Dans les cortèges qui battent chaque vendredi depuis plus de deux ans le pavé des villes algériennes, le drapeau algérien est redevenu le symbole d’un peuple en marche. Une chronique d‘Ahmed Boubeker, universitaire et écrivain
Je n’aime ni les bannières ni les hymnes nationaux. Je me souviens encore de quelques paroles d’une chanson des années 1980 dont j’ai oublié le titre et l’auteur « le rouge du drapeau américain, c’est le sang des indiens… » Et le rouge de la bannière tricolore, de combien de blessures de l’Histoire garde-t-il le secret ? « Qu’un sang impur abreuve nos sillons… » clame ainsi La Marseillaise. L’hymne algérien lui renvoie comme en écho : « Par le sang noble et pur généreusement versé… » Kassaman proclame en effet que l’appel de la patrie est écrit avec le sang des martyrs : ne jamais l’oublier, et surtout l’enseigner aux futures générations ! Mais on sait depuis longtemps que la promesse de libération n’a pas été tenue. Pire encore, elle a été trahie.
Je n’aime pas les bannières nationales et encore moins le drapeau algérien, car contre celui-ci j’ai quelques rancœurs personnelles. Kassaman nous conjurait de le hisser au dessus de nos têtes, ce drapeau de la révolution dont les Algériens restent si fiers, mais combien de têtes précisément sont tombées, combien de vies innocentes ont été sacrifiées depuis 1962 au nom du symbole de l’unité nationale ! Qui en Algérie aurait oublié dix ans de guerre civile ? Et qui ne se souvient pas du printemps berbère de 1980 et du printemps noir de 2001 ? La sauvegarde de l’héritage de la guerre d’Algérie a toujours été l’argument essentiel des caciques du FLN et des généraux d’une armée qui n’a jamais vraiment gagné d’autres batailles que celles menées contre son propre peuple. « O liberté, que de crimes on commet en ton nom » – dixit Madame Rolland en montant sur l’échafaud – et du Président Boudiaf au citoyen lambda, on ne compte plus la multitude d’Algériens et d’Algériennes sacrifiés sur l’autel de l’indépendance nationale. Une indépendance sacralisée, toujours soi-disant menacée par les dérives tribales, l’islamisme ou la clique des traitres et autres collabos avec l’ancien colonisateur. En 1962, on pensait que la décolonisation de l’histoire pouvait s’ouvrir sur toutes les utopies révolutionnaires : le socialisme, l’autogestion et surtout le pouvoir du peuple d’être enfin sujet de sa propre histoire. Pourtant, tout cela n’est resté qu’une mythologie fondatrice qui n’a pas su sortir de l’idéologie anticoloniale ou tiers-mondiste et qui n’a réussi qu’à se crisper sur une référence arabo-musulmane réfractaire à la diversité de la société algérienne. Certes le monde colonisé a toujours été un monde coupé en deux par la force des baïonnettes : le domaine civilisé du colon s’oppose au bled des gourbis indigènes. Comme le souligne Frantz Fanon, le colon et le colonisé sont de vieilles connaissances, d’abord parce que « c’est le colon qui a fait et qui continue à faire le colonisé »[1]Reste que, n’en déplaise au grand Fanon, les Français d’Algérie n’étaient pas tous des propriétaires coloniaux qui ont fait « suer le burnous ». Cent trente années de présence française ont fourré bien plus de choses dans la tête des Algériens que tous les fanatiques de l’identité n’en pourront jamais chasser, même si cette mémoire reste souvent inavouable. La pluralité des mémoires sociales est sacrifiée sur l’autel d’une histoire politique de la décolonisation. Algériens ou Français, Moudjahid ou Harki, il faut choisir son camp ! Le mot de Renan est valable aussi outre Méditerranée : il faut oublier beaucoup de choses pour fonder une nation ! Mais l’oubli n’est pas la métamorphose du passé ou la réécriture de l’histoire. De fait, l’Algérie est restée coincée dans le regard de l’autre : la référence mythique Arabo-musulmane ne permet pas de comprendre que la question de l’identité nationale se pose dans ses dimensions sociale, politique ou culturelle, en d’autres termes qu’au temps de la domination coloniale. Cette incapacité d’entrer de pleins pieds dans une histoire postcoloniale peut aussi expliquer le déni de reconnaissance de l’Algérie à l’égard de ses émigrés. Et j’en sais quelque chose moi qui suis né en France un an avant l’indépendance.
Première héritière de l’immigration, ma génération est aussi héritière du silence. La guerre d’Algérie, nos parents nous en parlaient très peu et c’est d’autant plus étonnant qu’ils étaient tout de même si fiers de leur victoire. Pourquoi ce mutisme ? Certes, toute l’histoire de la première génération est celle d’une invisibilité ne laissant pas d’autre possibilité que celle de raser les murs de la société française. Nos parents se sont adaptés à l’exil et au mépris social en cultivant le mythe du retour au pays. C’est néanmoins une chape de plomb qui leur tombe dessus au lendemain de la guerre et qu’on peut référer au « mensonge collectif [2]» dévoilé par Abdelmalek Sayad, le pionnier d’une sociohistoire de l’immigration postcoloniale. Ce mensonge, c’est d’abord un mensonge d’Etat, un double mensonge en l’occurrence : d’une part celui de la France oublieuse de son passé colonial et qui voudrait en rester à la doxa d’une immigration de travail en éternel transit ; d’autre part l’Algérie qui va exercer censure et contrôle sur ses ressortissants par le biais d’une police politique. Pris en otage entre mépris et soupçon, les immigrés de première génération vont eux-mêmes cautionner ce mensonge collectif à travers leur silence, au nom du mythe du retour. Mais peut-être aussi pour ne pas faire porter le fardeau de l’histoire à leurs enfants dont ils auraient compris, sans se l’avouer, qu’ils ne rentreraient jamais dans un pays qui n’a jamais été le leur.
Au début des années 1980, la rupture générationnelle entre les immigrés algériens et leurs enfants prend une dimension publique. Quoi de commun entre les « zoufris » trainant leurs accents d’exil entre le chantier et le foyer Sonacotra et les jeunes de banlieue qui revendiquent avec gouaille leur place dans la société française, à travers émeutes urbaines ou marches pour l’égalité ? Cette rupture socioculturelle, nous l’avons vécue dans notre chair, et elle s’est traduite par un mur du silence qui a pu laisser penser que nous étions des orphelins sans héritage. Or ma génération a tout de même hérité d’une expérience du déracinement vécue par procuration. Et sa prise de conscience culturelle repose d’abord sur ce legs de nostalgie et de souffrances.
Mais tout va changer dans les années 1990.
En Algérie, c’est le temps de la crise qui prend une dimension de guerre civile, avec un déferlement de violence qui ravive les mémoires et qui aurait pu mettre fin au mythe nationaliste d’une histoire décolonisée. On ne peut plus accuser le colonisateur français de tous les maux de l’Algérie et c’est la pluralité des mémoires sociales sacrifiées sur l’autel d’une histoire politique de la décolonisation qui refait surface. En France aussi – et sans doute du fait d’un écho de la crise algérienne – les langues vont se délier et un travail de mémoire est entrepris par les héritiers du silence. Ce sont ainsi d’anciens soldats Français et leurs familles qui osent enfin dire publiquement ce qui s’est vraiment passé là-bas, parler de la torture en particulier. Mais c’est aussi l’émergence d’une nouvelle génération d’héritiers de l’immigration qui tentent d’amorcer un dialogue avec leurs parents autour de la mémoire de la guerre d’Algérie – notamment les massacres du 17 octobre 1961 à Paris – et qui accompagnent l’affirmation publique de multiples manières de vivre dans la société française. A la différence des « beurs », la génération suivante a compris qu’il n’y a de sujet qu’exposé à une mémoire, à une histoire, dont il s’agit de faire un récit pour soi et pour les autres. La question essentielle qui est alors posée, c’est comment être un « Franco-Arabe » ou un « Franco-Berbère », comment assumer son héritage tout en revendiquant la citoyenneté ? Cette question qui révèle les nouveaux visages de la société française est certes loin d’avoir trouvé une réponse tant le devenir postcolonial reste sujet à caution dans le cadre trop renfermé de l’espace public hexagonal. Mais il faut aussi l’entendre en écho à d’autres questions. En Algérie d’abord, autour de l’écriture d’une véritable histoire postcoloniale qui passe forcément par la reconnaissance du fait que l’indépendance de l’Algérie n’a pas effacé la diversité de la société algérienne. En Algérie où encore une autre génération suivante écrit une nouvelle page d’histoire depuis le 1 mars 2019.
Je n’aime pas le drapeau Algérien mais, flottant au côté de la bannière amazigh, dans les immenses cortèges qui battent chaque vendredi le pavé des villes algériennes, n’est il pas redevenu le symbole d’un peuple en marche ? Je dois même avouer qu’en écoutant « Aujourd’hui le peuple va libérer l’Algérie » cette superbe chanson composée dans l’urgence par des artistes algériens, j’ai eu comme une larme à l’œil. Surpris d’être ainsi touché, j’ai voulu faire partager mon feeling à mes enfants. Alors, vous avez écouté, il vibre votre petit cœur ? Eh bien non, pas vraiment. Mon fils aîné m’a répondu qu’il faut sans doute être Algérien pour vraiment apprécier. Algérien moi ? Je l’avais presque oublié après 58 ans de vie en France. Il faut croire qu’il remonte de très loin le « feeling cousin » qu’une ritournelle a fait perler du fond de mes yeux. Il m’a interrogé sur ce langage silencieux des émotions, mon grand qui a déjà 31 ans. Comment peut-on être touché par une chanson en Arabe quand on ne le parle pas ? Bien-sûr la mélodie compte pour beaucoup : on peut être sensible à celle d’une langue sans la comprendre. D’ailleurs certains mots en Arabe dialectal sont communs à mon idiome maternel – le kabyle que je décode encore sans le parler vraiment. J’ai donc répondu à mon fils que je reste tout ouïe au sabir de « Libérez l’Algérie » – arabe mâtiné de berbère et de Français algérianisé – qui charrie chez moi des alluvions sentimentales au-delà de la frontière de la langue. Chez moi ? Où ? Pas besoin d’un pays de l’entre deux rives de la Méditerranée. Car les Algériens d’Algérie comme ceux de la diaspora ne sont-ils pas des exilés de leur propre langue ? Et n’est-ce pas ce qui fait raisonner ce refrain dans ma tête comme un idiome du peuple qui n’a jamais été celui de la tchi-tchi d’une imposture boute-flik-esque ?
Aujourd’hui le peuple va libérer l’Algérie Libérez, libérez, libérez l’Algérie Aujourd’hui le peuple va libérer l’Algérie Libérez, libérez, libérez l’Algérie
Il faut dire aussi qu’ils ont des gueules les chanteurs du clip largement relayé sur les réseaux sociaux. Des gueules d’un peuple fatigué, meurtri, humilié par le mépris de ses élites qui lui ont volé jusqu’à la fierté de sa Révolution. Des gueules qui sont celles qui clament « Nous sommes l’avenir, vous êtes le passé ! » « FLN dégage, système dégage ! » A la différence de mes fils, je peux me reconnaître à travers l’intonation des voix et les visages de ce peuple. Dans toutes la palette de leurs expressions. Leurs mimiques, leurs regards sombres ou leurs sourires. A travers aussi la gestuelle de ces corps qui ne parlent pas qu’avec les mains. Mais je peux me reconnaître surtout dans leur combat. Celui d’une génération qui marque la fin d’une époque. La fin d’une sidération des esprits après les horreurs de la décennie noire. Le grand chantage du Système dernier rempart contre le chaos n’opère plus. Cette nouvelle génération veut précisément libérer l’Algérie du mensonge collectif et du grand mythe de l’unité nationale derrière le sacre de la nomenklatura, les flonflons de Kassaman et le tombeau des chahids.
Car s’est bel et bien une nouvelle société algérienne qui pousse désormais la ritournelle pour exprimer les différences qui la constituent : tout l’enjeu est de construire un espace commun du vivre ensemble. C’est le chant des milles visages de l’Algérie contemporaine, chant de la terre qui rend audible les forces cachées de la musique des cœurs, chant de l’exil et de la nostalgie aussi.
Et c’est peut-être ainsi que réaffleure la source vive de l’hymne national.
Ahmed Boubeker
[1] Frantz Fanon, Les Damnés de la Terre, (Paris, Maspéro, 1968) p. 42.
[2] Un mensonge qui repose sur la complicité entre pays d’émigration et d’immigration et qui a été entretenu par les illusions du migrant lui-même. Quelles illusions ? Trois principalement : l’illusion d’une présence limitée au travail ; l’illusion de la neutralité politique et l’illusion du retour – ce mythe du retour si cher aux premières générations. Cf Abdelmalek Sayad, « La Faute Originelle et le Mensonge Collectif », in La Double Absence (Paris, Seuil, 1999)oo
Né dans les Vosges en 1939, Jack Lang fait ses études à Nancy puis à Paris où il obtient le diplôme de Sciences-po et une licence en droit en 1961, ce qui lui permet de devenir professeur de droit international aux universités de Nancy et de Nanterre. Entre 1981 et 2002, il est nommé deux fois ministre de l’Éducation nationale et autant de fois ministre de la Culture. Ceux qui visitent la France doivent savoir qu’il est le créateur de la Fête de la musique en 1982, des Journées du patrimoine en 1984 et de la Fête du cinéma en 1985. Il a également lancé une politique architecturale de grands travaux à Paris concernant le Louvre, la Bibliothèque nationale de France, l’Opéra Bastille, l’Arche de la Défense... Elu conseiller municipal, maire et député à plusieurs reprises, il préside depuis 2013 l’Institut du Monde arabe (IMA) de Paris. C’est à ce titre qu’il a bien voulu accorder un entretien à “Liberté”.
Liberté : Le monde a perdu, en décembre dernier, un homme de grande valeur en la personne de Desmond Tutu, militant anti-apartheid, prix Nobel de la paix. Voulez-vous nous livrer un témoignage sur ce grand homme que vous avez connu ?
Jack Lang : C’était un homme haut en couleurs, pétillant d’intelligence, de générosité et d’humour. Il était très fortement engagé dans le combat contre l’apartheid. Je l’ai connu à l’époque où Mandela était encore emprisonné. Desmond Tutu était la voix du peuple d’Afrique du Sud. Je l’avais invité à Paris, à un symposium mondial des droits de l’Homme que j’avais organisé en 1985. Sa vie publique est connue, c’est un homme de conviction, non seulement par l’engagement qui était le sien contre l’apartheid, pour la libération de Nelson Mandela, mais aussi, ensuite, vis-à-vis du pouvoir de l’African National Congress (ANC), le parti de Mandela. Fidèle à ses convictions, il s’est élevé contre la corruption ou contre certains comportements sectaires. Desmond Tutu, figure exemplaire et conscience morale, était un homme de courage, de conviction et de bonté. Il était un militant de la liberté, toute sa vie, jusqu’au bout.
Le ministère français de la Culture vient de décider l’ouverture anticipée des archives sur la Guerre d’Algérie. Quelle est, selon vous, la portée de cette mesure ?
Personnellement, je trouve que c’est une bonne chose en général d’ouvrir beaucoup plus tôt les archives publiques. Les délais en France sont beaucoup trop longs. Les travaux des historiens se trouvent paralysés par cette difficulté d’accès aux archives publiques. C’est donc en soi une très bonne mesure. Sur les archives de la Guerre d’Algérie et les rapports entre l’Algérie et la France, je suis évidemment heureux de cette initiative. Il n’y a pas de raison de ne pas montrer ce qu’a été la réalité. Je ne sais pas ce qu’il y a dans ces archives par définition et ce qu’elles apporteront à la connaissance de l’Histoire, mais en soi, c’est une très bonne mesure.
Voudriez-vous résumer, pour nos lecteurs, le rôle de l’IMA et ses perspectives ?
L’IMA est un pont entre les cultures des pays arabes et les cultures des autres pays, notamment européens et en particulier la France. C’est une institution fondée sur le dialogue, le respect et l’ouverture. C’est ce que je tente moi-même de faire vivre à travers les colloques, les rencontres, les conférences, les expositions, les concerts, les projections de films. Donc l’IMA est un lieu qui permet, je l’espère, de mieux connaître le ou les mondes arabes. Par ailleurs, il est un point très important que j’ai beaucoup développé depuis mon arrivée, c’est l’enseignement de la langue arabe qui, aujourd’hui, est assuré à un très haut niveau de qualité à l’Institut. J’ai surtout imaginé et proposé la création, assez unique en son genre, d’un système de certification internationale des niveaux de compétence, de connaissance en langue arabe, un peu à la manière du TOEFL pour la langue anglaise. D’autres systèmes existent pour d’autres grandes langues universelles, la langue arabe en étant une.
Durant cette année 2022, l’Algérie sera bien présente à l’IMA...
Comme vous le savez, et les Français aussi devraient le savoir, l’année qui s’ouvre est celle du 60e anniversaire de l’indépendance de l’Algérie. Nous avons imaginé toute une série de programmations qui mettent en valeur l’Algérie, son histoire, sa culture, ses créations et cette année sera, pour l’IMA, marquée par une série d’initiatives destinées, je le répète, à mettre en lumière l’Algérie vivante. L’année 2022 débutera par cette exposition imaginée par le photographe Raymond Depardon et le journaliste et écrivain Kamel Daoud (présentée lors d’une conférence de presse le 3 décembre 2021 à l’IMA, ndlr). Ils ont travaillé ensemble, c’est un double regard du photographe et de l’écrivain sur 60 années de vie en Algérie et spécialement à Alger. A l’occasion de cette année marquant le 60e anniversaire de l’indépendance de l’Algérie, plusieurs événements sont programmés à l’IMA. Il en est ainsi d’une exposition d’arts contemporains et modernes sous le nom de “Algérie mon amour”, du 15 mars au 11 juillet 2022, d’une autre exposition toute particulière autour de l’œuvre d’un magnifique peintre algérien malheureusement décédé, Abdallah Benanteur ; ce sera à la rentrée de septembre. Par ailleurs, il y a des colloques envisagés, de nombreux débats en relation avec la colonisation, la Guerre d’Algérie, les Accords d’Évian, etc. Et puis, il y aura une programmation très importante de films algériens de cinéma, anciens et récents, beaucoup de concerts d’artistes algériens. Ce sera une année très riche. D’ailleurs, nous avions facilité une première programmation algérienne au festival francophone d’Angoulême au mois d’août dernier, où il y a eu une cinquantaine de films, des expositions, et qui a eu un grand succès. L’Algérie a toujours été à l’honneur à l’IMA, elle le sera tout spécialement en cette année 2022.
Est-il possible de parler de l’histoire de l’Algérie des origines à nos jours en France de manière impartiale sans que cela suscite polémiques, diatribes et anathèmes ? Tel est le but que s’est fixé l’historien Emmanuel Alcaraz dans cet ouvrage édité par Karthala Le site de l'auteur est wwww.emmanuelalcaraz.com
Tel est le but que s’est fixé l’historien Emmanuel Alcaraz. Dans une approche originale, il offre une synthèse limpide et éclairante sur cette histoire qui continue de miner le présent des sociétés françaises et algériennes. De Jugurtha luttant contre Rome à la conquête arabe, des corsaires d’Alger à la colonisation française, de la guerre d’Algérie à la guerre civile algérienne dans les années 1990 en allant jusqu’au hirak, Emmanuel Alcaraz revisite chaque étape de ce riche passé en utilisant de nouvelles sources tirées des Archives et des témoignages oraux, le tout agrémenté de sa connaissance du terrain algérien, de l’historiographie et de son égo-histoire. Dans une France marquée par l’indépendance algérienne, terre d’accueil pour les immigrés algériens, l’auteur s’intéresse également aux origines de la montée en puissance des droites extrêmes. Il étudie comment les discours des droites radicales se sont construits dans un esprit de revanche contre les immigrés, par rapport à la blessure narcissique de la perte de l’Algérie française. Faisant appel à la méthode historique la plus rigoureuse, l’historien interroge l’avenir de la nation algérienne entrée depuis le mouvement populaire de 2019 dans une nouvelle séquence de son histoire, qui ne peut se poursuivre sans la France, avec les Lumières et les ombres du passé à assumer des deux côtés de la méditerranée pour ne pas entrer dans l’avenir à reculons.
Emmanuel Alcaraz est historien, professeur agrégé d'histoire et de géographie, docteur en histoire, chercheur associé à l'IRMC (Institut de recherches sur le Maghreb contemporain-CNRS et Ministère de l'Europe et des Affaires étrangères), à Mesopolhis (Centre méditerranéen de sociologie, de science politique et d’histoire, Sciences Po Aix, UMR 7064) et au Laboratoire du Patrimoine de l'université de la Manouba à Tunis. Auteur des Lieux de mémoire de la guerre d'indépendance algérienne paru chez Karthala en 2017, il collabore régulièrement au Quotidien d'Oran.
À son ami René, mais en fait aux générations montantes, Kamel Bouchama rappelle ce qu’entraîna l’acte odieux adopté par le parlement français en janvier 1830. Hélas, cinq mois après, les hordes colonialistes, commandées par de Bourmont, débarquaient sur la presqu’île de Sidi Fredj, amenant ainsi l’Algérie à engager une lutte incessante pour son indépendance… L’avenir, dit l’auteur de «Lettre à René» en filigrane, appartient aux peuples qui le construisent ensemble, une fois soustraites les lourdeurs du passé. Là, où notre vieille garde militante n’a pas cru bon devoir consigner son témoignage, ce livre vient au bon moment. Il devrait de ce fait, être mis entre les mains de tous les jeunes.
«Trois jours de violence inouïe», écrivait Béatrice Vallaeys, et d’affirmer : «Dans la foulée du 17, la police se déchaînera sur tout ce qui ressemble à un Algérien». Ce papier ne laissa aucun Français, ayant un minimum de bon sens et de respect pour autrui, dans l’indifférence, surtout les progressistes qui allaient réagir, spontanément, pour stigmatiser ces procédés affreux et inhumains. Elle écrivait, des années après, avec autant de courage que de dégoût : «Le nombre de morts nord-africains augmente soudain de manière significative : la plupart, qu’on découvre tantôt flottant dans la Seine, tantôt cachés dans des sous-bois, figurent au registre des non identifiés car les cadavres ont été délestés de leurs papiers d’identité. Les forces de l’ordre vont se lancer dans une chasse à l’homme, réduite au seul critère du faciès. Tout ce qui ressemble à un Algérien est appréhendé, sans ménagement, par des policiers survoltés. Les raflés sont si nombreux, environ 10.000, qu’on réquisitionne autobus et chauffeurs de la RATP pour les conduire dans divers centres de rétention. D’autres sont tués dans les rues de Paris ou de Nanterre, ou jetés à la Seine, parfois en plein cœur de la capitale puisque certains sont balancés du pont St-Michel, devant le Palais de justice, tout près de la préfecture… Une répression à chaud qui sortait manifestement du cadre classique d’un maintien de l’ordre et qui continuera à s’exercer à froid jusqu’au 20 octobre, à l’abri des regards, dans les centres d’internement. Les témoignages sont nombreux qui décrivent la violence inouïe employée contre des milliers d’Algériens, parqués, battus, parfois à mort et dont on ne peut toujours pas, quarante ans après, recenser le nombre de victimes».
Le 17 octobre à Paris, ou plutôt ce crime que les pouvoirs publics français s’évertuent depuis tant d’années à dissimuler, est toujours là, dans nos mémoires pour nous rappeler de ce qu’écrivait Charles Sylvestre : «De tous les crimes de la guerre d’Algérie, dont il est difficile d’établir l’échelle dans l’horreur, celui-là est certainement le plus honteux. Honteux par son bilan – deux cents Algériens assassinés par la police – mais peut-être plus encore par la honte qu’il constitua pour tout un pays. On ne tuait pas comme à l’ordinaire, là-bas, dans les mechtas, on ne torturait pas dans les caves d’Alger, on tuait ici, dans la Ville lumière, sous les yeux des Français». Et la torture, ce «moyen judiciaire convaincant» pour arracher des «vérités» de la bouche d’innocentes victimes, devrions-nous l’oublier également ? Absolument pas, René, même si les tiens essayent, tout en reconnaissant ce point noir dans votre Histoire, de ne pas trop en parler. Mais voilà, l’œil de Caen est toujours là ! Des documents existent et les langues se délient. En avril 1961, les autorités françaises saisissent, dès sa parution aux Éditions de Minuit, le livre «Les égorgeurs» de Benoist Rey, l’appelé du contingent, un livre qui décrit sans équivoques :«Le quotidien de meurtres, de viols, de pillages, d’incendies, de destructions, de tortures, de sadisme et d’imbécillité… d’une armée composée d’engagés et d’appelés».
Ainsi, comme ce fut le cas pour d’autres témoignages exprimés, et qui n’ont pas été bien accueillis, ce livre a alors été censuré. Mais, Benoist Rey dénonce et persiste en affirmant, malgré cette sentence éhontée : «La torture est en Algérie un moyen de répression usuel, systématique, officiel et massif». Ensuite, il va plus loin, dans les détails :«Les prisonniers ont les mains liées dans le dos. Le caporal-chef «B.» prend le premier, l’assomme d’un coup de bâton et l’égorge. Il en fait de même avec le deuxième. Le troisième, qui doit avoir dix-huit ans à peine, a compris. Au lieu d’essayer de se défendre, il tend la gorge au bourreau, lequel n’hésite pas et l’égorge avec la même sauvagerie. On met ensuite sur chaque corps à la gorge béante, où déjà sont les mouches, un écriteau : tel est le sort réservé aux rebelles».
Les langues se délient, bien sûr, et ce qui était tabou hier, devient un sujet de thèse aujourd’hui. Un débat sur la violence d’Etat au CNRS, nous donne cette information sur la torture pendant la guerre d’Algérie où Raphaelle Branche constate que : «La reconnaissance officielle de la guerre en Algérie n’a pas conduit à une modification du discours officiel sur la pratique de la torture pendant cette guerre. Alors qu’elle fut utilisée au sein d’un système de répression dont elle constituait un élément central, elle est toujours rapportée à des dérives d’éléments minoritaires ! Ceci dit, indépendamment du discours des plus hautes autorités de l’État, il me semble que la reconnaissance de cette pratique et de sa place dans la guerre est de plus en plus nette dans l’opinion publique, surtout depuis qu’un débat public a eu lieu sur cette question en 2000 et 2001.» Oui, la torture fut institutionnalisée par les généraux Massu, Bigeard et autres Challe et Godard. Paris ne disait mot. Pour elle, le corps expéditionnaire faisait son travail, un bon travail de soldat et de pacification, en Algérie. Les autres ? Qui les autres ? Les intellectuels français, les Jean-Paul Sartre, André Malraux, Martin du Gard, François Mauriac, Germaine Tillon, le général Paris de Bollardière, pour ne citer que ceux-là, qui avaient condamné avec une extrême indignation cette pratique odieuse que ni la morale, ni le respect de l’homme ne peuvent accepter ? Parmi ceux-là, prenant l’exemple de Sartre qui tentait d’alerter l’opinion face à l’inhumanité de l’usage de la torture. N’écrivait-il pas, en bonnes lettres, en préfaçant le livre de Frantz Fanon, «Les Damnés de la terre», publié par Maspero, à Paris, en 1961 : «La France, autrefois, c’était un nom de pays ; prenons garde que ce ne soit, en 1961, le nom d’une névrose» ?
Alors, ces intellectuels, n’étaient-ils pas, aux yeux de l’Etat français, des «existentialistes» excités ou bien des traîtres patentés, comme ces porteurs de valises qui ont aidé les «fellagas», les «terroristes» et les «hors-la-loi», ces bandits du FLN ? Peut-être, leur répondaient d’autres Français de souche, mais Jules Roy, bien connu dans les milieux médiatiques et politiques, avait bien publié son fameux livre sur la torture : «J’accuse le général Massu» ? Et cet autre, Henri Marrou, professeur à la Sorbonne, n’écrivait-il pas dans «Le Monde» du 5 avril 1956 : «Passant à la torture, je ne puis éviter de parler de Gestapo. Partout en Algérie, la chose n’est niée par personne, ont été installés de véritables laboratoires de torture, avec baignoire électrique et tout ce qu’il faut, et cela est une honte pour le pays de la Révolution française et de l’affaire Dreyfus. Je ne puis sans frémir penser au jour où je fus chargé de représenter le gouvernement de la République à une exposition organisée par l’Unesco, en l’honneur de la Déclaration des droits de l’homme. Il y avait là tout un panneau consacré à l’abolition, et non, ô hypocrisie, au renouveau de la torture judiciaire ! ».
Oui, la torture, doit être reconnue comme un crime d’État, et «les jeunes générations doivent savoir que la France a failli» ! disait Giselle Halimi, cette avocate de Djamila Bou-pacha, qui a été parmi les douze signataires pour la condamnation de la torture durant la guerre d’Algérie. Et à la question pourquoi avez-vous décidé de signer cet appel, l’avocate répond, convaincue : « (…) J’ai décidé d’être avocate parce que je pensais que le combat pour défendre l’humilié et l’offensé contre l’injustice et l’oppression allait dans le droit fil de ce qu’était cette République française. Et cela a été une véritable fracture pour moi – je dirais intérieure, à la fois subjective, affective et intellectuelle – que de devoir considérer qu’au nom du peuple français on pouvait ériger la torture en système d’État. C’est la raison pour laquelle – me remémorant toute cette époque – j’ai pensé que cet appel était absolument nécessaire, non pas comme le disent certains, pour geindre ou pour se transformer en pénitents, mais parce qu’il faut donner à cette page noire de notre histoire – la guerre d’Algérie et, en particulier, la pratique de la torture – sa juste place, qui est, hélas, politique. Dire le contraire reviendrait à accepter l’idée que la torture en Algérie était, au fond, quelque chose d’inorganisé, qu’elle était le seul fait des militaires (et encore, de quelques uns !) et qu’elle n’aurait été, finalement, qu’un phénomène de peu d’envergure».
Ainsi, si pour l’armée française, la torture était «une arme politique», pour Raphaëlle Branche, déjà citée, agrégée d’Histoire et professeur à la faculté de Reims, qui a pu accéder à une somme considérable d’archives jusqu’ici inexplorées, la torture a été, dès 1954, une entreprise «totalisante» visant à détruire toute résistance de la population algérienne. En effet, la France d’alors, «fière de ses principes», – et quels principes ! –, se proclamant flambeau de la liberté […], mais dont la conduite reste si profondément équivoque et comme engluée dans ses propres contradictions, comme le soutenait Yvonne Turin, Professeur émérite à l’université «Lumière Lyon 2», n’a pas démérité dans cette entreprise qui ne peut la valoriser…, nullement.
René, mon ami,
Oui, la torture a été une «entreprise». Et, pour confirmer cette assertion, je vais te démontrer par des preuves irréfutables, en une somme de témoignages, l’usage de cette pratique de manière systématique par l’armée française et qui nous revient aujourd’hui, dans un déferlement médiatique, pour hanter nos mémoires et investir le champ politique. Tout d’abord, faisons parler quelqu’un de sensé, un de vos journalistes chroniqueurs, Pierre Georges, qui affirmait dans «Le Monde» du 5 mai 2001, relatant les mémoires et récits d’Algérie du général Aussaresses : «Ces extraits n’étaient pas tout le livre. Mais tout le livre, disent ceux qui l’ont lu, est conforme à ces extraits. Un récit minutieux, détaillé, effrayant, des abominations commises au nom de la guerre. Un insupportable récit donc, écrit en lettres de sang et d’autant plus insupportable que précis, sans haine ni remords, presque jubilatoire, de cette jubilation du devoir de terreur et de tortures accompli… Et c’est bien ici, justement, au-delà de ce récit qu’il faut prendre ce livre pour ce qu’il est : une sorte de témoignage à charge du bourreau contre son propre pays, sa propre armée, son propre gouvernement de l’époque. Crimes de guerre, crimes contre l’Humanité ? Ce n’est à nous d’en décider. Crimes d’un homme qui dit l’indicible, parce qu’il commit l’indicible. Au nom d’un pays officiel indiciblement coupable de l’avoir voulu, su et tu».
Soixante ans après le massacre d’Algériens le 17 octobre 1961 à Paris, on découvre enfin ce roman qui en rendait compte à chaud. Un livre essentiel où la France est vue par un Afro-Américain fuyant le racisme de son propre pays.
Il y a des bizarreries éditoriales qu’on ne s’explique pas. Pourquoi, par exemple, ce roman de William Gardner Smith, Le Visage de pierre, n’avait jamais été traduit en France ? Il l’est seulement aujourd’hui, soixante ans après son écriture et les évènements qu’il décrit. Les évènements en question sont mentionnés, sur cette traduction que l’on doit aux éditions Christian Bourgois, sur le bandeau rouge de la couverture : “Paris, 17 octobre 1961 : ‘Ici, on noie les Algériens’.” Il y a soixante ans avait lieu le massacre que la France a eu à cœur de faire oublier durant des décennies, en pleine guerre d’Algérie, les meurtres de plus de 200 émigré·es arabes lors d’une manifestation.
Dans les années 1950, nombre d’écrivains, d’artistes, d’intellectuels afro-américains trouvent à Paris un refuge contre le racisme aux États-Unis. Mais peut-on vivre libre quand on côtoie l’oppression des colonisés en France ? Dans un grand roman (pour la première fois traduit en français), William Gardner Smith raconte la découverte par un jeune noir du traitement des Algériens, notamment le massacre du 17 octobre 1961. Le texte qui suit est la préface à la nouvelle édition américaine — non reprise dans l’édition française.
En 1951, dans un essai intitulé Je choisis l’exil, le romancier Richard Wright explique sa décision de s’installer à Paris après la guerre. « C’est parce que j’aime la liberté », écrit-il, « et je vous dis franchement qu’il y a plus de liberté dans un pâté de maisons parisien que dans l’ensemble des États-Unis d’Amérique ! » Les noirs Américains qui ont fait de Paris leur foyer dans la période s’étendant des années 1920 jusqu’à l’époque des droits civiques sont sûrement peu nombreux à penser le contraire. À des romanciers comme Wright, Chester Himes et James Baldwin, à des artistes et musiciens comme Joséphine Baker, Sidney Bechet et Beauford Delaney, Paris offrait un sanctuaire contre la ségrégation et la discrimination, ainsi qu’un endroit où échapper au puritanisme américain. Une expérience aussi éloignée que possible de la « vie abîmée », caractéristique de l’exil selon Theodor Adorno. Ils pouvaient se promener dans la rue avec un amant, une amoureuse ou un conjoint blanc sans être insultés, et encore moins agressés physiquement ; ils pouvaient descendre à l’hôtel ou louer un appartement où ils voulaient, tant qu’ils pouvaient payer ; ils pouvaient jouir, en bref, de quelque chose qui ressemblait à la normalité, sans doute le plus beau cadeau de Paris aux exilés noirs américains.
Baldwin, qui s’était installé à Paris en 1948, deux ans après Wright, reçut ce cadeau d’abord avec joie, mais il finit par s’en méfier, soupçonnant une illusion, et une illusion coûteuse. Si les Noirs « armés d’un passeport américain » étaient rarement la cible du racisme, les Africains et les Algériens des colonies françaises d’outre-mer n’avaient pas cette chance. Dans son essai de 1960 intitulé Hélas, pauvre Richard, publié juste après la mort de Wright, il accusait son mentor de célébrer Paris comme une « ville refuge » tout en restant silencieux sur la répression de la France envers ses sujets coloniaux : « Il m’a semblé que ce n’était pas la peine de fuir les fantasmes américains si c’était pour adhérer à des fantasmes étrangers. »1 Baldwin se souvient que lorsqu’un Africain lui dit en plaisantant que Wright se prenait pour un Blanc, il prit la défense de Wright. Mais la remarque le conduisit à « s’interroger sur les avantages et les dangers de l’expatriation ».
Je ne pensais pas non plus être blanc, ou je ne pensais pas que je croyais l’être. Mais les Africains pouvaient penser que je l’étais, et qui pourrait les en blâmer ?... Quand l’Africain m’a dit : “Je crois qu’il se croit blanc”, il voulait dire que Richard se souciait plus de sa sécurité et de son confort que de la condition noire... Richard a pu, enfin, vivre à Paris exactement comme il aurait vécu s’il avait été blanc ici, en Amérique. Cela peut paraître souhaitable, mais l’est-ce vraiment ? Richard a payé le prix de cette sécurité illusoire. Le prix, c’est d’éviter, d’ignorer toutes les puissances des ténèbres.
Hélas, pauvre Richard, comme la célèbre critique de Baldwin d’Un enfant du pays de Wright, est un exercice d’autoportrait, voire d’autosatisfaction. À cette époque, Baldwin était rentré en Amérique et participait au combat pour les droits civiques que Wright, soignant ses blessures en exil, préférait observer de loin. Mais dans son récit autobiographique This Morning, This Evening, So Soon, également publié en 1960, Baldwin laisse entendre qu’il aurait pu lui aussi devenir la cible de la plaisanterie d’un Africain s’il était resté. Le narrateur, un expatrié noir qui réfléchit à la distance qui s’est instaurée avec les « garçons algériens que j’avais rencontrés pendant mes premières années à Paris », remarque : « Je considérais les Nord-Africains comme mes frères et c’est pourquoi j’allais dans leurs cafés ».
COMPRENDRE LA RAGE DES ALGÉRIENS
Mais s’il « ne pouvait pas ne pas comprendre » leur « rage » envers les Français, qui lui rappelait sa propre rage envers les Américains blancs, il se disait en même temps : « Je ne pouvais pas haïr les Français, car ils me laissaient en paix. Et j’aime Paris, je l’aimerai toujours. » Peut-être parce qu’il était reconnaissant envers la ville « qui [lui] avait sauvé la vie en [lui] permettant de découvrir qui [il]était », Baldwin ne nous a jamais donné un roman sur « les avantages et les dangers de l’expatriation ».
Un autre écrivain, aujourd’hui oublié, a réussi à le faire : William Gardner Smith, un natif de Philadelphie de trois ans plus jeune que James Baldwin, qui s’est installé à Paris en 1951 et y est mort en 1974 à l’âge de 47 ans d’une leucémie. Journaliste de métier, Smith a publié quatre romans et un ouvrage de non-fiction. Son livre le plus frappant — et son enquête la plus profonde sur les ambiguïtés de l’exil — est The Stone Face, un roman dont l’action se déroule à Paris sur fond de guerre d’Algérie. Longtemps épuisé — l’édition reliée coûte 629,99 dollars (543 euros, ndlr) sur Amazon, soit environ 3 dollars (2,59 euros, ndlr) la page —, il a été publié en 1963, la même année que La prochaine fois, le feu de James Baldwin. S’il n’a pas l’éloquence prophétique de Baldwin, le livre de William Gardner Smith dégage le même sentiment d’urgence morale. Mais alors que La prochaine fois, le feu concerne le retour de Baldwin dans son pays natal et sa confrontation avec l’injustice qui le définit, The Stone Face explore la découverte de la souffrance des autres par un exilé noir. Une injustice perpétrée par son pays d’accueil, cet endroit qu’il prend d’abord pour un paradis.
Simeon Brown, le protagoniste, est un jeune Afro-Américain, journaliste et peintre qui commence à remettre en question l’image que la France se fait d’elle-même, celle d’une société sans distinction de couleur, lorsqu’il est témoin du racisme dont sont victimes les Algériens à Paris, et qu’il prend conscience de leur lutte pour l’indépendance dans leur pays. À la fois Bildungsroman (roman d’apprentissage, ndt) et roman engagé, The Stone Face est en phase avec les préoccupations contemporaines sur les privilèges et l’identité, mais son traitement de ces questions est résolument hétérodoxe. Parmi les privilégiés, dans le roman, figurent les amis noirs expatriés de Simeon, qui refusent de soutenir la lutte algérienne. En partie parce qu’ils ont peur d’être expulsés de France, mais aussi parce qu’ils préfèrent ne pas être associés à une minorité méprisée. Ils ne sont pas des acteurs du racisme anti-algérien, mais des spectateurs passifs, qui s’accrochent à l’inclusion dont ils ont été privés chez eux. The Stone Face est un roman antiraciste sur l’identité, mais aussi une critique subtile et humaine d’une politique étroitement fondée sur l’identité.
DES VICTIMES EN DÉSACCORD DANS LEUR LUTTE
Le poète martiniquais Aimé Césaire imagine dans un célèbre poème le rassemblement des opprimés au « Rendez-vous de la conquête », mais dans The Stone Face, les victimes de l’Occident — noirs, Arabes et juifs — sont souvent en désaccord dans leur lutte pour obtenir une place dans la société. L’un des personnages algériens se lance dans une tirade antisémite, accusant les juifs d’Algérie d’être des traîtres à la cause nationale, pires que les colonialistes eux-mêmes. Piqué au vif par ce déchaînement, Maria, la petite amie juive polonaise de Simeon, survivante des camps de concentration, le supplie d’oublier la race et la question algérienne et de vivre une vie « normale ». Mais contrairement à elle, Simeon n’a pas la possibilité (ni le désir) de disparaître complètement dans la blancheur. Dans The Stone Face, personne n’est à l’abri de l’intolérance ni de la cécité morale (métaphore un peu maladroite, Simeon et Maria sont tous deux malvoyants : un de ses yeux a été arraché lors d’une attaque raciste ; elle subit une opération chirurgicale pour éviter de devenir aveugle). Le titre fait allusion au visage haineux du racisme, et Smith suggère qu’il se trouve en chacun de nous.
Combattre ce visage de pierre, apprend Simeon, ne consiste pas simplement à défendre les siens ; il faut parfois rompre avec eux. À la fin du roman, il a répudié la loyauté « raciale » envers ses frères noirs américains en faveur d’une solidarité plus dangereuse avec les rebelles algériens. Dans son adhésion à l’internationalisme, le roman montre avec force que l’exil ne doit pas être un fantasme illusoire ou « une fuite solipsiste des obligations éthiques ». Ce qui importe, ce qui est finalement « noir », pour Smith, ce n’est pas une question d’identité ou de lieu, mais une question de conscience, et de l’action qu’elle inspire.
Né en 1927, Smith a grandi dans le sud de Philadelphie, dans un quartier ouvrier noir de l’une des villes les plus racistes du nord. À 14 ans, il avait déjà été déshabillé et battu avec un tuyau en caoutchouc par des policiers « qui estimaient que je manquais de respect ». À 19 ans, il fut agressé dans une boîte de nuit par un groupe de marins blancs qui croyaient que sa compagne à la peau claire était une femme blanche.
Étudiant précoce en littérature, Smith lit les mêmes romanciers que la plupart des aspirants écrivains de l’Amérique du milieu du siècle dernier : Hemingway et Faulkner, Proust et Dostoïevski. Désireux de commencer à publier, il refuse des bourses d’études pour les universités Lincoln et Howard pour accepter un emploi dans un journal appartenant à un noir, le Pittsburgh Courier. Mais ce qui le mit vraiment sur la voie du roman fut son incorporation dans l’armée. Au cours de l’été 1946, Smith se rend à Berlin occupée en tant que dactylo au sein de la 661e compagnie du train. Il passe huit mois en Allemagne, et en août 1947, il a terminé l’ébauche d’un roman, Dark Tide over Deutschland. L’éditeur Farrar, Straus & Company lui verse 500 dollars pour le manuscrit et le publie en 1948 sous le titre Last of the Conquerors. Un critique du New York Times décrit le roman — l’histoire d’une relation amoureuse entre un soldat noir à Berlin et une Allemande, avec de forts échos de L’Adieu aux armes d’Ernest Hemingway — comme « un exemple révélateur de la tendance des groupes minoritaires [...] à se projeter dans un monde imaginaire dans lequel ils jouissent de droits qui sont intrinsèquement les leurs, mais qui leur sont refusés dans le monde réel ».
CES « MONDES IMAGINAIRES » QUI ENGENDRENT LA LIBERTÉ
Pourtant, l’amour entre Hayes Dawkins et Ilse Mueller n’est pas un fantasme, même s’il est mis en danger par le racisme de l’armée américaine, qui réprime la « fraternisation » entre soldats noirs et Allemandes. Lire aujourd’hui Last of the Conquerors, c’est comprendre que ces « mondes imaginaires » engendrent finalement la liberté.
Je m’étais souvent allongé sur une plage, se souvient Hayes, mais jamais avec une fille blanche. Une fille blanche. Ici, loin pendant un moment de la pensée des différences, c’était étrange comme je l’ai vite oubliée... Il me semblait étrange de me trouver ici, dans le pays de la haine, à faire ce pas si important vers la démocratie. Et soudain, je me suis senti amer.
Plus que tout autre roman de son époque, Last of the Conquerors a su saisir les paradoxes de l’expérience du soldat noir américain en Europe. Hayes est venu en « libérateur » sur le Vieux Continent, mais il sert dans une armée ségréguée qui, malgré ses discours sur la diffusion de la démocratie, a importé les pratiques racistes des lois Jim Crow2. Et comme nombre de ses camarades soldats noirs, il goûte pour la première fois à la liberté dans les bras d’une Allemande blanche — et dans un pays qui a massacré des millions de personnes pour des motifs raciaux.
Hayes est parfaitement conscient de la chance qu’il a en Allemagne, mais aussi de son caractère étrange et précaire : « Je me demande combien de Noirs ont été lynchés dans le Sud cette année... Je me demande combien de membres du Congrès braillent leurs idées de suprématie blanche... C’est agréable d’être ici à Berlin. C’est agréable d’être ici, en Allemagne, où les nazis ont été au pouvoir. C’est agréable d’être si loin que je peux me poser des questions — mais sans être concerné ». Lorsque sa liaison avec Ilse est découverte, ses supérieurs font tout ce qu’ils peuvent pour séparer les amoureux, avec la collaboration étroite des ex-nazis de la police locale, tout aussi désireux de séparer « les races ». Ce n’est pas le seul préjugé qu’ils partagent. « Les gars, j’ai oublié », dit le capitaine blanc de Hayes un soir, lors d’une séance de beuverie, « qu’il y avait eu une chose de bien chez Hitler et les nazis » :
Nous attendions de connaitre la “chose de bien” — “Ils se sont débarrassés des Juifs”. Une décharge de tension a frappé la pièce. On ne pouvait ni la voir ni l’entendre, mais on pouvait la sentir. Les Allemandes étaient particulièrement secouées... - “La seule chose. La seule bonne chose qu’ils ont faite... On devrait faire ça aux États-Unis. Les Juifs prennent tout l’argent. Ils prennent tous les magasins et les banques. Ils sont avides. Ils veulent tout. Ils ne laissent rien au peuple. Ils l’ont fait en Allemagne et Hitler a été intelligent. Il s’est débarrassé d’eux. C’est ce qui se passe maintenant aux États-Unis. Ils prennent le pays et les Américains n’ont rien à dire”.
De retour à Philadelphie, Smith s’inscrivit à la Temple University de Philadelphie grâce au GI Bill3 ; il participa à l’organisation de manifestations contre les brutalités policières, et il étudia Marx (ses liens avec les communistes et les trotskistes ont éveillé les soupçons du FBI, qui tiendra un dossier sur lui pendant les deux décennies suivantes). Il épousa une femme de la région, Mary Sewell ; il reçut une bourse Yaddo4 et publia un roman, Anger at Innocence (1950), une histoire d’amour entre un homme blanc d’âge mûr et une jeune pickpocket blanche moitié plus jeune que lui. Mais malgré le succès, Smith étouffait sous le racisme et le maccarthysme, et il craignait, comme il le dira plus tard à un intervieweur de la télévision française, de finir par tuer quelqu’un s’il restait en Amérique. Le marxiste trinidadien C. L. R. James lui suggéra d’essayer de vivre en France et lui donna l’adresse de Richard Wright, rue Monsieur-le-Prince, dans le Quartier latin.
DÉPART POUR LA FRANCE
En 1951, les Smith s’embarquèrent pour la France. Ils s’installèrent dans une minuscule chambre d’hôtel à 1,60 dollar la nuit, jusqu’à ce qu’ils puissent trouver un appartement. Il trouva un emploi à l’Agence France Presse (AFP), fit le portrait de Wright pour le magazine Ebony et devint le compagnon de boisson de Chester Himes et du grand dessinateur Ollie Harrington au Café de Tournon, repaire d’écrivains et d’artistes noirs près du jardin du Luxembourg. Il publia un nouveau roman, South Street (1954), qui raconte l’histoire d’un gauchiste afro-américain de retour d’exil en Afrique. Mais les critiques furent tièdes, et il eut le sentiment de se trouver « dans une impasse » et de ne plus avoir envie de suivre « le chemin de la protestation ». Il s’éloigna de la fiction, divorça et rencontra celle qui deviendra sa seconde épouse, Solange Royez, une institutrice des Alpes françaises dont la mère avait fui l’Allemagne nazie lorsqu’elle était enfant. Le fait d’épouser une Française ajouta à sa perception de lui-même comme exilé. Tout comme l’attention du gouvernement américain, qui refusa en 1956 de renouveler son passeport, peu après un voyage à Berlin-Est. Pendant les années qui suivirent, il vécut à Paris comme un « apatride ».
« La principale caractéristique de William Gardner Smith, c’était sa jeunesse – sa jeunesse et sa naïveté », a écrit Chester Himes. Mais il y avait aussi le courage. La plupart des exilés afro-américains à Paris adhéraient à un accord tacite avec le gouvernement français : en échange de l’asile, ils n’intervenaient pas dans les affaires « intérieures », surtout la question sensible de la domination française en Algérie, qui était officiellement considérée comme une partie de la France et divisée en trois départements. Comme le rappelle Richard Gibson, un des habitués du Tournon, « il y avait beaucoup de sympathie pour la lutte nationale algérienne parmi les écrivains américains, mais le problème était de savoir comment s’exprimer tout en restant en France ».
Avant même que la guerre d’indépendance n’éclate en novembre 1954, Smith écrit sur l’oppression des Algériens en France. Dans un article pour le Pittsburgh Courier, il raconte qu’assis à la terrasse du Café de Flore, il entend des propos racistes sur un vendeur de tapis algérien qui passait par là : « Une sonnerie retentit quelque part dans votre tête. Un écho d’un autre pays. On finit sa bière et, fatigué, on rentre se coucher ». Comme l’a écrit Edward Said, « parce que l’exilé voit les choses à la fois en termes de ce qu’il a laissé derrière, et de ce qui est réel ici et maintenant, il existe une double perspective qui ne voit jamais les choses isolément... De cette juxtaposition, on obtient une meilleure idée, peut-être même plus universelle, de la manière de penser, par exemple, à la question de droits de l’homme. »
« JE SUIS PARTI POUR M’EMPÊCHER DE TUER UN HOMME »
Mais l’exil ne suffit pas à garantir cette « double perspective ». Il faut du temps, de la réflexion et, surtout, de la vigilance ; l’accueil du pays d’adoption et ses plaisirs peuvent l’empêcher de se former, comme Baldwin l’a observé de façon acide, et peut-être injuste, à propos de Wright. Dans The Stone Face, Smith relate la naissance de la double perspective de Simeon en trois parties à l’écriture alerte, dont les titres suggèrent les glissements successifs de son identité : « Le fugitif », « L’homme blanc » et « Le frère ». Lorsque Simeon arrive à Paris au printemps 1960, c’est un réfugié de la guerre raciale américaine — le premier détail physique fourni par Smith est qu’il n’a qu’un œil. Hanté par le visage monstrueux de son agresseur, un « visage de pierre » défiguré par la rage, aux yeux « fanatiques, sadiques et froids », il tente, dès l’ouverture du roman, de le reproduire sur la toile, le « non-homme, le visage de la discorde, le visage de la destruction. » C’est, littéralement, de l’art-thérapie : « Je suis parti pour m’empêcher de tuer un homme », avoue-t-il.
Au début, Paris permet à Simeon de guérir ; il est conquis par la disparition de la frontière de la couleur de peau, et il est bercé par la douce étreinte du petit monde des expatriés noirs. D’un trait rapide et habile, Smith dessine la géographie de ce que l’historien Tyler Stovall appelle le « Paris noir » : le restaurant de soul-food tenu par Leroy Haynes à Montmartre, le Café de Tournon et le Monaco, la librairie près de l’appartement de Wright, rue Monsieur-le-Prince, les clubs de jazz. Chester Himes fait une apparition dans le rôle d’un romancier bougon, James Benson, un « type étrange, une sorte d’ermite » qui « disparaît dans son appartement avec la copine du moment » et qui émerge de temps en temps pour maudire le monde blanc et le gouvernement américain. C’est au Tournon que Simeon rencontre Maria, une actrice débutante déterminée à oublier son enfance dans les camps, où elle a été protégée par un garde nazi qui s’est intéressé à elle de manière tordue : « Elle jouait un rôle d’enfant qui était un masque ; il y avait des cauchemars dans sa tête ». Smith décrit avec tendresse le début de leur histoire d’amour, la rencontre de deux survivants dans la ville refuge.
« VOUS NE SAVEZ PAS COMMENT ILS SONT »
Ce qui met fin à l’idylle pour Simeon, c’est la montée de sa prise de conscience. Il a fui le « visage de pierre » de l’Amérique, mais ce visage n’est pas moins présent en France, dans le pays où il peut enfin respirer librement. Au début, il est trop heureux pour prêter attention aux gros titres des journaux : « Émeutes de musulmans à Alger, 50 morts ». Mais quand il voit un homme « à la peau basanée et aux longs cheveux crépus » qui pousse un chariot de légumes, il se demande s’il ne s’agit pas d’un Algérien ; et il se souvient d’un groupe de blancs à Philadelphie qui « l’avait dévisagé — et qu’il avait dévisagé en retour, renfrogné, défiant, détestant leurs beaux vêtements, leurs loisirs et leurs yeux paresseux et inquisiteurs ». Peu après, Simeon se bagarre avec un Algérien, et tous deux se retrouvent à l’arrière d’un fourgon de police. Simeon remarque que le policier tutoie Hossein alors qu’il utilise le « vous » poli avec lui. Hossein est enfermé pour la nuit, tandis que Simeon est relâché. « Vous ne comprenez pas », lui dit le policier. « Vous ne savez pas comment ils sont, les Arabes*5… C’est une plaie ; vous êtes étranger, vous ne pouvez pas savoir ».
Le lendemain, il rencontre Hossein, qui lui demande : « Hé ! Ça fait quoi d’être un Blanc ? C’est nous les nègres ici ! Tu sais comment les Français nous appellent ? Bicot, melon, raton, nor’af. »* Un des amis de Hossein, Ahmed, jeune étudiant en médecine introspective issu d’une famille berbère de Kabylie, l’invite à dîner le lendemain soir. Ils prennent un bus :
Plus le bus se déplaçait vers le nord, plus les bâtiments, les rues et les gens devenaient ternes... C’était comme Harlem, pensa Simeon, sauf qu’il y avait moins de flics à Harlem... Les hommes qu’il voyait par la fenêtre du bus avaient la peau plus blanche et les cheveux moins crépus, mais par d’autres aspects ils ressemblaient aux noirs des États-Unis. Ils adoptaient les mêmes poses : ils se « planquaient » dans les coins de rue, prêts à réagir aux « problèmes » toujours possibles, dont ils avaient peur, le regard renfrogné et méfiant.
Voyant que les pensées de Simeon vagabondent, Ahmed lui demande : « Où es-tu ? — Chez moi », répond-il.
LA BLANCHEUR N’EST PAS UNE COULEUR DE PEAU
Pourtant, à la grande déception de Simeon, les Algériens « ne l’accueillent pas avec des sourires radieux et ne se précipitent pas pour l’embrasser en criant : "Mon frère !" Ils gardent leurs distances, le considèrent avec prudence, comme ils l’auraient fait avec un Français ou un Américain ». Le fait qu’il soit « racialement » noir n’en fait pas un allié à leurs yeux ; il doit d’abord faire ses preuves. Dans The Stone Face, la blancheur n’est pas une couleur de peau ou un trait « racial » ; elle est plutôt synonyme de privilège de situation. Selon Smith, y renoncer est un processus difficile, surtout pour un homme opprimé qui commence à peine à en profiter. Dans une scène cruciale, Simeon emmène ses amis algériens dans un club privé, auquel il n’aurait jamais pu adhérer en Amérique. À leur arrivée, les clients se mettent à chuchoter ; le patron est plus froid que d’habitude : « À son propre étonnement, Simeon se sentait mal à l’aise. Pourquoi ? » Peut-être « avait-il peur de quelque chose. De perdre quelque chose. Son acceptation, peut-être. Le mot l’a fait grimacer. De ressentir à nouveau l’humiliation. Pendant un instant horrible, il s’est trouvé en train de prendre ses distances avec les Algériens, les parias, les intouchables ! ... Assis ici avec les Algériens, il était à nouveau un nègre dans les regards qui le fixaient. Un nègre pour les regards extérieurs – cette émotion qu’il avait fuie ». Une dispute éclate entre une femme blanche et l’un des amis de Simeon, mais Simeon, honteux de sa première réaction, prend la défense de son ami et se sent, pour la première fois, “en union avec les Algériens”. Il se sentait étrangement libre — la boucle était bouclée ».
Les amis noirs de Siméon au Tournon désapprouvent sa décision de renoncer à ses privilèges : ils n’ont aucune envie de mettre en péril leur sécurité en France. « Oublie ça, man », dit l’un d’eux. « Les Algériens sont des blancs. Ils se sentent blancs quand ils sont avec des noirs, il ne faut pas s’y tromper. Quand on est noir, on a assez d’ennuis comme ça dans le monde sans aller en plus défendre des Blancs » Maria s’inquiète encore plus de l’attachement croissant de Simeon à ses amis algériens ; l’un d’entre eux a lancé en sa présence de violentes accusations contre les juifs, à la grande horreur de Simeon. Pourquoi, demande-t-elle, ne peut-il pas « simplement accepter le bonheur » au lieu de « chercher des complications » ? Après tout, il a fui une vie de racisme en Amérique ; doit-il continuer à le combattre ici ? « Peut-être que ce noir, qui peut avoir envie de t’épouser, n’aura pas la possibilité de fuir », répond-il. « Pas pour toujours. À cause de quelque chose en lui... » Ce « quelque chose en lui », c’est la conscience de Simeon, et Smith décrit avec une précision extraordinaire ce qui la fait vibrer, dans une description remarquablement authentique de l’impact de la guerre d’Algérie sur la métropole*.
UN RÉCIT DÉCHIRANT QUI NE SERA PAS TRADUIT EN FRANÇAIS
Au fur et à mesure que Simeon est mis dans la confidence de ses amis algériens, il apprend l’existence de centres et de camps de détention à l’intérieur de la France, et d’un réseau de soutiens français à la résistance, ceux que l’on appelait les porteurs de valises*. Il rencontre deux jeunes Algériennes rescapées des prisons françaises ; l’une a été torturée devant son père et son fiancé avec des électrodes appliquées sur ses parties génitales ; l’autre a été violée avec une bouteille de champagne cassée. Et dans les dernières pages du roman, Smith fournit un récit déchirant du massacre de manifestants algériens par la police le 17 octobre 1961, le seul qui existe dans la fiction de l’époque. (Le premier roman français à aborder le sujet, Meurtres pour mémoire de Didier Daeninckx, a été publié en 1984). L’éditeur français de Smith lui dit que c’est « très courageux d’avoir écrit ce livre, mais nous ne pouvons pas le publier en France ». Contrairement à ses autres livres, The Stone Face, son seul roman se déroulant à Paris, n’a été traduit en français qu’en octobre 2021.
Le massacre du 17 octobre a eu lieu en réponse à une manifestation pacifique convoquée par le Front de libération nationale (FLN) pour protester contre un couvre-feu imposé à tous les Algériens de Paris. Son architecte était le chef de la police parisienne, Maurice Papon, qui avait réussi à dissimuler son implication dans la déportation de plus de 1 600 juifs à Bordeaux pendant la guerre, et avait ensuite été préfet de police dans la région du Constantinois en Algérie, où il avait présidé à la torture de prisonniers rebelles. Le FLN avait tué onze policiers en région parisienne depuis le mois d’août et, lors de l’un des enterrements, le 2 octobre, Papon s’était vanté : « Pour un coup porté, nous en rendrons dix ». Sous ses ordres, la manifestation a été brutalement réprimée ; des centaines de manifestants ont été tués, certains dans la rue le soir même, leurs corps jetés dans la Seine ; d’autres ont été battus à mort dans les commissariats de police au cours des jours suivants. William Gardner Smith écrit : « Théoriquement, les charges de la police française visaient à diviser les manifestations en petites poches, et à disperser les manifestants ; mais il était clair que ce soir, la police voulait du sang. .... Le long de la Seine, des policiers ramassaient des Algériens inconscients et les jetaient dans le fleuve ». Simeon voit une femme avec un bébé se faire matraquer ; il frappe le policier et se retrouve à nouveau à l’arrière d’un fourgon de police. Mais cette fois, l’un des Algériens assis à ses côtés lui dit : « Salut, frère ».
L’HISTOIRE PLUS LARGE DE LA DOMINATION OCCIDENTALE
Dans une première version, The Stone Face se terminait par le départ de Simeon pour l’Afrique, comme ses amis algériens le lui avaient conseillé. Dans la version finale, Simeon décide qu’il est temps de rentrer chez lui, où les militants des droits civiques « mènent une bataille plus dure que celle de n’importe quelle guérilla dans n’importe quelle montagne brûlée par le soleil : la bataille contre le visage de pierre ». Certains admirateurs du roman ont interprété sa conclusion comme une regrettable faiblesse, un abandon de la solidarité cosmopolite qu’il promeut par ailleurs, une « capitulation devant les exigences d’une identité culturelle étroite, que Smith semble pourtant avoir transcendé en favorisant une vision universaliste », selon les mots de Paul Gilroy6. Mais il y a une autre façon de comprendre la décision de Simeon. La lutte algérienne ne lui a pas seulement donné le courage d’affronter le visage de pierre qu’il a fui ; elle a transformé sa compréhension du racisme américain en l’inscrivant dans une histoire plus large de la domination occidentale. Lorsque Simeon fait référence aux Noirs américains, il les appelle désormais « les Algériens de l’Amérique ».
DE NKRUMAH À MALCOM-X
La nostalgie du foyer, voire de l’Eden, est bien sûr un thème récurrent du roman moderne ; Georg Lukács a soutenu que la forme elle-même est façonnée par un sentiment de « sans-abrisme transcendantal » dans un monde abandonné par Dieu. Dans The Stone Face, le monde a été abandonné non pas par une puissance supérieure, mais par la justice, que les humains sont les seuls à pouvoir créer : en son absence, « la maison, c’est là où se trouve la haine », selon les mots de Gil Scott-Heron. Pourtant, les critiques de The Stone Face n’ont pas tort sur ce point. Smith a manifestement souffert de son exil, qui l’a séparé non seulement de sa famille, mais aussi de l’Amérique noire à une époque de bouleversements révolutionnaires. « Je me sens parfois coupable de vivre ici », écrivait-il à sa jeune sœur, « surtout quand j’entends parler de "marches de la liberté" et autres choses de ce genre ». Mais il n’avait guère envie de retourner dans un pays qu’il n’aimait pas « non seulement sur le plan racial, mais aussi sur le plan politique et culturel ». Au lieu de rentrer aux États-Unis, il a quitté son poste à l’AFP et il est allé au Ghana, où la veuve de W. E. B. Du Bois, Shirley Graham Du Bois, l’a invité pour qu’il l’aide à lancer la première chaîne de télévision de l’État indépendant. Il s’est envolé pour Accra en août 1964 avec Solange et leur fille Michèle, âgée d’un an. Le couple s’est installé dans une grande maison au bord de la mer, fournie par le gouvernement de Kwame Nkrumah.
« Pour la première fois depuis longtemps, je me sens très utile ! » écrit-il à sa mère peu après son arrivée. « Ce pays va aller loin — Nkrumah est un authentique patriote africain, et il veut développer rapidement son pays. Les gens sont fiers, ils marchent la tête haute ». À Accra, William Gardner Smith rencontre d’autres écrivains afro-américains éminents qui y vivent, notamment Maya Angelou et Julian Mayfield, et il s’entretient toute une soirée avec Malcolm X lors de la visite du leader noir en novembre, trois mois avant son assassinat. Au début de son séjour au Ghana, Smith s’est pris à rêver qu’il était rentré chez lui. Comme Simeon parmi les Algériens du nord de Paris, il écrivait que sur les boulevards d’Accra, il avait « l’impression, parfois, de marcher dans une rue du sud de Philadelphie, de Harlem ou de Chicago. Ces noirs aux vêtements multicolores, avec leurs rires, leur démarche rythmée, étaient mes cousins ». En juillet 1965, il affirme son lien avec la mère patrie africaine lorsque Solange donne naissance à leur fils Claude.
Le rêve africain de Smith s’est toutefois désintégré encore plus rapidement que sa rêverie parisienne. Si les « signes visibles de la souveraineté noire » dans le Ghana de Nkrumah continuaient à l’émouvoir, il se mit à constater les « graves limites » du « pouvoir noir du Ghana ». Il se rendit également compte que « l’idée des nationalistes noirs américains, résumée dans la phrase "Nous sommes noirs, donc nous sommes frères", est incompréhensible dans les sociétés tribales où les ennemis héréditaires sont, précisément, noirs”. Pour l’Ibo de l’est du Nigeria, le Haoussa du nord est un adversaire bien plus redoutable, mortel et réel que les hommes à la peau blanche, qui habitent de l’autre côté de la mer qu’il ne traversera jamais ».
Tôt le matin du 24 février 1966, Solange et lui sont été réveillés par des coups de feu. L’armée et la police lancent un coup d’État contre Nkrumah. Lorsque Smith arrive à son bureau, il est arrêté par des hommes armés et emmené dans un poste de police contrôlé par les rebelles. Le soir même, il s’envole avec sa famille pour Genève avec tous ses biens, avant de retourner à Paris. Peu de temps après leur retour, Smith se sépare de Solange. Il est tombé amoureux d’une jeune Indienne juive travaillant à l’ambassade d’Inde, Ira Reuben, fille d’un juge de la haute cour de Patna ; ils se marient dès que le divorce est prononcé (leur fille Rachel, aujourd’hui chanteuse et actrice, est née en 1971). Ne tenant toujours pas en place, il a continué à voyager pour l’AFP. Au cours de l’été 1967, il passe trois semaines en Algérie et un mois aux États-Unis, où il revoit sa mère pour la première fois depuis seize ans. Ces reportages serviront de base à son livre Return to Black America (1970), une étude fascinante sur les transformations des « Algériens d’Amérique ». Il a interviewé non seulement Stokely Carmichael et d’autres leaders du Black Power, mais aussi des gangsters comme Ellsworth « Bumpy » Johnson, le roi de la pègre de Harlem, qui lui rappelait Ali La Pointe, un rebelle algérien qui avait d’abord été un gangster de la casbah. Les gangs de jeunes, écrit Smith, « deviennent le noyau dur du mouvement nationaliste noir. La même chose... s’est produite avec les gangs algériens... pendant la lutte de libération algérienne ». Il s’émerveille de l’assurance dont font preuve les jeunes noirs, de leur intrépidité face à la suprématie blanche, et même « de leur façon de bouger, de leur façon de se comporter ». Mais « le véritable changement, la véritable révolution, se trouvait à l’intérieur. Il y avait beaucoup plus de différence entre mes jeunes interlocuteurs noirs, dans tout le pays, et la plupart des gens de ma génération qu’entre nous et la génération de nos pères ».
Selon lui, ce qui a déclenché cette révolution culturelle chez les jeunes noirs américains, c’est la seconde guerre mondiale, lorsque des soldats noirs comme lui
ont été arrachés à leurs métairies et à leurs ghettos et projetés de l’autre côté de l’océan pour combattre des blancs et des jaunes au nom de la liberté, de la démocratie et de l’égalité. La guerre leur a ouvert de nouveaux horizons. De nombreux noirs américains se sont éveillés pour la première fois dans les ruines de Berlin, les cafés de Tokyo, les maisons des Français ou des Italiens. Membres d’une armée victorieuse, ils ont trouvé pour la première fois respect et considération - mais de la part de l’ancien ennemi !
La révolution de l’Amérique noire, suggère-t-il, est née non seulement de l’oppression, mais aussi de l’élargissement des perspectives et de la libération de l’imagination qui découlaient du déplacement et de l’exil. Seule une « transformation radicale de la société blanche environnante elle-même », concluait-il, pouvait répondre aux exigences d’égalité de la révolution « dans tous les domaines — politique, économique, social et psychologique ». Comme Baldwin, qui dressait un portrait similaire de l’ère du Black Power dans son essai Chassés de la lumière (1972), Smith prédisait que l’Amérique blanche ferait tout ce qui était en son pouvoir pour résister à une telle transformation.
LA LIBÉRATION PAR L’EXIL
Avant sa mort en 1974, Smith a proposé un roman qu’il a appelé Man Without a Country, qui (selon sa veuve, Ira Gardner-Smith) racontait l’histoire « d’un Américain noir qui vit en France, qui a aussi vécu en Afrique, et qui à cause de ces trois continents — qui font tous partie de lui — cesse d’appartenir à un endroit quelconque ». Il n’a pas trouvé d’éditeur. Mais dans Last of the Conquerors,The Stone Face et Return to Black America, Smith nous a laissé une trilogie extraordinaire sur la libération d’un écrivain noir par l’exil en Europe, et sur le prix à payer. « Le Noir peut vivre en paix avec son environnement à Copenhague ou à Paris beaucoup plus qu’à New York, sans parler de Birmingham ou de Jackson », écrit-il.
Mais il lui était parfois plus difficile de vivre en paix avec lui-même. L’homme noir qui a établi son foyer en Europe paie un lourd tribut. Il le paie en s’arrachant douloureusement à son passé. Il le paie en culpabilité. Il le paie, enfin, par une sorte de déracinement : car, sérieusement, qui étaient tous ces gens bizarres qui parlaient le néerlandais, le danois, l’italien, l’allemand, l’espagnol, le français ? Que savaient-ils de la longue, amère et bientôt triomphante odyssée de la peau noire ? Quelle que soit la durée de son séjour en Europe, l’homme noir dérivait dans ces sociétés comme un“ éternel étranger” parmi d’éternels inconnus.
Pourtant, l’étranger n’a pas regretté son voyage. Comme il l’a écrit dans ses mémoires non publiées, « Through Dark Eyes », « ce déracinement a ses inconvénients, mais il a aussi un avantage : il donne une certaine perspective ». La perspective de Smith — un humanisme radical à la fois passionné et sage, sensible à la différence, mais attaché à l’universalisme, antiraciste, mais opposé au tribalisme, désenchanté, mais rebelle et plein d’espoir — semble se faire dangereusement rare de nos jours. Il est temps que ses livres soient réimprimés et que William Gardner Smith soit rapatrié dans le seul pays où il a trouvé un foyer durable : la république des lettres.
Dans les monts d’Algérie, sa race renaîtra : Le vent a dit le nom d’un nouveau Jugurtha… Du second Jugurtha de ces peuples ardents, Les premiers jours fuyaient à peine à l’Occident, Quand devant ses parents, fantôme terrifiant, L’ombre de Jugurtha, penchée sur leur enfant, Se mit à raconter sa vie et son malheur : ‘’O patrie ! O la terre où brilla ma valeur !’’ Et la voix se perdait dans les soupirs du vent. ‘’Rome, cet antre impur, ramassis de brigands, Echappée dès l’abord de ses murs qu’elle bouscule, Rome la scélérate, entre ses tentacules Etouffait ses voisins et, à la fin, sur tout Etendait son empire ! Bien souvent, sous le joug
On pliait. Quelquefois, les peuples révoltés Rivalisaient d’ardeur et, pour la liberté, Versaient leur sang. En vain ! Rome, que rien n’arrête, Savait exterminer ceux qui lui tenaient tête !….’’
Dans les monts d’Algérie, sa race renaîtra :Le vent a dit le nom d’un nouveau Jugurtha… ‘’De cette Rome, enfant, j’avais cru l’âme pure. Quand je pus discerner un peu mieux sa figure, A son flanc souverain, je vie la plaie profonde !… La soif sacrée de l’or coulait, venin immonde, Répandu dans son sang, dans son corps tout couvert D’armes ! Et une putain régnait sur l’Univers ! A cette reine, moi, j’ai déclaré la guerre, J’ai défié les Romains sous qui tremblait la terre !….’’
Dans les monts d’Algérie, sa race renaîtra : Le vent a dit le nom d’un nouveau Jugurtha… ‘’Lorsque dans les conseils du roi de Numidie, Rome s’insinua, et, par ses perfidies, Allait nous enchaîner, j’aperçus le danger Et décidai de faire échouer ses projets, Sachant bien qu’elle plaie torturait ses entrailles ! O peuple de héros ! O gloire des batailles ! Rome, reine du monde et qui semait la mort, Se traînait à mes pieds, se vautrait, ivre d’or ! Ah, oui ! Nous avons ri de Rome la Goulue ! D’un certain Jugurtha on parlait tant et plus, Auquel nul, en effet, n’aurait pu résister !’’
Dans les monts d’Algérie, sa race renaîtra : Le vent a dit le nom d’un nouveau Jugurtha… ‘’Mandé par les Romains, jusque dans leur Cité, Moi, Numide, j’entrai ! Bravant son front royal, J’envoyai une gifle à ses troupes vénales !… Ce peuple enfin reprit ses armes délaissées : Je levai mon épée. Sans l’espoir insensé De triompher. Mais Rome était mise à l’épreuve ! Aux légions j’opposai mes rochers et mes fleuves. Les Romains en Libye se battent dans les sables. Ils doivent prendre ailleurs des forts presqu’imprenables : De leur sang, hébétés, ils voient rougir nos champs, Vingt fois, sans concevoir pareil acharnement !’’
Dans les monts d’Algérie, sa race renaîtra : Le vent a dit le nom d’un nouveau Jugurtha… ‘’Qui sait si je n’aurai remporté la victoire ? Mais ce fourbe Bocchus… Et voilà mon histoire. J’ai quitté sans regrets ma cour et mon royaume : Le souffle du rebelle était au front de Rome ! Mais la France aujourd’hui règne sur l’Algérie !… A son destin funeste arrachant la patrie. Venge-nous, mon enfant ! Aux urnes, foule esclave !… Que revive en vos coeur ardent des braves !… Chassez l’envahisseur ! Par l’épée de vos pères, Par mon nom, de son sang abreuvez notre terre !… O que de l’Algérie surgissent cent lions, Déchirant sous leurs crocs vengeurs les bataillons ! Que le ciel t’aide, enfant ! Et grandis vite en âge ! Trop longtemps le Français a souillé nos rivages !…’’ Et l’enfant en riant jouait avec un glaive !…
II. Napoléon ! Hélas ! On a brisé le rêve Du second Jugurtha qui languit dans les chaînes… Alors, dans l’ombre, on, voit comme une forme humaine, Dont la bouche apaisée laisse tomber ces mots : ‘’Ne pleure plus, mon fils ! Cède au Dieu nouveau ! Voici des jours meilleurs ! Pardonné par la France, Acceptant à la fin sa généreuse alliance, Tu verras l’Algérie prospérer sous sa loi… Grand d’une terre immense, prêtre de notre droit, Conserve, avec la foi, le souvenir chéri Du nom de Jugurtha !…N’oublie jamais son sort : III. Car je suis le génie des rives d’Algérie !…
Le général Paul Aussaresses a été condamné, vendredi 25 janvier 2002, à 7 500 € d’amende par la 17e chambre correctionnelle de Paris, pour « apologie de crimes de guerre », après la publication, le 3 mai 2001, de son ouvrage, Services spéciaux, Algérie, 1955-1957. Les éditeurs du général, Olivier Orban, le PDG de Plon, et Xavier de Bartillat, celui de Perrin, ont été condamnés à 15 000 € d’amende chacun.
Communiqué de la LDH
Paris, le 25 janvier 2002,
La LDH se félicite d’un jugement qui reconnaît l’existence de crimes de guerre commis par des militaires durant la guerre d’Algérie. Ce jugement porte aussi condamnation de tous ceux qui considèrent que la torture, les exécutions sommaires et les enlèvements seraient admissibles dans certaines circonstances.
Mais cette décision ne rend pas compte, et ne pouvait rendre compte, de tous les errements qu’a connus cette guerre coloniale faite à un peuple qui réclamait sa liberté. Sans doute, les victimes ne trouveront pas dans cette décision la reconnaissance à laquelle elles ont droit.
La LDH espère que cette décision sera un des premiers pas en direction de la vérité et de la reconnaissance des responsabilités de tous ceux qui ont mené cette sale guerre.
Les motivations du jugement sont sévères.
Après avoir écarté les problèmes de forme, le tribunal, présidé par Catherine Bezio, s’est longuement penché sur l’apologie des crimes de guerre. Un délit de presse, puisque les crimes d’Algérie sont, en l’état actuel du droit français, amnistiés et prescrits. Pour le tribunal, l’apologie du crime de guerre consiste à le présenter « de telle sorte que le lecteur est incité à porter sur ce crime un jugement de valeur favorable, effaçant la réprobation morale qui, de par la loi, s’attache à ce crime ». Que la torture et les exécutions sommaires soient prescrites ou amnistiées importe peu, le délit d’apologie, insiste les juges, « pouvant avoir trait à des crimes réels, passés, ou simplement éventuels ».
Ci-dessous des extraits du jugement :
A deux reprises, dès le début de son récit, Paul AUSSARESSES vient compléter cette présentation de la torture, ainsi qualifiée d’inéluctable, par un commentaire personnel légitimant cette pratique. Ces passages, visés par la citation (p.30 et 31 - p.44 et 45) décrivent, l’un, l’initiation de Paul AUSSARESSES à la torture par les policiers de PHILIPEVILLE, l’autre, la scène où, pour la première fois, le prévenu, lui-même, torture un prisonnier :
Pages 30 et 31 « Les policiers de Philippeville utilisaient donc la torture, comme tous les policiers d’Algérie, et leur hiérarchie le savait. Ces policiers n’étaient ni des bourreaux ni des monstres mais des hommes ordinaires. Des gens dévoués à leur pays, profondément pénétrés du sens du devoir mais livrés à des circonstances exceptionnelles. Je ne tardai du reste pas à me convaincre que ces circonstances expliquaient et justifiaient leurs méthodes. Car pour surprenante qu’elle fût, l’utilisation de cette forme de violence, inacceptable en des temps ordinaires, pouvait devenir inévitable dans une situation qui dépassait les bornes. Les policiers se tenaient à un principe : quand il fallait interroger un homme, qui, même au nom d’un idéal, avait répandu le sang d’un innocent, la torture devenait légitime. »
Pages 44 et 45 « ... Je n’ai pas eu de haine ni de pitié. Il y avait urgence et j’avais sous la main un homme directement impliqué dans un acte terroriste : tous les moyens étaient bons pour le faire parler. C’était les circonstances qui voulaient ça. »
Placés en tête de récit, ces propos exposent une réflexion générale de l’auteur sur la torture [...] Les deux passages en cause justifient, de la même manière, la commission des actes de torture ainsi décrits, dans la mesure où ceux-ci sont présentés non seulement comme inévitables (p.30 « inacceptable en temps ordinaires, [cette forme de violence] pouvait devenir inévitable » - p.44 : « j’ai été conduit à user de moyens contraignants ») mais aussi comme légitimes (p.31 « la torture devenait légitime dans les cas où l’urgence l’imposait » - p.45 : « il y avait urgence[...] tous les moyens étaient bons pour le faire parler. C’était les circonstances qui voulaient ça »).
En dépit des prétentions contraires de Paul AUSSARESSES, cette véritable pétition de principe, posée en exergue de son ouvrage, qui légitime expressément l’usage de la torture et toutes autres exactions permettant l’élimination physique immédiate de l’adversaire, valorise, par avance, l’ensemble des actes perpétrés et décrits dans les pages suivantes du livre ; elle a ainsi, pour effet d’ôter, aux yeux du lecteur, la réprobation morale inhérente à ces actes, - condamnés sans réserve par la communauté internationale dans les textes rappelés ci-dessus.
L’apologie, pour le tribunal, est caractérisée. Non parce que le général n’a pas de regrets, ce qui « ne relève que du domaine de la morale et de la conscience », mais parce que la torture, « qualifiée d’inéluctable », est accompagnée « par un commentaire personnel légitimant cette pratique ».
Paul Aussaresses est par ailleurs « l’acteur d’un passé qu’il ne s’agit plus de juger », mais « ces actes et ces pratiques, bien que hors-la-loi, apparaissent avoir été connus et tolérés par les plus hautes autorités militaires et politiques de l’Etat français, de surcroît jamais sanctionnés, et amnistiés depuis plus de trente ans ».
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Voici les comptes-rendus des audience parus dans Le Monde.
LA TORTURE AU COEUR DES DÉBATS
[Le Monde, 28 novembre 2001]
Le « calvaire » des victimes de la torture, mais aussi celui des soldats « obligés » par leur hiérarchie à torturer pendant la guerre d’Algérie (1954-1962) ont été évoqués, mardi 27 novembre, au procès du général français Paul Aussaresses pour « complicité d’apologie de crimes de guerre ».
Simone de Bollardière
Au deuxième jour du procès de Paul Aussaresses, la veuve du général Jacques de Bollardière, l’un des rares officiers français à avoir dénoncé la torture pendant cette guerre, a raconté « le calvaire » des soldats français « obligés » par leur hiérarchie à pratiquer ces exactions. Tremblante et visiblement émue, Simone de La Bollardière a affirmé qu’ « aujourd’hui encore, ils n’en parlent pas parce qu’ils sont démolis. Il y a un abcès à l’intérieur d’eux, ils n’ont jamais vu de psychologue ».
Elle a ensuite accusé Paul Aussaresses, 83 ans, qui a servi sous les ordres de son mari pendant la guerre d’Indochine (1946-1954), de « se vanter » d’avoir pratiqué la torture, ce que ce dernier a aussitôt nié. Henri Alleg, 80 ans, journaliste et militant communiste arrêté et torturé par les parachutistes durant le conflit, a également été entendu à la demande des parties civiles. Pudique sur le sort qu’il a subi durant un mois dans une villa de la région d’Alger - « électricité, étouffement sous l’eau, coups » -, il a évoqué « les cris » des Algériens qui subissaient le même sort. « C’est ce souvenir, encore plus qu’un autre, qui est resté dans ma mémoire », a-t-il dit. Pédagogue, auteur du célèbre ouvrage La Question, l’un des premiers témoignages sur ces sévices, publié en 1958, M. Alleg a aussi indiqué que la torture était une pratique « institutionnalisée » par l’armée française.
RETOUR SUR L’AFFAIRE AUDIN
Riss - Charlie Hebdo - 5 déc. 2001
M. Alleg et Mme de Bollardière ont encore demandé au général Aussaresses ce qu’il était advenu de Maurice Audin, membre du Parti communiste algérien, disparu depuis 1957, après avoir été arrêté le 11 juin de cette même année à Alger parce que suspecté d’aider le FLN. « Je ne sais pas ce qu’est devenu Maurice Audin », a répété le général Aussaresses, sans convaincre.
Aucune explication officielle n’est donnée sur la disparition de ce père de trois enfants, si ce n’est « son évasion au cours d’un transfert ». Selon le quotidien communiste L’Humanité, Maurice Audin est mort le 21 juin 1957, « à la villa El Biar à Alger, entre les mains d’un tortionnaire, un lieutenant parachutiste de l’armée française, qui l’avait étranglé ». « Le tortionnaire a même été fait commandeur de la Légion d’honneur », affirmait le journal le 4 décembre 1997.
A l’époque des faits, Paul Aussaresses était responsable des renseignements français à Alger, sous les ordres de Jacques Massu.
LE GÉNÉRAL SCHMITT A JUSTIFIÉ L’USAGE DE LA TORTURE EN ALGÉRIE
par Franck Johannès [Le Monde, le 29 novembre 2001]
Plusieurs témoins sont venus, mardi 27 novembre, défendre l’honneur de Paul Aussaresses. Le général Maurice Schmitt a justifié l’usage de la torture en Algérie au nom de « la légitime défense d’une population en danger de mort ». Henri Alleg a, lui, évoqué l’horreur des sévices qu’il a subis après son arrestation, en 1957.
Un quarteron de généraux en retraite bat la semelle devant la 17e chambre correctionnelle de Paris. Ils ont une apparence : courbés, chenus, décorés, à moitié sourds, plein de souvenirs et d’arthrite. Mais, en réalité, ils sont prêts comme au premier jour à défendre l’honneur de la patrie, et de leur camarade Paul Aussaresses, poursuivi pour « complicité d’apologie de crimes de guerre » après son livre sur l’Algérie.
Au deuxième jour du procès, mardi 27 novembre, chacun est venu donner son grain de sel, y compris un copain restaurateur qui connaît bien le général Aussaresses depuis deux ans. Et la torture, qu’on croyait crime de guerre, est désormais une opinion : le général Schmitt, par exemple, est plutôt pour, dans les cas exceptionnels naturellement.
Henri Alleg est, lui, plutôt contre, d’autant qu’il y est passé, et certains de ses amis en sont morts. C’est un petit homme à l’œil vif, de quatre-vingts ans sonnés, qui était directeur d’Alger républicain , un journal vite interdit. Il a été arrêté en juin 1957 chez Maurice Audin, dont on n’a jamais retrouvé le corps, et a été torturé « à l’électricité, par noyade ou plutôt étouffement sous l’eau, avec des torches de papier ». Personne n’ose lui demander d’expliquer. « J’entendais hurler, j’entendais les cris des hommes et des femmes pendant des nuits entières, c’est cela qui est resté dans ma mémoire », a raconté le vieux monsieur, resté un mois dans un « centre de tri ». Il a passé trois ans en prison, a fait sortir feuille à feuille son livre, La Question, avant d’être condamné à huis clos à dix ans de prison pour « atteinte à la sûreté de l’État. Et association de malfaiteurs, ça me fait toujours rire, mais c’est comme ça ».
La guerre d’Algérie, « que l’on présentait comme un combat pour notre civilisation, c’était en fait une guerre contre l’indépendance d’un peuple, menée avec les méthodes des occupants nazis ». Henri Alleg a expliqué que Larbi Ben M’Hidi, tué par Paul Aussaresses, était le Jean Moulin algérien. « Si un général allemand comparaissait aujourd’hui pour dire comment il avait suicidé Jean Moulin, tout le monde se demanderait pourquoi on le juge seulement pour apologie de meurtres alors qu’il en a commis tellement. » Et il a mis en garde les jeunes contre le retour de la torture, « un retour à la barbarie, au nom de la civilisation ou de la lutte contre la barbarie » . Le vieux monsieur a été digne, profond, touchant. Mais il a été communiste, et la salle, assez largement acquise au général Aussaresses, en a frissonné d’indignation. Me Gilbert Collard, pour Paul Aussaresses, a enfoncé le clou en expliquant qu’en 1962 Henri Alleg collaborait à la Pravda : courte manœuvre, tombée à plat, d’autant qu’il avait seulement donné une interview.
Après un défilé, assez uniforme, des compagnons de Paul Aussaresses à travers les âges, l’autre témoin majeur est venu déposer. Le général Maurice Schmitt, soixante et onze ans, est un calibre : saint-cyrien, prisonnier à Dien Bien Phu, lieutenant au troisième régiment de parachutistes coloniaux à Alger en 1957, il a aussi été chef d’état-major des armées de 1987 à 1991, c’est-à-dire le plus haut responsable militaire de son temps. Et le général ne tourne pas autour du pot : « Les membres du FLN, avant d’être des terroristes, étaient des tortionnaires. » Il suggère assez rudement que Louisette Ighilahriz, violée et torturée, a menti et que « tout ceci est une affaire montée ». S’il « n’est pas contestable » qu’il y a eu de la torture en Algérie, c’était « de la légitime défense d’une population en danger de mort ».
Le général Schmitt est d’ailleurs prêt à recommencer : « S’il faut se salir les mains ou accepter la mort d’innocents, a énoncé le militaire, je choisis de me salir les mains au risque de perdre mon âme. » D’ailleurs, « si Moulaï Ali -le responsable d’un réseau de poseurs de bombes- n’avait pas parlé, je l’aurais fait parler. Il y a des cas limites ou vous avez le choix entre la mort d’une centaine d’innocents et un coupable avéré ». Maurice Schmitt est lui-même accusé d’avoir torturé la jeune Malika Koriche (Le Monde du 29 juin), mais la question lui a été à peine posée et n’intéresse guère le tribunal. Pourtant, a relevé Me Henri Leclerc pour la Ligue des droits de l’homme, le général Massu lui-même s’est interrogé sur la nécessité de la torture. « Massu aurait dû se poser la question quand il était à la tête de la dixième division parachutiste », a répondu rudement le général.
La substitut a réclamé 100 000 francs d’amende pour chacun des prévenus, le général Aussaresses et ses éditeurs. Le jugement sera prononcé le 25 janvier.
Né à Paris le 26 mars 1928, d’origine juive polonaise, Elie Kagan a échappé de peu aux rafles antisémites. Autodidacte, passionné par le monde social et politique, Elie Kagan photographie en France jusqu’à son décès en janvier 1999, quantité d’évènements à résonance politique, syndicale, sociale ou économique, mais aussi dans l’Algérie nouvellement indépendante. Il se qualifie lui même de reporter engagé, tiers – mondiste sentimental : il sera un photographe libre, archiviste de tous les mouvements contestataires.
La carrière photographique d’Elie Kagan a été profondément marquée par la nuit du 17 octobre 1961. Il est un des rares photographes à avoir pu fixer par l’image les violences policières perpétrées à l’encontre des Algériens lors d’une manifestation pacifique organisée par la Fédération de France du Front de Libération Nationale (FLN). Afin de dénoncer pacifiquement le couvre-feu ordonnant aux seuls Français musulmans d’ Algérie (FMA) « de s’abstenir de circuler la nuit dans les rues de Paris et de la banlieue et plus particulièrement de 20:30 à 05:30 du matin », instauré le 5 octobre par Maurice Papon, alors préfet de police de Paris, et par Roger Frey ministre de l’Intérieur, des milliers d’Algériens quittèrent leurs domiciles, en habits du dimanche afin de témoigner de leur dignité, bravant le couvre feu qui leur était imposé, pour protester contre l’arbitraire et l’injustice. La répression par les forces policières fut féroce et sanglante et dégénéra en véritables ratonnades. Le récit en images et oral d’ « Elie Kagan, le témoin » rapporté par Jean-Luc Einaudi marque le début de la carrière d’un photo-reporter engagé tout en posant la question de la valeur d’une photographie comme témoignage, comme trace probante d’évènements longtemps niés.
Elie Kagan a 33 ans en 1961, sa vocation de photographe a été tardive et jusqu’à présent, il a plutôt l’habitude de photographier des célébrités, ce qui lui permet de gagner facilement sa vie. Mais il est politiquement pour l’Algérie indépendante et se sent solidaire du peuple algérien, ayant lui même subi le racisme en tant que juif. Prévenu par des connaissances, semble-t-il militants du FLN, des lieux de la manifestation, il se trouve sur le boulevard Bonne Nouvelle lorsque la police commence à attaquer. Il monte sur son scooter Vespa et se dirige vers la Place de la Concorde où il voit des Algériens plaqués mains au mur et des policiers armés de mitraillettes. Il a peur de prendre des photos, de se faire frapper et que l’on saisisse sa pellicule. Il gare son scooter et descend dans la station de métro Concorde. Sur le quai les Algériens sont parqués, mains en l’air : il décide de prendre sa première photo.
Il monte à bord de la rame jusqu’à la station suivante et revient vers Concorde par la rame inverse : il a le temps de faire 3 photos et part sans avoir été repéré vers la station Solferino. De retour à Concorde pour récupérer son scooter, il croise le journaliste René Dazy et vont ensemble jusqu’au Pont de Neuilly. Ils se séparent, Dazy devant écrire en urgence son papier pour son journal Libération (celui d’E. Astier de la Vigerie).
Kagan photographie les Algériens que l’on fait monter dans les bus réquisitionnés de la RATP et il doit se débarrasser de sa pellicule avant d’être interpellé par la police. Après la fouille, il la récupère et enfourche son Vespa vers Nanterre où il a entendu dire que des coups de feu ont été tirés. Il y voit des morts et des blessés, et malgré le danger, sort son 6/6 et son flash : curieusement et malgré leurs invectives, les policiers le laissent faire. Avec l’aide d’un journaliste américain, qui lui reproche de faire des photos au lieu d’agir, Kagan amène un blessé à l’Hôpital de Nanterre. La Préfecture de police publie un communiqué de presse faisant état de 2 morts lors de « tirs échangés » entre la police et les manifestants algériens « contraints de participer à la manifestation sous la menace du FLN ». Malgré les efforts de quelques parlementaires, le gouvernement empêche la création d’une commission d’enquête. Aucune des plaintes déposées n’aboutira. Les 2 morts officiels ont été tués au Pont de Neuilly : Elie Kagan a donc vu et photographié des morts qui n’existent pas. Les pouvoirs publics ont maintenu pendant presque 40 ans ces allégations, sans aucune crédibilité. Il faudra attendre les procès de Maurice Papon, pour que deux enquêtes soient commanditées par l’Etat, en 1998 et 1999. Mais on ne connaît toujours pas le nombre exact des Algériens qui ont succombé sous les coups de la police. Selon les sources, ils ont été des dizaines ou des centaines, mais il est bien avéré que certains d’entre eux furent jetés dans la Seine, et que plus de 11 000 furent interpellés.
Les images d’Elie Kagan sont souvent considérées comme les seules traces des violences du 17 octobre 1961. Nombreux avaient été les journalistes à couvrir la manifestation, mais la censure de la presse en vigueur pendant la guerre incitant à la prudence, c’est le point de vue officiel que reflète la presse quotidienne le 18 au matin. Dès le 19, les journaux de gauche publient certes une version plus détaillée des évènements, mais avec souvent des ambiguïtés. De nombreux journalistes se rendent dans les bidonvilles de la banlieue parisienne et y découvrent les signes de la violence policière habituelle. Le numéro de Témoignage chrétien daté du 27 octobre consacrera un dossier complet au massacre des Algériens, avec un éditorial d’Hervé Bourges et le témoignage et les photos d’Élie Kagan. Mais dans l’ensemble, la presse populaire, le Parisien libéré, L’Aurore, Paris Match tend à transformer les victimes en agresseurs et de faire du FLN le responsable des violences, et les médias reproduisent ainsi peu ou prou la version officielle à laquelle va adhérer tout naturellement la majorité de la population française.
Elie Kagan a été terriblement choqué du peu de marques de solidarité du peuple français cette nuit là, y compris des « représentants de la classe ouvrière », excédé par les multiples saisies et censures le camouflage et l’occultation par l’Etat des faits dont il a été le témoin clé, il ne cessera par la suite de dénoncer toute marque de racisme et de participer activement à toutes les manifestations contre l’oubli de ce massacre. Le 20 octobre, le FLN appelle les femmes algériennes à manifester avec leurs enfants pour réclamer la libération des emprisonnés. Kagan, bien sûr, les accompagne et les photographie devant les prisons de la Santé et de la Roquette.
Il couvrira dans la foulée la manifestation des intellectuels le 1er novembre 1961 à l’appel du PSU et qui ne sera guère suivie.
Il suivra aussi la manifestation du 8 février 1962 contre l’OAS à l’appel du PCF et de plusieurs organisations de gauche (manifestation interdite en raison de l’Etat d’urgence décrété depuis avril 1961), et celle du 13 février lors des obsèques des huit morts du métro Charonne, victimes eux aussi de la répression policière de M. Papon, mais qui ne sont pas des FAM. Cette fois, le peuple se mobilisera largement mais cette mobilisation participera paradoxalement à l’oubli des évènements tragiques et pourtant récents du 17 octobre. Elie Kagan partira également en 1963 dans l’Algérie nouvellement indépendante : mandaté par la revue Révolution Africaine, il sillonnera l’ensemble du territoire national toute une année.
Les photographies d’Elie Kagan ont contribué largement à l’établissement de la prise de responsabilité de l’Etat. Selon Vincent Lemire et Yann Potin :
« Après une longue période de dénégation, l’inauguration sur le pont Saint-Michel d’une plaque officielle – mais municipale –par Bertrand Delanoë le 17 octobre 2001, loin d’apaiser les polémiques en fut au contraire le catalyseur. Elle contribua surtout à déplacer le débat : jusqu’alors le conflit portait sur la reconnaissance de l’authenticité du massacre, et l’occultation prolongée des événements conférait aux photographies illustratives d’Élie Kagan – une quarantaine de clichés réalisés la nuit même du 17 octobre – une fonction probatoire. Désormais, la controverse porte d’avantage sur la dénomination (« sanglante répression » ou « crime d’État ») et donc sur les responsabilités policières et/ou politiques du massacre.».
Les photographies sur les journées d’octobre 1961 réalisées par Elie Kagan permettent non seulement d’étudier sa pratique de photojournaliste mais aussi de déterminer l’ordre d’un récit à partir du déroulement des reportages et des différentes marques du travail du photographe.
Salsa était une petite chrétienne à l’époque où les tipasiens adoraient encore des idoles. Elle est considérée comme l’une des martyres du début de cette religion. Deux manuscrits relatant La passion de sainte Salsa avait été retrouvés en 1891, écrits par un habitant de Tipasa quelques années après le martyre de Salsa.
Les faits remontent au début du quatrième siècle, alors que les chrétiens étaient encore peu nombreux dans la ville de Tipasa. Les cultes païens, bien que privés d’appui officiel, se poursuivaient, notamment sous la forme de l’adoration par la foule d’un serpent de bronze, le dieu Draco, et de pratiques fanatiques qui rappellent celles du culte de Cybèle et d’Attis, selon Stéphane Gsell.
Ce serpent qu’on décrit fait de bronze et d’or et dont les yeux brillants seraient des pierres précieuses, se trouvait dans un temple élevé sur une colline de rochers dominant la ville et baignant dans les flots sa base rocheuse. Ce lieu avait été consacré dès les temps les plus reculés au culte des faux dieux, d’où son appellation de colline des Temples. Il abritait aussi une vaste nécropole de sépultures serrées les unes contre les autres.
Un jour, Salsa, une jeune fille âgée de 14 ans déjà convertie au christianisme, a été emmenée par ses parents païens à ce lieu de culte. Tremblante et frémissante à la vue de pratiques qu’elle trouvait écœurantes, sa colère fini par éclater : «Ah ! malheureux parents, dit-elle, malheureux concitoyens, le démon vous trompe encore une fois ! Que faites-vous ? où courez-vous ? à quoi pensez-vous ? Dans quels précipices vous a poussés le tortueux serpent ! Ne voyez-vous point sous quel joug vous courbez vos têtes ? Cette bête que vous adorez, malheureux, n’est qu’un airain fondu. L’argile lui a servi de modèle, le plâtre l’a remplie, le marteau l’a façonnée, la lime l’a polie, finalement c’est la main d’un homme qui, guidée par l’esprit du mal, a fait votre dieu. Qu’il vous rende donc quelque oracle au milieu de tout ce tumulte ! Écoutons ce que pourra dire ce dragon qui trompe d’ordinaire et n’ouvre la bouche que pour dire le mal. Il n’y a qu’un Dieu que nous devions prier et adorer sur les autels, celui qui a fait le ciel, établi les fondements de la terre, creusé le bassin des mers, trouvé la lumière, créé les animaux, disposé les éléments, ordonné les saisons, distribué les divers ordres de la nature et façonné l’homme pour qu’il s’applique toujours aux choses divines. Il faut, dis-je, adorer ce Dieu qui n’a pas eu de commencement et qui n’aura pas de fin. Ce que vous adorez, ce ne sont pas des dieux, car si vous ne veillez sur eux, ils ne sont pas capables de se défendre eux-mêmes. Retirez-vous, calmez votre fureur insensée, mettez fin à vos cruautés, que votre frénésie s’apaise. Laissez-moi lutter avec votre dragon, et s’il est plus fort que moi, tenez-le pour dieu, mais si je l’emporte sur lui, reconnaissez qu’il n’est pas dieu, abandonnez les sentiers de l’erreur, convertissez-vous et rendez au vrai Dieu votre culte et vos adorations. »
Les païens la regardaient comme une folle et n’y prêtèrent pas plus d’importance. Salsa, profitant de leur ivresse, fit une dernière prière et s’introduisit courageusement dans le temple pour détruire le faux dieu. Elle enleva au dragon sa tête et l’envoya rouler à travers les rochers jusque dans la mer, sans être vue de personne. Elle retournera au sanctuaire «avec l’intention de jeter dans les flots le corps même de l’idole. Elle y réussit, mais la statue de bronze fit en tombant un tel bruit que les gardiens accoururent ». La foule réveillée de son ivresse s’empara de la jeune fille. « Lapidée, percée de coup d’épées, piétinée, mise en pièces, elle fut enfin jetée à la mer, afin que son corps restât sans sépulture », écrit Stéphane Gsell et de poursuivre plus loin «Presque à ce moment, un certain Saturninus, venant de Gaule, y jetait l’ancre par un temps calme. Mais tout à coup une tempête violente s’éleva et fit courir au vaisseau les plus grands dangers. Pendant que Saturninus dormait, il reçut en songe l’ordre de recueillir le corps de la martyre qui se trouvait sous son vaisseau, et de lui donner sépulture : sinon il périrait. »
Le marin n’exécuta l’ordre que tardivement, alors que la tempête redoublait de violence et que son rêve se répéta par deux fois encore. Il plongea dans l’eau et ramena le corps de Salsa. Aussitôt, la mer s’apaisa et les vents tombèrent.
La jeune martyre du début du christianisme, fut transportée par les adeptes de la nouvelle religion dans un cortège funèbre, vers la colline des Temples où une chapelle, et bien plus tard, une basilique sera élevée avec les pierres de l’ancien temple païen pour devenir le sanctuaire de la sainte Salsa.
Un sarcophage en marbre de très belle qualité, mais entièrement brisé, a été retrouvé, devant la place qu’occupait l’autel de la basilique, avec le caisson funéraire de Fabia Salsa, sans doute aïeule de la petite martyre. Découverte par Stéphane Gsell et l’abbé Grandidier, la basilique de Sainte Salsa était ornée de mosaïques dont il ne reste à peu près plus rien de nos jours.
Sur la sépulture de la sainte Salsa, une inscription confirmait son existence : « au lieu où brille le saint autel, repose la martyre Salsa, toujours plus douce que le nectar, qui a mérité d’habiter toujours au Ciel, en pleine béatitude ».
Synthèse : Khadija T.
Sources :
Stéphane Gsell, « Recherches archéologiques en Algérie », Ernest Leroux, 1893.
Toutain Jules, «Fouilles de M. Gsell à Tipasa : Basilique de Sainte Salsa » In: Mélanges d’archéologie et d’histoire, tome 11, 1891.
« Les Martyrs » Recueil de pièces authentiques sur les martyrs depuis les origines du christianisme jusqu’au XX° siècle en 15 volumes. Traduites et publiées par le R. P. Dom H. LECLERCQ, Moine bénédictin de Saint-Michel de Farnborough, de 1903 à 1924.
Le rabbin israélo-marocain Yoshiyahu Yosef Pinto a été condamné pour corruption. D. R.
Par Kamel M. – Si du côté américain, on sait que Jared Kushner a été l’architecte de la normalisation du Maroc avec Israël et qu’à Tel-Aviv le Sépharade d’origine marocaine et néanmoins ex-conseiller à la Sécurité, Meir Ben-Shabbat, en fut un des acteurs principaux, peu connaissent Yoshiyahu Yosef Pinto qui a, sans doute, joué le rôle le plus important dans cette opération. C’est ce que nous apprend le site spécialisé américain Foreign Policy, selon lequel le Maroc a «placé une figure particulière à la pointe de son offensive de charme à l’étranger», c’est-à-dire ce rabbin israélo-marocain.
«Avant sa récente nomination en tant qu’autorité rabbinique en chef qui supervise la cacherout au Maroc – les lois diététiques qui qualifient les aliments de casher –, Pinto a été condamné en Israël pour tentative de corruption, entraînant une peine d’un an de prison», relève Foreign Policy, qui précise que ce dernier «maintient une présence relativement active sur les réseaux sociaux, où il affiche un mélange de messages allant des instantanés dans un jet privé aux séances de photos avec des politiciens et des diplomates».
«L’élévation de Pinto de condamné à chef rabbinique sans aucune contribution de la communauté juive marocaine reflète la nature isolée de la prise de décision au Maroc, y compris en matière de politique étrangère», souligne le magazine américain édité par The Washington Post, qui fait parler un diplomate marocain, selon lequel, «jusqu’à il y a quelques années, les décisions de politique étrangère étaient le résultat d’un groupe collégial de conseillers qui donneraient leurs recommandations au roi Mohammed VI». «De nombreux hauts fonctionnaires qui avaient autrefois l’oreille du roi ont maintenant été expulsés, ce qui a entraîné une chambre d’écho qui a laissé de nombreux anciens diplomates démoralisés et préoccupés par le fait que le Maroc s’engage sur une voie de politique étrangère inquiétante», souligne le média spécialisé.
Ces informations confirment l’influence qu’exerce la communauté pro-sioniste qui dirige le Maroc derrière le rideau, en mettant en avant un monarque inapte à diriger le pays et, au fond, exécré par l’écrasante majorité de Marocains. L’hostilité séculaire du Makhzen à l’égard de l’Algérie est entretenue par un lobby sioniste omnipotent, conduit par André Azoulay qui a tissé sa toile au-delà des frontières marocaines, allant des Etats-Unis jusqu’en France, en passant par l’Etat hébreu auquel il est soumis. Cette minorité puissante, qui a phagocyté le régime marocain, a été impatronisée dès les années 1920 par le maréchal Hubert Lyautey, premier résident général du protectorat français au Maroc et dont la statue trône impérialement au cœur de Casablanca.
Aujourd’hui, les Marocains ont besoin de s’affranchir de la double inféodation à l’entité sioniste et à la famille régnante prédatrice qui en est l’ignominieuse émanation. De nombreuses personnalités politiques et religieuses marocaines ont mis en garde leurs concitoyens sur les véritables enjeux de la normalisation qui fait du Maroc une «colonie israélienne».
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