installer à Paris.
Troisième partie : le retour
Blessé à la jambe, Guy est démobilisé en mars 1959 après un séjour à l’hôpital. Rentré à Cherbourg, il découvre ce qui s’est passé en son absence. Il épousera Madeleine ».
Dans son enquête, l’historienne relève que c’est la même injonction qu’on retrouve, quelles que soient les trajectoires personnelles, familiales et sociales : « Il faut regarder vers l’avenir ». Avec les ascendants masculins, particulièrement, il y a une sorte de contrat implicite : « la guerre est dure ; d’autres l’ont connue. Il ne faut pas en parler ». Une des épouses de l’enquête confie : « J’ai épousé un homme qui n’était plus mon fiancé d’avant la guerre […] J’ai épousé un homme que je ne connaissais pas ». Le soldat qui revient découvre tous les changements qui affectent alors la société française tant dans le monde agricole que dans le monde industriel. Deux faits peuvent être rappelés qui soulignent les changements : depuis 1965, les droits des femmes s’affirment et, en 1970, l’autorité paternelle est effacée au profit de l’autorité parentale. Les permissions dont ont bénéficié les soldats n’ont pas réduit l’écart mais tous espèrent que le retour définitif changera cela. Mais, dans la majorité des cas, cela ne se produit pas. Les proches remarquent des changements physiques et psychologiques. Ils sont nerveux, bagarreurs, déphasés comme s’ils avaient intégré en eux la violence de la guerre. Un récit de 2012 de Claire Tencin en donne un exemple fort. Le retour n’est pas la fin de la guerre – concrètement, la guerre continue en Algérie –, ils ne sont pas accueillis en héros dans leurs villages mais dans la discrétion ou l’indifférence. Quelques-uns vont s’engager à leur retour soit pour l’indépendance de l’Algérie, soit pour témoigner de ce qu’est cette guerre. C’est ce que fait Daniel Zimmermann, en 1961, avec un texte qui sera très vite saisi et interdit : 80 exercices en zone interdite.
Mais ces engagements sont rares et réprimés. La fin de Corvée de bois de Didier Daeninckx et Tignous en donne un exemple saisissant, en 2002. Il a fallu attendre 1974 pour que le statut d’anciens combattants soit reconnu aux Appelés de la guerre d’Algérie car il n’y a pas eu, dans l’immédiateté, reconnaissance de cette expérience collective qui a cimenté une génération. Il n’y a pas eu de communion collective par rapport à cet engagement : « Le lien armée-nation est réduit à une contrainte dont le sens survit socialement, mais qui ne résonne plus avec les valeurs de la nation ou le fondement d’une communauté politique clairement identifiée ».
L’état de guerre a été nié et remplacé par la notion de « maintien de l’ordre » ; il n’y a pas eu de mobilisation générale mais des vagues successives de services militaires. Aussi au retour, beaucoup ressentent solitude et injustice. Et pour ceux qui rentrent après le cessez-le-feu, c’est encore pire puisque c’est un retour d’une guerre perdue comme l’Algérie est perdue. On note « l’indifférence de l’institution militaire » et ce déni de guerre a de nombreuses implications que l’on peut comprendre si on compare avec les deux conflits mondiaux.
Raphaëlle Branche cite alors un second exemple fictionnel, le récit de Philippe Labro, Des Feux mal éteints, en 1967 qui demande la reconnaissance du statut d’Anciens combattants : « Tous des anciens combattants ! Ils ne portaient ni béret, ni brassard, ils n’iraient ranimer aucune flamme sous aucun arc de triomphe, mais chez tous il y avait quelque chose de changé […] Quelque expérience qu’il ait eue, à peine en était-il sorti que chaque bidasse se voyait enveloppé dans le silence et dans l’oubli, car aucun adulte ne voulait franchement assumer la responsabilité de l’avoir envoyé là-bas, n’acceptait de préciser au nom de quoi cet enfant avait vécu ce qu’il avait vécu ». L’historienne rappelle aussi, qu’en 1966, La Bataille d’Alger de Gillo Pontecorvo n’a été acceptée par aucun distributeur. Alexis Jenni, Prix Goncourt 2011, lui a réservé une critique au vitriol dans L’Art français de la guerre, preuve s’il en est que le matériau traité ne passe toujours pas ! L’année après son récit, Philippe Labro fait un film avec une conclusion lapidaire : « Je pensais qu’ils avaient en Algérie perdu leur jeunesse et leur innocence. Qu’avaient-ils gagné ? ». Cabu invente son personnage « Le Beauf » qu’il définit ainsi : « L’ancien d’Algérie dans son aspect le plus négatif ». En 1972, René Vautier sort un film, Avoir vingt ans dans les Aurès, inspiré de l’expérience de Noël Favrelière ; en 1973, Yves Boisset, RAS. Les débats houleux qu’ils déclenchent montrent combien le sujet est encore brûlant.
Livrés à eux-mêmes sans suivi psychiatrique ou autre, les Anciens d’Algérie avancent comme ils le peuvent soit en rompant avec leur vie antérieure et en prenant un autre chemin de vie, soit en s’enfonçant dans les aspects les plus négatifs de l’expérience, soit en prenant des positions antiracistes : pour certains, vis-à-vis des Algériens qui viennent en France après 1962, il y a une volonté de réparation. Il manque trop d’éléments dans l’enquête pour s’interroger sur névrose et trauma. Les intéressés et les proches notent des télescopages inattendus avec des sons, des paysages, des rencontres d’Algériens qui sont les signaux d’un danger, d’une menace. Un racisme tenace s’installe. On note des cauchemars, l’alcoolisme, la violence, les dépressions, les suicides. En 2009 d’abord avec Des hommes de Laurent Mauvignier puis en 2015, avec celui de Michel Serfati, Finir la guerre, on affronte souffrances et vérités.
L’Héritage
Le père est désormais à inventer d’autant que le désir d’enfant change, début 1970, avec la contraception aussi bien pour les hommes que pour les femmes : « les fondements de la famille française » bougent et, dans cette partie, la recherche s’appuie sur d’autres recherches qui n’ont pas été focalisées sur la guerre d’Algérie. L’épisode algérien se dit par bribes mais rarement dans un récit continu. A l’âge de la retraite, certains pères se livrent plus, en particulier à partir des années 1990 ; et à partir des années 2000, la guerre d’Algérie est plus visible dans l’espace public : « Les pères qui le souhaitent peuvent alors prendre le temps de retrouver la voie des mots ». Certains ont donné des prénoms en lien avec l’Algérie comme Myriam, Olivier. Pour ces enfants, ce qu’ont raconté les pères ne leur permet pas de lier : avoir été en Algérie et guerre. Les objets sont là. Le couscous fait son entrée à la table familiale, des mots d’arabe. Ce n’est que lorsque les enfants comprennent qu’il y a eu guerre que la question qui donne son titre à l’ouvrage, peut être posée (389). Les enfants ont d’autres représentations de la guerre d’Algérie dans une société qui s’intéresse de plus en plus à son passé algérien. Cette visibilité de la guerre d’Algérie est favorisée par la télévision : ainsi, en 1982 le documentaire en 3 parties de Denis Chegaray, « Guerre d’Algérie – Mémoire enfouie d’une génération ». Dès 1983, on enseigne la guerre d’Algérie dans les classes de terminale. En 1992, le film de Bertrand Tavernier, La Guerre sans nom, révélant au grand public la torture, est un électrochoc.
Bien entendu cela ne libère pas une narration continue, une représentation complète. Ce qui se dit, ce sont des « cryptes », « des morceaux d’expérience enfermés à l’intérieur de la personnalité d’un individu » selon la définition de Nicolas Abraham et Maria Torok : « ce qui est encrypté doit être remis en mots, re-lié pour apparaître au grand jour ». L’ouvrage note aussi que, depuis les années 1980 et surtout les années 1990, les psycho-traumatismes de guerre sont reconnus et l’ouvrage de Bernard W. Sigg, Le Silence et la honte en 1988, a été primordial. Les années 2000 marquent un tournant. Les enfants entrent dans le processus de transmission : « il s’agit plus radicalement de s’interroger sur la capacité des générations à communiquer entre elles, quand ceux qui échangent dans un présent donné se rattachent à des temporalités différentes, notamment dans leurs socialisations primaires et leurs expériences fondatrices ». L’enquête a montré qu’au sein d’une même adelphie, images et représentations divergent et cela n’est pas dû seulement à un fonctionnement interne aux familles mais aussi à ce qui vient de l’extérieur.
Dans le binôme guerre/père, se glissent de nombreuses ambivalences : racisme ≠antiracisme, pour ou contre l’armée. La distance qui s’est installée par rapport à ce passé du père devient un réflexe de mise à distance ou, au contraire, une recherche de proximité, en évitant de remettre en cause l’équilibre familial car lorsque les questions sont trop frontales, elles peuvent provoquer une rupture irréversible.
Ce n’est qu’en 1999, que l’État français reconnaît qu’une guerre a bien eu lieu et pas seulement des « événements ». La torture revient aussi sur le devant de la scène avec le témoignage de l’Algérienne Louisette Ighilahriz et tout ce qu’il déclenche. Mais la question au père : « as-tu torturé ? » ne sera pas posée : « La place de la guerre d’Algérie est un scotome. Ce qu’on ne voit pas et qui est pourtant au centre » (431). Il faut attendre la mort du père pour que des fictions puissent s’écrire : les représentations sont alors élaborées à partir d’une « post-mémoire » comme dans le récit de Brigitte Giraud qui touche plusieurs constats de l’enquête, en 2017.
La conclusion à laquelle parvient l’enquête, à propos des Anciens d’Algérie est que « leurs écrits et leurs paroles (sont) conditionnés par la nature des liens avec leurs proches et leur désir de les préserver « (461). On ne peut donc parler des silences des pères mais des silences des familles. On peut discerner trois configurations : la première c’est lorsque l’expérience de guerre et la famille sont « en consonance ». Il y a alors « un profond partage familial ». Les deux autres configurations, c’est lorsque expérience et famille sont « en dissonance » : les silences peuvent être alors de protection et la possibilité de les dépasser ; ou alors de les dire et de les maintenir au risque de l’équilibre familial. À partir de 2000, des récits s’écrivent et vont s’écrire. « Finir la guerre », écrivait Michel Serfati : peut-être pas vraiment encore !
Raphaëlle Branche, « Papa, qu’as-tu fait en Algérie ? – Enquête sur un silence familial, La Découverte, septembre 2020, 507 p., 25 €— Lire un extrait
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