L’artiste franco-algérien et son œuvre constituent la trame d’une exposition au musée des Arts et Métiers qui retrace l’histoire de la chanson maghrébine de l’exil et rend compte de la manière dont elle a embrassé les luttes pour l’égalité et intégré le patrimoine musical français.
L’intitulé de l’exposition, « Douce France », est aussi le titre de l’emblématique chanson de Rachid Taha (capture d’écran/clip « Je suis Africain » )
Il est omniprésent, Rachid Taha, avec son sourire et sa dégaine de musicien atypique, sur des posters, des photos, puis ces écrans de télévision d’un autre temps. Dans un enregistrement, l’artiste (décédé en 2018) se raconte, revient sur son arrivée en France, « en 1971, 72 », se souvient-il, approximatif.
Il relate le départ en famille de Mascara, sa ville natale située dans l’ouest de l’Algérie, la traversée jusqu’à Marseille et le voyage en train à destination de l’Alsace, à Sainte-Marie-aux-Mines, une ville au climat froid et au dialecte abscons. Un déracinement. À 10 ans.
Une décennie et quelques galères plus tard, Rachid Taha devient chanteur. Le racisme aiguise sa créativité. Avec son groupe de musique, Carte de séjour, il détourne « Douce France », un classique du répertoire populaire français des années 40, pour montrer que l’Hexagone n’est pas si doux avec ses immigrés des anciens territoires coloniaux.
La chanson sort au milieu des années 80. Elle embrasse, à l’allure d’un manifeste, les luttes contre les discriminations portées à cette époque par le mouvement Beur, initié par ces Français issus de l’immigration maghrébine.
De la chanson de l’exil aux musiques urbaines
De cette période, de celles qui suivront et qui sont passées, « Douce France » version Carte de Séjour, avec ses sonorités de rock oriental, restitue aussi l’histoire des immigrés maghrébins en France. Elle est une allusion ironique à leur vécu, à l’exil douloureux des parents et aux demandes d’intégration inassouvies des enfants.
« Nous aussi, on a le droit de la chanter. C’est aussi notre patrimoine », avait clamé Rachid Taha, lors d’un concert de SOS Racisme, sur la place de la Concorde à Paris, en 1985.
Depuis le 14 décembres 2021 et jusqu’au 8 mai prochain, ce patrimoine, légué en musique, est mis en scène au musée des Arts et Métiers à Paris.
La « Douce France » de Rachid Taha est le titre de l’exposition, le fil conducteur et le point de rupture entre deux époques, celles de l’immigration subie qui chante l’exil à huit clos dans les cafés arabes et les cabarets orientaux et la seconde, tonitruante, d’une jeunesse qui prend la parole, métisse des airs, bouscule la tradition musicale, crée le rock arabe, le rap, fait connaître le raï, pour revendiquer à la fois son appartenance à la société française et ses origines.
« À la croisée de l’histoire des luttes immigrées et de l’affirmation par leurs enfants d’une identité multiculturelle, cette exposition revisite notamment la mémoire et le patrimoine des chansons maghrébines de l’exil qui forgent l’œuvre de réappropriation musicale de Rachid Taha, figure de proue de ce mouvement culturel », explique le synopsis de l’exposition, en précisant que le chanteur « a ouvert la voie à toute une galaxie d’artistes qui incarnent aujourd’hui le talent et la créativité française ».
Selon Naïma Yahi, historienne associée à l’unité de recherches « Migrations et sociétés » (URMIS) de l’Université Nice-Sophia-Antipolis et commissaire de l’exposition (avec Myriam Chopin, enseignante-chercheuse en histoire à l’Université de Haute-Alsace), Rachid Taha a construit sa carrière dans « la continuité de ses prédécesseurs : les chanteurs de l’exil qu’il a célébrés ».
« C’est par lui que les enfants d’immigrés et le monde entier ont découvert la richesse de la chanson de l’exil en France. Son œuvre et sa trajectoire nous racontent l’histoire de l’immigration à travers la musique et nous montrent comment ces musiques de l’exil ont irrigué le paysage musical français »
- Naïma Yahi, commissaire de l’exposition
« C’est par lui que les enfants d’immigrés et le monde entier ont découvert la richesse de la chanson de l’exil en France. Son œuvre et sa trajectoire nous racontent l’histoire de l’immigration à travers la musique et nous montrent comment ces musiques de l’exil ont irrigué le paysage musical français », explique–t-elle à Middle East Eye.
Visuellement, l’exposition à l’allure d’un dédale. Elle se découvre dans une ambiance clair-obscur, au fil d’un parcours chrono-thématique, qui met au centre Rachid Taha, sa vie et sa carrière, pour ponctuer, à l’aide d’archives discographiques, de constructions scéniques, d’affiches, de photos, etc., différentes séquences historiques.
Le premier tableau rend hommage aux chanteurs de l’exil, les Algériens Slimane Azem, Kamel Hamadi et son épouse Noura, Akli Yahiatene, Dahmane El Harrachi… et à leur public, pour la plupart des ouvriers maghrébins seuls qui fréquentaient beaucoup les cafés arabes et les cabarets orientaux dans les années 60.
Un Scopitone, jukebox associant l’image et le son, vestige de cette époque, est posé dans un coin. Dans un autre, des photos restituent le décor de lieux de mémoire aujourd’hui disparus, comme les boutiques et les petites maisons de disques maghrébins qui peuplaient le boulevard de la Chapelle à Paris.
La chanson pour dénoncer le racisme
Au moment de l’arrivée de Rachid Taha en France, d’autres enfants d’immigrés posent aussi leurs valises. Ils découvrent, comme lui, une réalité cruelle, celle de la xénophobie, du rejet de l’étranger.
L’exposition, dans un second tableau, retrace ce vécu sur un grand panneau habillé de tracts et d’affiches. La mobilisation contre les discriminations conduit à des grèves dans les usines et les foyers de travailleurs algériens Sonacotra, dans les années 70. Mais elle s’exprime aussi en musique, lors de festivals organisés notamment par le Mouvement des travailleurs immigrés (MTI) à la même période.
Avec l’effondrement du mythe du retour (au pays natal), les enfants d’immigrés prennent de plus en plus conscience des enjeux d’égalité et font irruption sur la scène politique au début des années 80 en s’engageant en masse contre le racisme à la suite des émeutes de la cité des Minguettes, à Lyon (1981).
Leur lutte s’accompagne d’une prise de parole artistique retentissante. Rock Against Police – une série de concerts organisée par un réseau informel d’artistes dans les banlieues – rend compte en particulier de la mobilisation contre les expulsions de jeunes immigrés (ayant commis des délits) et les bavures policières.
Au même moment, les voix de Rachid Taha et d’autres chanteurs comme Karim Kacel se font entendre pour donner une plus grande visibilité au combat des Beurs contre le racisme et les discriminations.
Leurs paroles font écho aux slogans des militants pour l’égalité et inspirent des politiques publiques novatrices en faveur de la diversité, avec des actions d’accompagnement social et de soutien à la vie associative.
Des musiques métissées et contestataires
Toutefois, malgré les dispositifs mis en place pour la revalorisation des quartiers à forte concentration d’immigrés, les habitants, surtout les jeunes générations, ont toujours du mal à se faire accepter et à imposer leur multiculturalisme.
Dans les années 90, les banlieues connaissent de nouvelles violences. Sur le plan culturel, le combat contre l’exclusion est pris en charge par des militants associatifs qui mobilisent des artistes.
L’un d’entre eux, Madani Kherfi, crée l’association La Caravane des quartiers et fait tourner des chanteurs dans ces territoires urbains à travers plusieurs villes de France.
À l’occasion de la Coupe du monde de football en 1998, l’association plante son chapiteau à Montreuil, près de Paris, sous lequel se produit le groupe de rock alternatif Mano Negra, rendu célèbre dans les banlieues pour ses dénonciations du racisme et des contrôles migratoires.
La victoire des Bleus donne l’illusion d’une France qui accepte enfin le métissage de sa population. Le mythe « black-blanc-beur » diversifie l’offre musicale.
Des groupes de rock et de rap naissent dans les quartiers et intègrent, avec leur modèle de musiques urbaines métissées et contestataires, le patrimoine commun français.
Pour Naïma Yahi, l’émergence d’une chanson de France riche de sa diversité est un héritage de Rachid Taha.
« C’est lui qui a ouvert la voie à une prise en compte de l’interculturalité dans la musique. D’ailleurs, ma punchline préférée est de dire qu’il n’y aurait pas eu d’Aya Nakamura sans Rachid Taha. Aya Nakamura, c’est de la chanson française, même si elle chante en malien, utilise de l’afro trap et de l’argot des quartiers pour s’exprimer.
« C’est lui qui a ouvert la voie à une prise en compte de l’interculturalité dans la musique »
- Naïma Yahi, commissaire de l’exposition
« On la critique pour son succès alors qu’elle fait rayonner la place forte musicale qu’est la France dans le monde entier », affirme l’universitaire en référence aux polémiques suscitées par la chanteuse de RnB d’origine malienne pour son usage de l’argot dans ses chansons.
Naïma Yahi précise que le choix du titre de l’exposition sert aussi à monter que les chanteurs de l’exil et les générations suivantes sont français dans leur expérience de vie, un terreau pour leur créativité.
« [La chanson] ‘’Ya Rayah’’ de Dahmane El Harrachi n’aurait pas existé s’il n’avait pas vécu en France et s’il ne l’avait pas enregistrée dans le même pays. C’est un patrimoine de France », observe-t-elle.
Pour faire connaître ce patrimoine au public non initié, notamment les enfants, l’exposition Douce France a intégré une dimension éducative riche d’animations interactives et ludiques, comme des quiz, un karaoké, le chant et la danse.
« Il aurait été moins intéressant pour nous de faire une exposition sur la musique sans pratique musicale », épilogue Naïma Yahi.
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